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Mars
2011
VIVRE À CORPS PERDU
Le
témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé
Robert F. MURPHY
Collection Terre des hommes, Éditions Plon, Paris,
1990, 392 pages
( Publié en américain en 1987 )
1 – AU COMMENCEMENT
Introduction et remarques personnelles par Henri Charcosset, webmestre
Né en 1924, Robert Murphy, éminent anthropologue, est
atteint, à la cinquantaine, par une tumeur à la colonne vertébrale, qui le
conduit progressivement, en une dizaine d’années, à une paralysie totale.
Dans cet
ouvrage, écrit en 1985-1986, l'auteur explore et analyse les moindres détails
de son évolution, en professionnel de la relation à soi-même et à tout
l'entourage, proche et plus lointain.
Des considérations sociétales, commentées avec référence à des sociétés
anciennes, abordent entre autres le suicide et l'euthanasie.
Un témoignage subjuguant,
décapant, illustrant les immenses possibilités de penser qui peuvent encore
exister chez l'être humain jusque dans des conditions de vie extrêmes.
Un hymne à la vie, on peut dire !
*****
L'ouvrage est en trois parties : 1 - Au
commencement (début à p. 120 ) ; 2- Le corps, le moi
et la société ( pp. 121-226 ); 3 - Vivre l'invalidité (pp.303-316 ).
*****
Nous allons suivre ce même ordre pour
donner, en trois articles successifs, des extraits très significatifs. Nous
espérons contribuer à alimenter vos propres réflexions, que vous soyez jeune ou
âgé, handicapé d'une façon ou d'une autre. Le handicap est toujours relatif.
Robert Murphy le détaille mieux que je ne saurais le faire. Je n'en ai pas
moins publié " Nous sommes tous handicapés et chercheurs, sans exceptions,
en vue d'une société plus juste et plus humaine ", à la date du 1er
janvier 2001, CLIC - H.C., né en 1936, handicapé en fauteuil roulant.
*****
TEXTE : 1 - Signes et symptômes ; 2 - L' entropie s'accroît ;
3 - Le retour (chapitres regroupés )
Après avoir subi une opération de la moelle
épinière, durant de longues journées et de longues nuits de convalescence, je
suis resté étendu sur mon lit d'hôpital à réfléchir, trop faible pour me
concentrer sur une lecture mais pas assez pour me contenter de regarder la
télévision. Et ce vers quoi ma pensée errait, c'était moi-même. Je découvrais
la sensation nouvelle à jamais altérée de qui j'étais et de ce que j'étais. Peu
à peu, mes pensées semblaient se détacher de mon cerveau et je me mis à penser
à moi-même comme si une partie de ma personne se trouvait à la tête de mon lit
en train d'examiner l'autre - tout se passant comme si ces choses arrivaient à
quelqu'un d'autre. La crainte et l'appréhension firent place au recueillement,
et je me trouvai soudain fasciné par l'immensité de mon malheur et saisi par
l'intuition croissante qu'elle obéissait à un mouvement profond. C'est ce
mouvement et son élaboration qui constituent le sujet de cet ouvrage.
*****
Comme dans tout autre rôle social, on
peut connaître dans la maladie le succès ou l'échec. Pour être un malade qui
" réussit ", la règle d'or est de ne pas se plaindre. Celui qui
sourit et plaisante alors que sa détresse physique est manifeste bénéficie de
l'estime générale. Médecins et infirmières apprécient généralement ce type de
patients, car en général ils se conforment aux prescriptions et il est rare
qu'ils intentent une action pour faute professionnelle. Ceux qui leur rendent
visite à l'hôpital prisent également leur bonne humeur, et le malade ne tarde
pas à s'apercevoir qu'il amuse ses visiteurs et les déculpabilise de leur bonne
santé.
*****
Peu à peu, j'ai appris à vivre au jour
le jour, à éliminer de ma conscience toute pensée relative à l'issue finale de
mon affection, à réprimer toute vision de l'impensable. J'ai maintenant cette
perspective pendant les dix dernières années. Au cours des nombreuses étapes de
ma débilité progressive, je suis parvenu à me retenir de méditer sur ce qui
allait se produire ensuite. Et tandis que je fais face à tous les outrages
infligés à mon corps, que ce soit par la nature ou par la médecine, j'ai,
jusqu'à maintenant, réussi à vivre. Qu'on ne se méprenne pas : il ne faut pas
prendre cette attitude pour une tentative d'échapper à la vérité. Je savais (et
je sais toujours ) ce qui peut m'arriver, mais je
savais aussi que je ne pouvais absolument rien y faire. C'est bien la pire des
folies humaines que de s'inquiéter pour ce qui est inévitable. Ainsi peut-on
gâcher sa vie en se tracassant à propos de la mort.
