Entrée sur site http://bien.vieillir.perso.neuf.fr/ en octobre 2015 

 

 

  QUI NOUS FERA VOIR LE BONHEUR ?

 

 Christophe ANDRÉ et Martin STEFFENS, Éditions Le Passeur, 2014.

 

Introduction

 

Nous avons déjà publié plusieurs articles issus des œuvres de Christophe André :

 

André Christophe, Vivre heureux. Psychologie du bonheur (ouvrage, 2003)

 

André Christophe et Françoise Lelord,  L’estime de soi, s’aimer. Pour mieux vivre avec les autres ( ouvrage,1999)

 

André Christophe, Les états d’âme : Un apprentissage de la sérénité. Régulation des états d’âme. La vie en pleine conscience ( ouvrage, 2009)

 

André Christophe , Thomas d’Ansembourg, Isabelle Filliozat, Eric Lambin, Jacques Leconte, Mathieu Ricard, sous la coordination de Ilios Kotsou et de Caroline Lesire ( ouvrage, 2011)

Psychologie positive : le bonheur dans tous ses états.

 

    Cet article-ci est une reproduction des pages 17 – 27 et 32 – 35 de l'ouvrage cité en titre, la contribution est de Christophe André.

 

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Page 17 à 27

 


Pourquoi le bonheur ?

 

Il s'agit, avant tout et évidemment, d'un intérêt d'être humain : comme l'ont depuis longtemps noté les philosophes, tous les humains sont concernés par le bonheur, tous les hommes aspirent à être heureux, aussi heureux que possible.
Pour moi, le bonheur a longtemps représenté un mystère : dans la famille dans laquelle j'ai grandi, il n'était pas une priorité ; la priorité c'était de faire face aux aléas de l'existence, de ne pas retomber dans la pauvreté où mes parents avaient grandi. Je ne les ai que rarement vus heureux, ou cherchant à l'être. Je les ai souvent vus, en revanche, tout faire pour assurer notre sécurité matérielle. C'était sans doute chose courante dans les familles modestes et pour cette génération qui avait connu la guerre dans son enfance. Mais c'était mon horizon. Il ne s'est découvert et éclairci pour moi que lorsque j'ai quitté ma famille pour suivre mes études de médecine à Toulouse : là, au cours des moments de vie et de colocation dans de grands appartements partagés avec des amis étudiants, j'ai découvert à travers eux ce que pouvait être l'insouciance, le plaisir de profiter du présent,
de vivre de pas grand-chose mais joyeusement. J'ai eu du mal au début, mais j'ai senti qu'il y avait là quelque chose qui ne relevait pas de la folie mais de la sagesse. C'est durant ces années que j'ai décidé de m'orienter, une fois ma médecine terminée, vers la psychiatrie.

 

 

Car mon intérêt pour le bonheur est aussi un intérêt professionnel. Au début,
ce qui me passionnait en psychiatrie, c'était ce que nous appelons des « troubles émotionnels », c’est-à-dire des difficultés de nature anxieuse ou dépressive,
qui peuvent aboutir à des maladies comme la dépression, des phobies, des attaques de panique et à toutes formes d'anxiété entraînant des problèmes chroniques ou récurrents. Très tôt, j'ai été frappé par la nécessité d'aider les personnes que nous soignions à prendre en compte leur bonheur. Au fond, lorsque quelqu'un est dans un état dépressif sévère, nous arrivons le plus souvent à le guérir. Mais après ? Autrefois, on disait à ces patients : « Oubliez, n'y pensez plus ; voilà, c'est du passé, maintenant  tournez-vous vers la vie, savourez la vie et tout cela ne reviendra pas. » Malheureusement ça revenait : « ça »
c'est-à-dire la maladie dépressive ou anxieuse revient régulièrement, si on ne fait rien, si on se remet à vivre comme avant d'être malade. Alors, nous autres médecins tenons aujourd'hui un discours différent. Car nous savons qu'en l'absence de soins de suite, après un épisode dépressif, si on ne maintient pas les médicaments assez longtemps, ou si on ne s'engage pas dans une psychothérapie assez efficace, ou si on ne fait pas certains efforts pour changer son style de vie, ou ces trois choses à la fois, alors,
la dépression revient, les crises d'angoisse reviennent, et le patient souffre et s’effondre à nouveau. Aujourd'hui, et depuis près de vingt-cinq ans, je suis médecin psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris, et mon métier consiste à aider les personnes vulnérables, avec des risques importants de rechutes dépressives ou anxieuses, à modifier leur vision du monde et leur style de vie pour devenir plus solides et plus stables émotionnellement. Parmi les outils que j'utilise, il y a l'amélioration de l'estime de soi, la régulation des émotions, la méditation, et bien sûr le travail sur le bonheur.

