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Juillet 2011
VIVRE À CORPS PERDU
Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé
Robert F. MURPHY
Collection Terre des hommes, Éditions Plon, Paris, 1990, 392 pages
( Publié en américain en 1987 )
3 – VIVRE L'AUTONOMIE
Introduction, remarques et conclusion personnelles par Henri Charcosset,
webmestre
Comme dans les précédents articles :
Murphy Robert F. , Vivre à corps perdu. Le témoignage et
le combat d’un anthropologue paralysé. 1. Au
commencement ( ouvrage , 1990)
Murphy Robert F. , Vivre à corps perdu. Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé.2.Le corps, le
moi et la société (ouvrage, éditions Plon, 1990)
Robert Murphy évoque ici, de façon fine et brillante, certains aspects
de sa vie avec le handicap, comme dans sa relation avec son épouse, Yolanda.
" À l'occasion ", sa vocation
d'anthropologue s'exprime au travers de propos généraux, qui ne manquent pas
d'interpeller. Il en va ainsi de l'institution du mariage :
" L'institution du mariage, qu'on retrouve dans toutes
les cultures humaines connues, sert les fins de la société et non celles des
individus ".
Tandis qu'un élogieux
commentaire traite de la femme vieillissante :
" Il existe pour les vieux couples une forme de joie
particulière. La passion intense des premières années est remplacée par une
amitié non moins érotique, et les délices de l'exploration cèdent la place aux
satisfactions de la connaissance ".
*****
Si l'on en réfère au témoignage de Robert
Murphy dans son ensemble, le point le plus important à en retirer est qu'un
être vivant, tombé dans l'inertie corporelle la plus totale, peut se trouver à
être bien plus vivant que des personnes en apparente pleine forme
physique, et dont certaines sont
néanmoins déjà mentalement "éteintes ".
*****
Ce
n'est pas un cas général, on s'en doute. Murphy possède une force de caractère
et des capacités intellectuelles bien au-dessus de la moyenne. De plus, le
handicap l'atteint alors qu'il est déjà bien installé dans sa vie, aux plans
professionnel et personnel.
Un
autre facteur qui mérite attention sous forme d'hypothèse, est qu'il serait
plus facile à un paralytique total qu'à un paralytique partiel (tel moi-même)
de s'exprimer à plein, à partir de sa potentialité intellectuelle. Les paralysés partiels voient la plus grande
partie de leurs forces mobilisées pour les gestes de la vie quotidienne, ainsi
que pour chercher à freiner l'aggravation du handicap. D'où une fatigue
physique à l'inévitable retentissement, sinon sur l'intelligence elle-même, du
moins sur les applications concrètes de ladite.
*****
On
se doit de relever que le témoignage de Murphy est écrit il y a vingt-cinq ans,
par un homme se paralysant à partir de sa cinquantaine.
Le
" vocabulaire ", sous l'effet d'une mise en théorie du handicap
débutée avec Wood en 1980 ( Accident ou maladie → Déficience →
Incapacité → Désavantage → Handicap) a évolué. L'introduction de la
notion de " situations de handicap ", à compenser, est importante,
d'autant qu'elle permet de faire lien avec d'autres catégories de personnes,
telles les mamans poussant un landau et... les personnes très âgées.
*****
À
mon sens, la compensation de ces situations de handicap ne ramène pas pour
autant la personne handicapée au niveau de n'importe quelle autre. Le vécu de
son handicap est très spécifique à chaque personne handicapée en particulier.
Il fait partie de sa singularité. Il est un " plus " et il est un
" moins ", comme tout autre élément clé de notre vie à tout un
chacun. Nous sommes :
Tous handicapés, tous
chercheurs, sans exceptions, en vue d’une société plus juste et plus
humaine
( 01 janvier 2001)
Henri
Charcosset, né en 1936, handicap acquis à mes 17 ans
*****
TEXTE : 7 - Le silence s'approfondit
; 8 - Amour et dépendance ; 9 - Il n'y a pas de remède à la vie (chapitres
regroupés )
Le silence s'approfondit
Après
avoir réintégré l'enseignement après une période d'absence ... ce que je ne
voulais pas admettre, c'était d'être handicapé socialement ou dans mon
comportement, et je travaillais deux fois plus pour le prouver aux autres et à
moi-même. Dans cette affectation de normalité, j'ai assez bien réussi, puisque
beaucoup de personnes ont été surprises d'apprendre que la paralysie obsédait
toutes mes pensées : il est rare que je le laisse voir bien que cela me ronge,
comme tous les grands handicapés...