Dans le fait que j'ai continué
calmement et avec entrain à vaquer à mes occupations jusqu'à la veille d'une
intervention chirurgicale et que j'envisage toujours l'avenir avec équanimité,
on croit à tort voir soit un grand courage soit un bluff inaltérable. En fait,
il ne s'agit ni de courage ni de bluff : mais seulement d'une anesthésie,
pratiquée par moi-même, de l'émotion et du flux de conscience ; une aptitude
que je me suis inculquée au gré d'un processus long et méticuleux, à exclure la
vision du lendemain et à refouler celle du jour présent. Probablement parce que
je bénéficie d'une bonne dose de lâcheté physique [...], je puis déclarer
franchement que je n'ai éprouvé aucune terreur à écouter le diagnostic de ma
maladie, excepté l'appréhension d'un avenir lugubre. Tout s'est passé comme si mon
vrai moi se tenait de côté en regardant ce qui arrivait à quelqu'un d'autre.
[...] J'étais moins un combattant qu'un spectateur. Ce n'était pas de la
bravoure, mais une manifestation du "moi désincarné" qui allait
d'ailleurs se réaffirmer fortement au cours des années d'invalidité à venir.
*****
Au moment où j'écris, en 1986, âgé de
soixante-deux ans, je ne pense nullement à la retraite, bien que j'aie droit à
une pension complète d'ici trois ans. La raison en est simple : je n'escompte
pas que je vivrai jusqu'à soixante-cinq ans. Certes il s'agit d'un faux
calcul...
*****
Pour réussir à suspendre toute pensée
relative au lendemain, il existe une stratégie : elle réside dans un mécanisme de
refoulement bien réglé, dans l'aptitude à se détacher de toute émotion, dans
l'art de bloquer les chemins de la peur. Ce don-là (ou cette calamité, selon le
point de vue auquel on se place ) ne s'acquiert pas
facilement. Dans mon cas, je dois mon appareil de défense au fait d'avoir
grandi dans un milieu irlandais catholique entre 1930 et 1940. Notre famille
s'était élevée, durant les années vingt, de la classe laborieuse (attachée aux
apparences mais ouvrière néanmoins ) à une solide
bourgeoisie, pour retomber dans la pauvreté pendant la grande crise économique.
Les années d'appauvrissement, d'absence
affective de mon père, alcoolique, de disparition de ma mère, m'avaient appris
que pour survivre, il faut réprimer la peur et la douleur.
*****
Ce fut pendant l'hiver de 1977 que je
commençai à songer sérieusement à la mort, bien que ce ne fût pas pour la
première fois.
L'appréhension de la mort est une
condition de notre conscience, un premier préalable de notre sens du temps, un
axiome dans notre compréhension du moi, un facteur constant de tous nos projets
et une menace tissée dans l'étoffe même de notre être. La mort rend manifestes
la vie et toutes ses valeurs ; loin d'être la négation de la vie, elle la crée
et rend possible une vie nouvelle. Sans la mort, le concept même de vie serait
sans signification. La vie totale, ou l'être pur, et la mort, ou le pur néant
sont une seule et même chose : c'est ce que voulait dire Hegel quand il
écrivait que l'oeuvre du monde réside dans le
Devenir. Et les humains diffèrent des autres animaux par la connaissance
certaine de leur propre mortalité, conscience qui nous est apportée à la fois
par l'observation directe et par la tradition orale. Peut-être est-ce cette
propriété distinctive des humains, le langage avec sa riche imagerie et sa
capacité merveilleuse d'hyperbole et de fantaisie, qui fait de la mort une
présence si vivante dans nos pensées, ou qui lui permet de résider dans notre
inconscient, enveloppée dans des symboles, prête à s'infiltrer dans nos rêves
ou à nous imprégner d'une angoisse envahissante et inexprimée. Nous sommes des
créatures peureuses, voire morbides, car notre intelligence amplifie les
pressentiments et les transforme en terreurs. Cette appréhension nous amènerait
à l'immobilité totale, n'étaient le don qu'a l'esprit humain pour le
refoulement, et les institutions culturelles qui nient la mortalité, l'écartent
et la travestissent. Mais si j'avais étudié ces stratagèmes de la culture, je
n'en étais pas devenu un adepte, et j'admettais comme un fait que la mort n'est
pas un état existentiel sur un plan différent, mais un néant pur et simple. Et
alors que, dans ma jeunesse, le concept de mort était pour moi une abstraction,
à l'âge de cinquante-trois ans, atteint d'une maladie catastrophique, je le
considérais comme une réalité sans cesse présente.