 

Psychiatrie et psychologie positive

 

Mais peut-être vous semble-t-il bizarre que je vous parle, lors d'un débat consacré au bonheur, de la souffrance et de la maladie ? Pourtant, il me semble que c'est bien comme cela que ça se passe dans nos vies. La nécessité du bonheur n'est jamais aussi vive, n'est jamais aussi forte que lorsqu'on souffre, lorsqu'on a souffert ou lorsqu'on voit d'autres personnes souffrir. Quand on est soignant, on n'a guère envie d'ironiser sur le bonheur, ou de le dévaloriser : nos patients en manquent trop, ou en ont trop besoin. Et nous sentons bien qu'il nous est nécessaire d'être heureux pour bien soigner sans nous épuiser, sans nous user, sans nous abîmer : c'est le bonheur qui donne aux soignants la force de la compassion. Sans lui, face aux souffrances de nos patients, notre empathie s'émousserait et nous ferait souffrir.

Pour en revenir à ce que je vous disais à l'instant, nous avons donc, nous les psychiatres, modifié notre discours adressé aux patients fragiles. Ce n'est plus « oubliez et n'y pensez plus », mais « vivez différemment, prenez le temps de réfléchir pour voir comment rendre votre vie plus heureuse, comment considérer de manière plus sérieuse tout ce qui peut vous donner un peu plus de bonheur ». Le bonheur, ou du moins davantage de bonheur, comme outil de prévention,
en quelque sorte. Pas une garantie absolue de ne jamais rechuter, mais une chance augmentée de rester en bonne forme plus longtemps.

Aussi sommes-nous de plus en plus nombreux psychologues, psychothérapeutes, psychiatres à nous être engagés dans un mouvement de réflexion qui parcourt nos disciplines depuis de longues années maintenant(1).
Son objectif est d'étudier les moyens que nous avons d'apprendre à nos patients à se rendre un peu plus heureux qu'ils n'auraient pu l'être spontanément. Ce mouvement s'appelle « psychologie positive » et nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir.

Les études conduites sur ce qui influence notre bien-être montrent le plus souvent que nos aptitudes au bonheur dépendent de divers facteurs, dont certains ne sont plus à notre portée car ils sont, par exemple, d'ordre génétique. Il y a, en matière d'aptitude au bonheur, les mêmes inégalités que dans tous les autres domaines composant un être humain (mais ces inégalités de départ sont heureusement largement rattrapables). D'autres influences tiennent à notre passé, à ce qu'il a été,
à la manière dont nous avons vu vivre nos parents, à celle dont ils nous ont aimés, élevés, aux événements que nous avons vécus ; tout cela pèse énormément sur nos aptitudes à être heureux par la suite. Toute cette partie, liée à la génétique ou au passé, il est bien sûr difficile d'y revenir, de la réécrire, de la modifier. En revanche, l'autre moitié de nos aptitudes à être heureux dépend du présent, des circonstances qui nous entourent, et de certains efforts de notre part. Ce sont précisément ces efforts-là qui m'ont intrigué, très tôt. Et d'abord, comme je vous le disais, à titre personnel, parce que, en tant qu'humain, je m'intéresse beaucoup au bonheur et que je n'ai jamais fait partie des personnes douées pour celui-ci.