J'ai
commencé le présent ouvrage en hiver et au printemps de 1985 et j'ai fait une
partie du gros travail sur le premier jet durant l'été de cette même année.
Ce
fut une période fiévreuse, car je travaillais désormais en me fondant sur
l'hypothèse que le temps allait me manquer. Mais, ce sentiment d'une mort
imminente m'ayant harcelé sans cesse au cours des neuf dernières années, je le
considère à présent davantage comme une présence exaspérante que comme la voix
du destin. Parallèlement, mes déficiences physiques m'ont aidé à réaliser mes
travaux, puisque je suis dans l'impossibilité de faire quoi que ce soit
d'autre. Jadis, il m'arrivait de perdre du temps en cherchant des distractions
; une fois, en Californie, j'ai repeint entièrement notre maison pour éviter
d'écrire un livre. Maintenant, tout ce que je puis faire, c'est lire, écrire et
parler : précisément ce que les universitaires appellent "travailler ".
Mon corps rétrécit comme le monde
autour de mon moi. Mon espace diminue, ma mobilité s'amoindrit et me
ramène à l'état végétal. Mais ma situation dans l'espace me semble avoir à
présent moins d'importance : où que je sois, je suis ancré dans une chair
inerte, pris dans un corps défectueux, toujours assis dans le même fauteuil,
dans la même position. Comme tous les tétraplégiques, je redoute qu'on
m'abandonne soudain sans secours, mais pour le reste, la conscience de mon moi
s'est confinée dans ma tête.
Tomber
peu à peu, calmement, dans la paralysie totale, cela ressemble beaucoup à un
retour dans le ventre maternel ou à une mort lente, ce qui est une seule et
même chose. Lorsque les stimuli corporels sont assourdis et presque oubliés, on
perd petit à petit toute volonté d'activité physique. La passivité croissante
du corps contamine l'appréhension qu'on a du monde. Je suis devenu un récepteur
d'objets physiques et je dois lutter continuellement contre la tendance de
cette passivité croissante à triompher de mes pensées. Mais, la nuit, j'éprouve
une certaine sécurité et un certain sentiment de plénitude à retrouver mon
cocon, enveloppé dans une couverture électrique bien chaude et installé dans un
micro-environnement ramené à l'essentiel. Je me trouve coupé de ces multiples
contraintes qu'imposent les obligations et les liens sociaux, j'accomplis une
retraite dans un monde cérébral privé. Et c'est alors que mon esprit vagabonde
le plus loin. car en plongeant dans une quiétude aussi profonde, on trouve paradoxalement
une sorte de liberté...
Amour et
dépendance
L'invalidité
est à la fois un état du corps et un aspect de l'identité sociale : ce sont des
causes somatiques qui mettent son processus en mouvement, mais c'est la société
qui lui donne sa définition et sa signification. En fait, l'invalidité est, par
excellence, un état social. Ainsi, au fur et à mesure que les fonctions de la
partie supérieure de mon corps s'atrophiaient sous la pression d'une tumeur
envahissante de la moelle épinière, mon orbite sociale se déplaçait, mon
horizon se restreignait, la conduite de ma vie s'altérait et la conscience que
j'avais de moi-même subissait d'autres transformations profondes. Je découvrais
que la tétraplégie m'avait situé dans
une nouvelle dimension sociale.
Pendant
mes deux premières années passées dans un fauteuil roulant, je demeurai
relativement indépendant...
Au
fur et à mesure que la paralysie a suivi son chemin inexorable, progressant
vers le haut de mon corps, amoindrissant ma prise sur l'extérieur, diminuant
mes sensations et inhibant mes mouvements, ma dépendance à l'égard de Yolanda,
mon épouse, est devenue complète...
Une
telle dépendance représente beaucoup plus que le simple fait de se reposer sur
autrui de ce qu'on ne peut faire soi-même, car elle génère un rapport social
déséquilibré, asymétrique, qui affecte la vie entière, et cette relation
existentielle est, d'une certaine manière, plus mutilante que les déficiences
physiques elles-mêmes. Il ne s'agit pas tant d'un état du corps que d'un état
d'esprit, d'une situation qui distord tous les autres liens sociaux et influe
sur l'identité de la personne dépendante. La dépendance infiltre et érode le
contrat même sur lequel est fondée l'association entre deux adultes... Elle
attaque et met à l'épreuve certains liens qu'on espérait indestructibles, comme
ceux du mariage.