 

Les surdoués du bonheur

 

En effet, il y a des gens doués pour le bonheur, il y a même des surdoués !
J'en connais plusieurs, qui ne font par définition pas partie de mes patients,
mais que la vie m'a donné la chance de pouvoir croiser ou côtoyer. Ainsi, mon beau-père, par exemple, est un surdoué du bonheur. Je l'aime beaucoup de manière générale, mais, par ailleurs, je l'admire grandement pour cette dimension de sa personnalité ; il me fascine, et j'ai un plaisir extrême à l'observer vivre. Pour vous faire comprendre jusqu'où peut aller chez lui cette aptitude, je vais vous raconter la perle de la collection d'histoires incroyables qui le concernent, la plus fabuleuse.
Je vais vous la faire partager parce que c'est quand même un « truc » extraordinaire.

Mon beau-père habite au Pays basque, avec ma belle-mère, dans une grande maison assez isolée au cœur de la campagne, face aux montagnes. Il y a quelques années, ma belle-mère était partie en pèlerinage, je ne sais où en Italie, elle l'avait laissé seul pendant une semaine. En se déplaçant pour aller dans son jardin,
il tomba assez violemment dans des escaliers en pierre et s'ouvrit le crâne sur vingt bons centimètres. Il s'assomma, et se réveilla au bout d'un quart d'heure, baignant dans son sang
vous savez que les plaies au cuir chevelu saignent énormément.
Il eut à peine la force de ramper jusqu'au téléphone, d'appeler les secours, puis il s'évanouit. Le Samu arriva. Au vu de son état, on décida de l'évacuer en hélicoptère. On l'amena alors à l'hôpital de Bayonne, on le soigna, puis tout alla bien ou à peu près bien. L'histoire médicale était terminée, mais le plus intéressant commençait. Le soir, à la maison, nous reçûmes un coup de téléphone : c'était mon beau-père. Ravi de tomber sur moi, il s'exclama : « Ah ! Christophe, je viens de vivre une journée extraordinaire ! Oui, extraordinaire ! J'ai survolé le Pays basque en hélicoptère, c'était magnifique. Puis je suis arrivé dans un hôpital où tout le monde a été très gentil, m'a très bien accueilli, les infirmières étaient charmantes et compétentes, les médecins de même. Et là, je suis tranquillement installé dans une chambre, au calme. » Je lui demandai : « Mais, Pierre, où êtes vous ? Que s'est-il passé exactement ? Et lui de me répondre : « J'ai eu un petit accident, mais tout est réglé maintenant, et toute cette aventure aura vraiment été quelque chose d'incroyable. » Toute la vie de mon beau-père est construite de cette façon, toute sa vision du monde est organisée comme cela : quand il lui arrive quelque chose, quoi que ce soit, il est capable d'en extraire ce qu'il y a d'agréable, d'admirable, d'extraordinaire, tout ce qu'on voudra de positif et d'intéressant. Lui, c'est vraiment un surdoué du bonheur ! Il m'intéresse beaucoup comme objet d'étude et d'observation, mais quand je lui en parle, quand j'essaie de discuter avec lui de ses secrets, de sa méthode, il me dit qu'il ne fait aucun effort, que c'est comme ça,
que la vie est tellement belle qu'il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour être heureux,
que Dieu nous a voulus heureux... C'est un homme très pieux, qui va régulièrement chez les bénédictins d'un monastère voisin faire des retraites et prier. Il se sent porté par sa foi, mais je pense aussi, sans vouloir diminuer le rôle de cette dernière, qu'il est psychologiquement équipé de cette façon.

 

Et lorsqu'on n'est pas un surdoué du bonheur ?

 

Malheureusement, nous ne sommes pas tous aussi bien lotis ! Nous ne sommes pas tous des surdoués du bonheur. Moi le premier, et la plupart des gens que j'ai à soigner, et beaucoup de personnes avec qui j'ai à soigner, et beaucoup de personnes avec qui j'en parle. Ainsi donc, depuis pas mal d'années maintenant, nous réfléchissons à ce qu'on appelle la psychologie positive. Pourquoi « positive » ?
Est-ce à dire que pendant longtemps la psychologie était une psychologie « négative » ? C'est un peu ça : on cherchait avant tout à réparer ce qui n'allait pas, on s'intéressait au stress, à l'anxiété, à la dépression, à toutes les souffrances qui faisaient écran au bonheur. On raisonnait alors selon l'aphorisme de Jules Renard, dans son Journal : « Notre bonheur, c'est le silence du malheur1 » Et puis, lorsqu'on avait fait le boulot de bon mécanicien de l'esprit, on estimait qu'on avait terminé, que le reste appartenait au patient et à son environnement. Aujourd'hui, on sait bien qu'il ne faut plus raisonner comme cela, qu'il faut faire ce qu'on appelle de la prévention : aider nos patients à construire leur santé, et non pas seulement les soigner quand ils sont tombés malades. C'est un mouvement général. En médecine aujourd'hui, on sait bien qu'il ne faut pas attendre que les gens aient un infarctus pour leur donner des conseils quant à leur hygiène de vie, qu'il vaut mieux les leur donner avant. En psychologie, c'est la même chose, on préfère faire venir nos patients
notamment les patients vulnérables, les patients « à risque » comme nous disons, on préfère les alerter et surtout les aider à réfléchir à ce qui peut leur apporter davantage de bonheur, et les inciter à agir pour changer leur psychisme et leur vie en ce sens.

C'est pour cela que mon intervention et mon débat avec Martin Steffens vont être marqués par cette position de médecin. Ce qui m'intéresse dans le bonheur est bien sûr sa nature, dont nous allons parler, mais c'est surtout la possibilité d'apprendre,
la possibilité de le transmettre et la possibilité de le travailler. En matière de bonheur, comme pour beaucoup d'autres choses, il y a des inégalités très importantes entre les personnes mais ces inégalités sont pratiquement toutes rattrapables. Vous savez que chez les enfants, il y a des inégalités en matière de compétence scolaire, certains sont plus doués que d'autres. Mais vous savez également que ce n'est pas parce qu'un enfant est doué qu'il va réussir ses études.
Il peut
justement parce qu'il est doué et qu'il ne fait pas assez d'efforts rater, gâcher ses potentialités alors qu'un enfant moins doué conscient de son état mais plus assidu, plus acharné, plus travailleur pourra, au contraire, dépasser ses limitations et finalement conduire ses études d'une façon plus satisfaisante pour lui. Il peut parfaitement en être de même pour l'aptitude au bonheur : malgré une enfance harmonieuse et protégée, et des parents heureux, certaines personnes connaîtront moins de bonheur que d'autres qui auront été moins bien servies au départ. Souvenez-vous de ce que j'évoquais tout à l'heure : la moitié de notre bonheur reste à écrire et à construire par nous-mêmes !

 

Une définition du bonheur en forme d'équation

 

La manière dont on aborde la question du bonheur dépend aussi beaucoup de la définition qu'on en donne. J'ignore quelle définition  Martin Steffens va utiliser pour nous parler du bonheur, mais je vais vous proposer la mienne, qui est la définition que je donne à mes patients, je l'aime beaucoup parce qu'il me semble qu'elle est simple, juste et pédagogique ; et vous avez compris que tout ce qui est pédagogie et en enseignement du bonheur me tient énormément à cœur. De mon point de vue et du point de vue d'un certain nombre de mes collègues, le bonheur pourrait se résumer à une sorte d'équation mathématique selon laquelle le bonheur, c'est du bien-être plus de la conscience. Si j'avais un tableau noir, j'écrirais :

 

Bonheur = bien-être + conscience

 

Ce qu'on appelle le bien-être est une donnée animale : tous les animaux ressentent le bien-être. On ressent du bien-être lorsqu'on a le ventre plein, lorsqu'on mange de bonnes choses, lorsqu'on est dans des environnements où on se sent en sécurité, où il fait beau, où il n'y a pas de prédateurs, où il y a de la nourriture et des ressources.  On ressent du bien-être quand on est avec des congénères pacifiques, bienveillants, aidants, etc. Donc les cochons, les moutons, les dindons ressentent du bien-être, et les humains aussi. Par exemple, si vous êtes en train de manger un bon plat, avec quelqu'un que vous aimez bien, dans un endroit agréable, c'est du bien-être. C'est déjà très bien que cela survienne dans nos vies, en tout cas, c'est mieux que du mal-être : mieux que manger des aliments insipides, avec quelqu'un qu'on n’aime pas, dans un endroit laid.