L'indépendance,
le fait de ne compter que sur soi-même et l'autonomie personnelle sont des valeurs cardinales dans la culture
américaine. Un de nos mythes les plus persistants, c'est que notre pays s'est
construit grâce aux efforts individuels conjugués d'hommes qui ont eu l'audace
et la prévoyance de fonder de grandes entreprises, et dont la poursuite
fervente et ininterrompue du gain et de la gloire personnels a procuré le progrès
et la prospérité à tous. Ces hommes, nous dit le mythe, ont réussi sans aide,
ni du gouvernement ni de n'importe qui d'autre. Selon une formule consacrée,
leur solitude a accru leur grandeur...
Dans
la culture américaine comme dans beaucoup d'autres, le manque d'autonomie et la
dépendance qui n'est pas réciproque génèrent une dépréciation du statut social.
La plupart des sociétés, en socialisant leurs enfants, leur apprennent à
partager et à payer de retour ce qu'ils reçoivent ; on leur enseigne aussi à devenir,
dans une certaine mesure, autonomes. La dépendance excessive et la
non-réciprocité sont considérées comme des caractéristiques infantiles, et les
adultes qui présentent ces traits-là, même si ce n'est pas leur faute,
subissent une dépréciation de leur statut. C'est l'une des raisons pour
lesquelles les handicapés graves et les personnes très âgées sont souvent
traités comme des enfants. Les règles de la réciprocité affectent aussi la
micro-politique de l'interaction sociale, et nous savons tous que, dans les
échanges subtils de la vie quotidienne, ceux qui acceptent des dons se trouvent
sous la coupe des donateurs. Les principes de réciprocité sont intégrés à
toutes les relations sociales, et Lévi-Strauss nous assure qu'ils sont
sous-jacents au mariage, au tabou de l'inceste et à l'apparition même de la
culture humaine. Ces principes sont aussi les piliers de notre personnalité : savoir donner aussi bien que recevoir est
la marque de la maturité.
C'est
pour ces raisons qu'échapper à la dépendance a été un but essentiel du
mouvement politique des invalides, et beaucoup de handicapés ont découvert
leurs possibilités en se débrouillant seuls.
Les
problèmes de la dépendance opposée à l'indépendance et de la contingence
opposée à l'autonomie, ne se limitent
pas à la culture américaine : ce sont des aspects universels de toutes les
relations sociales. L'aptitude à survivre par ses propres moyens et à pousser
au maximum l'autodétermination est une composante essentielle de la pulsion
vitale fondamentale. Nous essayons de façonner la vie sociale autour de nous
plutôt que d'en devenir les jouets ou les victimes, et cela implique le recours
à l'autorité, si subtile et si modérée soit-elle. Or, à cet égard, les invalides disposent de peu de moyens :
il leur faut donc chercher à maîtriser leurs relations sociales en exerçant sur
celles-ci une contrainte morale, à acquérir un rang social en suscitant
l'admiration. Mais, pour être admiré, il faut être stoïque et sûr de soi.
C'est une position difficile à maintenir, et nulle part davantage qu'au sein de
la famille de l'invalide.
Aux
États-Unis et dans tout notre univers industrialisé, c'est au sein de la
famille nucléaire que se trouvent nos attaches les plus profondes et les plus
intenses. La famille est la forge où notre identité s'élabore et où elle
s'entretient ; c'est là que nous trouvons protection et assurance ; et c'est là
aussi que nous exerçons nos fonctions sociales les plus essentielles. Mais si
la famille peut être un havre dans un monde impitoyable, on y rencontre souvent
davantage de conflits et de contradictions que dans la société à laquelle on
cherche à échapper. Les familles, on le sait, sont fondées sur les mariages et,
dans la société contemporaine, les
mariages sont construits sur du sable.
Le
mariage est une institution vraiment curieuse, car il exige de ceux qui le
contractent, un lourd péage. Certes, il leur procure un ou une partenaire
sexuelle, mais si cet avantage-là est difficile à obtenir, c'est justement en
raison des normes restrictives du mariage. Quant aux autres bénéfices qu'on en
retire, ils sont tout aussi sujets à caution, car le mariage présente certains
aspects des travaux forcés. La femme doit être fidèle au mari, porter ses
enfants, les élever ; le mari est tenu de consacrer sa sexualité et sa force de
travail à l'entreprise familiale. Mais il arrive que ce sacrifice radical ne
suffise pas ; le lien conjugal peut être abrasif et même corrosif : le ménage
est le lieu d'une bataille constante pour maintenir son identité, pour préserver
un équilibre stable entre la fidélité à soi-même et celle qu'on doit à son
conjoint et à ses enfants. Dans notre société, les bons ménages cherchent un
terrain d'entente, un compromis qui permette qu'aucun des deux époux ne se
transforme en tyran ni en zombie ; mais la plupart des unions ne parviennent
jamais à cet équilibre. Alors, puisqu'il est si évident que tout mariage est un
rapport de forces, pourquoi persistons-nous à nous marier ? La réponse à cette
question semble évidente : l'institution du mariage, qu'on retrouve dans toutes
les cultures humaines connues, sert les fins de la société et non celles des
individus. Nous servons la société en travaillant et en nous reproduisant, et
celle-ci réserve des récompenses à ceux qui observent les règles et des
désagréments à ceux qui s'y refusent. Récompenses et désagréments varient selon
les données culturelles, mais dans notre société de masse, quand on choisit de
rester célibataire, on se déconnecte de la vie sociale et on se retrouve dans
une solitude inexorable.