Mais ce n'est que du bien-être. Les humains peuvent faire mieux, ressentir quelque chose de plus fort. Nous parlons alors de bonheur : bonheur lorsque, dans notre bien-être, quelque chose de différent se passe, lorsque, tout à coup, nous prenons conscience de la beauté, de la douceur, de l'harmonie, de la sérénité, bref, de toutes les grâces contenues dans cet instant. Lorsque tout à coup, nous réalisons que c’est une chance de manger ce que nous mangeons, que c’est une chance d’être avec cette personne, que c’est une chance d’être dans cet endroit, que c’est une chance finalement d’être en vie et de pouvoir tout simplement savourer cet instant. À ce moment là, lorsque nous prenons conscience de cette chance ou de cette grâce, le sentiment de  bien-être, qui, encore une fois, est un sentiment agréable dont je ne conteste pas l'utilité ni la nécessité, le sentiment de  bien-être donc se transforme,
se transcende en quelque chose de beaucoup plus fort, de beaucoup plus vaste :
le bonheur.

 

Bonheur et mémoire du bonheur

 

Pour en rester aux simples aspects psychologiques nous parlerons peut-être d'autres dimensions tout à l'heure , ce sentiment de bonheur va, par exemple, s'inscrire dans ma mémoire beaucoup plus fortement qu'un simple sentiment de bien-être. Si je mange quelque chose de bon avec un ami, mais que mon esprit n'est pas conscient de ce qui m'arrive, que je suis en train de penser à mon travail, à des soucis, à l'endroit où j'ai garé ma voiture, cela reste du bien-être, mais cet instant sera vite oublié, effacé de ma vie. Si, en revanche, j'ouvre les yeux de mon esprit,
si je prends conscience de la chance que j'ai de me trouver en vie, à cet endroit, avec cette personne, en train de manger ce repas, il y a de fortes chances pour que cet instant agréable devienne un moment heureux et pour que ce souvenir banal soit un souvenir heureux ; un tout petit souvenir heureux, certes, mais un souvenir heureux quand même.

Et il y a aussi de fortes chances que je le mémorise d'une façon beaucoup plus nette et qu'il soit beaucoup plus accessible ensuite, lorsque j'aurai besoin justement...

Fin de la page 27

 

Page 32

 

Car cette « habituation hédonique » représente un problème constant par rapport à ce qu'on appelle le bonheur, c'est-à-dire cette capacité à extraire du quotidien des instants de conscience portés sur tout ce qui va bien dans nos existences.
Vous pourrez me dire que c'est une définition bien humble et bien modeste du bonheur, qu'il y a des choses peut-être beaucoup plus importantes qu'une douche chaude ou un bon repas avec des amis. Que je manque d'ambition en limitant le bonheur à cela. Mais je voudrais vous préciser quelques points.

 

Petits, tout-petits bonheurs ?

 

D'abord, en tant que médecin, en tant que thérapeute, je n'ai pas à parler à mes patients de choses trop difficiles à atteindre, de choses trop compliquées à comprendre : ce sont souvent des personnes fragiles, « cabossées de la vie » comme on dit, et je ne veux pas les mettre en échec avec des objectifs de bonheur trop ambitieux. Donc je travaille avec des choses très, très simples, je les accompagne sur un chemin facile et accessible, au moins au début. Car, pour la suite, j'ai tout de même une idée derrière la tête et des ambitions pour eux (dont je ne leur parle pas trop vite pour ne pas leur mettre la pression).

Car cette formule :

 

Bonheur = bien-être + conscience

 

peut se décliner à l'infini, et nous emmener très loin et très haut. Si ce qui nous apporte du bien-être ce sont des actions potentiellement chargées de sens, comme rendre service à quelqu'un ou être aidé par un proche, le fait de prendre conscience de ces actions pleines de sens va me rendre profondément heureux. Nous avons,
par exemple, dans ce travail de psychologie positive beaucoup d’exercices sur la gratitude. La gratitude est un ressenti émotionnel très puissant et très important en psychologie positive. Nous définissons la gratitude comme une émotion reposant sur deux phénomènes : premièrement, la prise de conscience d'un bien qui nous arrive, d'un bien qui survient dans notre existence ; et deuxièmement, l'attribution de ce bien à une autre personne. Je prends conscience qu'il m'arrive quelque chose de bon, que je le dois à quelqu'un, et cela me réjouit : c'est cela la gratitude. Si nous y réfléchissons bien, la plus grande partie de ce qui nous arrive de bon dans une journée est dû à d'autres humains. La tonalité, même ! Cherchez bien, vous allez voir à quel point il est difficile de trouver un bien qui ne doive rien à autrui, et qui ne provienne que de nous mêmes !

Parmi ces bonnes choses de la vie que nous devons aux autres, il y a bien sûr tous les sourires, toutes les paroles gentilles, tous les gestes d'aide, tout ce qui est dirigé volontairement vers nous : c'est assez facile à identifier. Mais il y a aussi tout le reste : si vous écoutez une musique agréable à la radio ou sur un disque, vous avez l'impression qu'il s'agit d'un plaisir qui ne concerne que vous ; c'est vous qui avez allumé l'appareil, c'est vous qui avez lancé la musique ; mais en réalité, cette musique a été imaginée, composée, interprétée par d'autres humains. Lorsque vous prenez votre douche le matin et que vous faites l'exercice de vous dire : « J'ai de la chance de ne pas être un cochon, un dindon, une araignée mais plutôt un humain, car j'appartiens à une espèce qui a inventé l'eau chaude à volonté, les canalisations, les chauffe-eaux... » ; lorsque vous prenez votre douche et que vous vous apercevez que tout ce que vous vivez à cet instant est dû à une multitude d'intelligences et d'aides humaines, même si elles n'étaient pas directement centrées sur vous, eh bien vous faites un exercice de gratitude ! On a pu montrer que lorsque je savoure quelque chose en prenant conscience que je le dois à d'autres, ça me fait encore plus de bien que si je le savoure dans mon petit monde clos, dans une illusion d'autarcie. Chaque fois que je prends conscience que la quasi-totalité de ce qui m'arrive de bon est dû à d'autres personnes, alors mon bien-être est encore plus grand, mon bonheur est encore plus fort. La gratitude est un sentiment de dette joyeuse : elle m'aide à voir tous ces liens humains, connus ou inconnus, qui embellissent ma vie, elle m'aide à comprendre que, sans les autres, mon existence serait bien triste et insipide. Ce fruit que je mange et savoure bonheur ! a été planté, jardiné, cueilli et amené jusqu'à moi par d'autres ; sans eux, je ne le savourerais pas à cet instant double bonheur !

Lorsqu'on est croyant, on peut bien évidemment élargir encore plus ce sentiment de gratitude ou l'élever encore plus : ma gratitude porte non plus seulement sur mes semblables mais sur le Dieu aimant et bienveillant qui m'a créé et qui veille sur moi. Cette pensée peut alors me rendre profondément et tranquillement heureux.

Voilà donc pourquoi cette équation simpliste :

 

Bonheur = bien-être + conscience

 

est tout pour moi sauf simpliste, justement ! Elle est simple, ce qui n'est pas la même chose. Voilà aussi pourquoi, en psychologie positive, nous pouvons décliner à partir d'elle tout un ensemble d'interventions, tout un ensemble d'exercices puisque nous appelons cela des exercices que nous proposons à nos patients.
Et lorsque les patients les font
car tout cela est très simple mais encore faut-il le pratiquer régulièrement ils vont être en mesure d'élever leurs aptitudes à se sentir mieux, à se sentir un peu plus heureux, un peu plus souvent, un peu plus régulièrement.

Il y a beaucoup, beaucoup d'autres choses à dire, vous vous en doutez. Mais ce qui nous réunit ce soir, c'est une disputatio, ce n'est pas un monologue. Je vais donc maintenant goûter au bonheur de me taire et de me reposer, et surtout à celui d'écouter Martin Steffens.

Fin de la page 35

1. Jacques Lecomte (sous la dir. de), Introduction à la psychologie positive, Dunod, 2009.

2. Jules Renard, Journal, 21 septembre 1894, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), 1990,
p. 192.