Dans
la société moderne, les relations de puissance entre maris et femmes sont
changeantes et problématiques. Des litres d'encre et des tonnes de papier y ont
été consacrés au cours des vingt dernières années, aussi n'aborderai-je ici que
les aspects de la question qui intéressent l'invalidité. Le vieux cliché
sociologique selon lequel les maris et pères sont les maîtres des décisions
pratiques alors que les épouses et mères sont les centres affectifs au sein de
la famille n'a jamais été fondé dans la société américaine...
Ma dépendance pèse lourdement sur mon épouse, et cela fait ressortir
tout l'aspect négatif de l'ambivalence conjugale. Elle sait que ce n'est pas ma
faute, mais elle n'en souffre pas moins. Et elle se sent coupable d'éprouver de
tels sentiments, ce qui aggrave le problème. Je m'en remets à elle bien au-delà
de ce qui est normal dans un couple, et les soins qu'elle me dispense sont
moins conjugaux que maternels. Elle fait pour moi ce qu'une mère fait pour son
enfant, et chacun de nous a réagi à cette mutation dans nos relations par un
certain antagonisme refoulé à l'égard de l'autre. J'ai souvent répété que je
voulais une femme, non une mère... et Yolanda
est, certes, demeurée ma femme, mais en fait, c'est maintenant une
épouse-mère...
Quelques-uns
des sujets de contrariété de Yolanda sont d'origine moins manifeste. Elle est à
juste titre excédée du " courage " qu'on me prête si souvent, alors
qu'elle me voit parfois lorsque ce vernis de courage face à l'adversité s'efface
de mon visage et que jaillissent tous les antagonismes et toutes les
frustrations de la journée. Elle sait que je joue la comédie, mais elle la joue
aussi. Son rôle public à elle, c'est celui de la " vaillante épouse "
d'un invalide qui vit son calvaire sans jamais se plaindre, alors qu'en vérité,
dans les coulisses, il lui arrive d'avoir un comportement rigoureusement
inverse. En fait, je lui suis reconnaissant de ses crises de colère
occasionnelles, car l'idée même d'être marié à une martyre heureuse est
effrayante ; je me sens bien assez coupable sans cela. En privé, nous sommes
beaucoup plus francs l'un avec l'autre, et s'il en résulte quelques prises de
bec, c'est un prix modique à payer pour l'honnêteté que nous avons toujours
essayé d'observer l'un vis-à-vis de l'autre. En outre, la plupart de nos
rapports n'implique pas de telles frictions.
L'invalidité
affecte la famille tout entière, mais nous avons travaillé ferme pour éviter le
genre d'enkystement et de fermeture totale qui résulte souvent d'une telle
situation : dans un foyer complètement clos, l'infection est encore plus
pathogène que l'infirmité. Dans la mesure où je suis demeuré moi-même actif et
engagé dans des tâches professionnelles, la maison est restée ouverte aux
enfants et à leurs amis et j'ai toujours eu avec ces jeunes des relations
dépourvues de gêne et n'impliquant aucun rejet. Ce qui n'a pas empêché nos deux
enfants de subir durement le contrecoup de ma maladie...
Au
cours de ce siège de dix ans, Yolanda s'est agrippée à moi comme moi à elle -
car ma femme aussi reste soumise à certaines formes de dépendance - et c'est ce
besoin réciproque qui a réussi à protéger notre union en des temps difficiles.
Nous avons construit un univers autour de nous ; nous sommes devenus des extensions
l'un de l'autre ; nous nous sommes absorbés l'un l'autre. Mais cependant, nous
demeurons des personnes à part entière, car au cours des trente-six années que
nous avons passées ensemble, nous avons tenu la gageure de nous cramponner l'un
à l'autre sans perdre notre propre autonomie. Le moi intérieur résiduel dans
lequel chacun de nous emmagasine et préserve des impressions et des souvenirs
intimes et fait d'étranges rêves subsiste toujours. Yolanda continue d'être
pour moi un mystère, et c'est grâce à cela qu'après tant d'années, la magie de
notre union est restée intacte.
Il existe pour les vieux couples une forme
de joie particulière. La passion intense des premières années est remplacée
par une amitié non moins érotique, et les délices de l'exploration cèdent la
place aux satisfactions de la connaissance. S'il a bien vieilli, l'homme aura
suffisamment résolu ses problèmes de maturation pour découvrir que les femmes
acquièrent souvent à l'âge mûr un charme beaucoup plus grand, une personnalité
faite d'un mélange de sagesse accrue, de confiance en soi et de sensibilité
approfondie. Les vieux époux sont des compagnons de lutte qui ont affronté
ensemble un monde hostile ; ce sont des conjurés liés par un silence commun
face aux étrangers ; ce sont des êtres qui partagent une seule et même histoire
et un réservoir commun de souvenirs. Ils se souviennent des enfants qui sont
nés et ont grandi jusqu'à devenir des adultes ; ils se souviennent des peines
et des bonheurs partagés. Yolanda et moi nous nous rappelons aussi notre
existence au sein de cette population plongée dans un monde d'enchantements et
de merveilles. Et surtout, chacun de nous se souvient de l'autre.
Il n'y a pas de remède à la vie
Au
fur et à mesure que je dérive plus profondément dans le silence de mon corps,
je contemple tout ce lointain qui est derrière moi et auquel je ne voudrais
rien changer, car un sentiment croissant de l'inexorable m'a envahi. J'ai
l'impression que la paralysie a sa propre logique et sa propre signification,
et que je suis irrévocablement scellé dans sa structure...
La
condition de l'individu dans la société s'exprime, sous sa forme la plus
élevée, dans le combat que livrent ceux qui ont été blessés par la vie contre
l'isolement, la dépendance, le dénigrement, l'entropie. Tout ce qui entraîne
les êtres hors de la vie en les refoulant dans leur moi intérieur jusqu'à la
négation d'eux-mêmes. Ce combat est l'expression la plus haute de la fureur de
vivre qui est l'ultime raison d'être de notre espèce : les paralytiques, et
tous les handicapés, sont les acteurs d'un Jeu de la Passion, des mimes en
quête de Résurrection.
Maintenant,
nous pouvons à nouveau poser la question initiale de cette exploration : la mort est-elle préférable à l'invalidité
? Non, elle ne l'est pas, car un tel choix démentirait la seule
signification que nous pouvons attacher à toute vie, quelles qu'en soient ses
limites. L'idée qu'il vaut mieux être mort qu'invalide n'est rien de moins que
l'ultime calomnie infligée aux handicapés physiques, car elle remet en question
la valeur de leurs vies et leur droit même à l'existence. Mais exister, nous le
voulons, car si toutes les autres valeurs sont arbitraires et culturellement
relatives, la seule qui soit transcendante, c'est la vie elle-même. La vie est
à la fois son propre moyen et sa propre fin, C'est un don qu'il ne faut jamais
refuser ou rejeter, sauf à la dernière extrémité. La vie est moins un état
qu'un processus, un drame au dénouement inévitable, car le repos et la
dissolution sont le destin de toutes choses. Mais l'essence d'une vie bien vécue, c'est le défi lancé à la négativité, à
l'inertie et à la mort. Il y a une liturgie de la vie qu'il faut célébrer
et renouveler continuellement ; c'est une fête, dont le sacrement se consomme
quand le paralytique brise ses chaînes pour sortir de sa prison de chair et
d'os et partir en quête d'autonomie.
La paralytique est, littéralement,
prisonnier de la chair ; mais la plupart des humains ne sont-ils pas aussi des
prisonniers ? Nous vivons à l'intérieur de murs que nous avons édifiés
nous-mêmes, les yeux fixés sur la vie à travers des barreaux érigés par la
culture dont le fer est trempé d'angoisse. L'asservissement à une culture
devenue à la fois rigide et fétichiste est plus lourd pour les autres que ne
l'est pour moi ma camisole de force somatique, car il les plonge dans une
paralysie mentale, un mutisme de la pensée. Un esprit captif laisse échapper la
chance exceptionnelle que nous offre aujourd'hui le chaos d'une société en
évolution permanente. La chance de se libérer des contraintes culturelles, de
prendre ses distances avec notre milieu et de re-trouver le sens de ce que nous
sommes et quelle est notre vraie place en ce monde. C'est de cette façon que le
paralytique trouvera - que nous trouverons tous - la liberté dans les arcanes
de la pensée et les élans de l'imagination.