La conscience de la mort et son
appréhension ont une autre conséquence qu'on perçoit rarement : ce sont les
prémisses de la solitude humaine. Rien ne vous donne davantage conscience de
votre solitude que, si vous avez mal, personne d'autre que vous ne souffre
ainsi ; que si vous tombez malade, votre affection est une affaire privée ; et
que si vous mourez, le monde - à peine perturbé - continuera. Aux États-Unis,
on peut mourir très isolé, car la fin a souvent lieu à l'hôpital, où seuls
veillent sur le mourant des auxiliaires médicaux et des appareils qui le
maintiennent en vie. Comme s'ils s'en rendaient compte, les mourants
manifestent de moins en moins d'intérêt pour le monde, et le monde le leur rend
en les isolant systématiquement. [...]
Mes méditations sur la mort découlaient
directement du sentiment de séparation et d'isolement qui m'envahit quand je
pénétrai dans l'univers cloîtré du fauteuil roulant...
En dépit de mes idées de suicide, je n'étais
pas vraiment déprimé. Je mangeais et je dormais bien et je conservais le sens
de l'humour... À ce moment-là, je considérais le suicide comme une solution
pratique, un moyen commode de me tirer d'une situation désastreuse...
Pour les personnes valides, le suicide
est relativement simple, mais je me rendis bientôt compte que c'est un exploit
très difficile pour un handicapé moteur...
Yolanda, mon épouse, eut vite fait de
deviner à quoi je pensais et elle me mit en face des faits. Son argumentation
fut simple et directe... Elle m'expliqua ce que ma mort représenterait pour
elle et pour nos enfants. Ce n'était pas mon affaire personnelle, car, bien que
nos existences nous appartiennent en théorie, elles sont hypothéquées. Ma vie
appartient en priorité à ma famille et aussi à beaucoup d'autres. Cette
démonstration du fait que le suicide est un crime contre les vivants, contre la
vie elle-même, mit un terme à la discussion...
... J'étais passablement endommagé,
mais aussi vivant que jamais, et il me fallait tirer le meilleur parti des
facultés qui me restaient. Il m'apparut à ce moment qu'en fait, c'est là la
condition humaine universelle. Nous devons tous nous débrouiller dans la vie en
tenant compte de nos limites, et si je souffrais de certains handicaps
physiques, je gardais tout de même pas mal de forces. Mon cerveau était la
seule partie de mon cortex central qui fonctionnait encore bien ; or il se
trouvait que, justement, c'est grâce à lui que je gagnais ma vie. "Invalidité", le
terme est amorphe et relatif. Combien d'êtres sont incapables de faire ce que
je fais, parce qu'il leur manque l'équipement mental adéquat, et à cet égard,
ils sont invalides et je ne le suis pas. Tout le monde est invalide d'une
manière ou d'une autre. Et même si ma paralysie croissante devait mettre un
jour un terme à ma participation active aux affaires du monde, je pourrais
encore rester là et les regarder se dérouler. L'anthropologie avait fait de moi
un voyeur, un spectateur des choses humaines, elle m'avait appris à saisir leur
beauté fuyante et leur caractère éphémère. Être vivant était vraiment trop
intéressant pour s'en priver. Je décidai de rejoindre le monde.
Néanmoins, mon attitude envers la vie
et les vivants s'était modifiée pendant ma maladie. Mon existence même se
trouvait sous une menace si constante que je commençai à considérer chaque
jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année comme des cadeaux. Depuis ce
moment-là, j'ai vécu au présent, chaque jour comme l'oeuvre
d'une vie, chaque anniversaire comme un miracle. Et quand la fin arrivera, me
suis-je dit, mon état se sera sans doute détérioré à tel point que la mort,
elle aussi, arrivera comme un cadeau. Et ainsi je n'ai plus eu peur de la mort.
Depuis lors, elle s'est tenue à côté de moi comme une vieille amie,
s'accommodant tant bien que mal de
ma réaffirmation de la vie !
*****
Les universitaires font trois choses :
ils enseignent, ils font de la recherche et ils écrivent. En 1977, j'enseignais
et j'écrivais et, quelques années plus tard, j'allais entreprendre une enquête
nouvelle et importante. Se posent alors certaines questions. Qui, en fait, est
invalide ? Qu'est-ce, en tout état de cause, que l'invalidité ? Quand, en 1980,
il me fallut remplir la formule du recensement, j'examinai soigneusement le
paragraphe qui demandait si quelqu'un, dans le ménage, était totalement
invalide et j'ai coché la case "non". Il me semblait que cette
question se rapportait au revenu davantage qu'à la santé et j'étais toujours
employé à plein temps. Mes déficiences physiques m'interdisaient désormais de
travailler sur le terrain, mais de toute façon j'en avais un peu passé l'âge.
Autrement, je n'étais ni "handicapé" ni "invalide" dans ma
profession. Et j'en tirais une satisfaction immodérée...
Mon combat contre le déclin était
devenu plus intense du fait que je cherchais à nier mon invalidité. Mon
dépassement des limites de mon corps était une manière de dire au monde
académique que j'existais toujours et que je faisais ce que j'avais toujours
fait. Et toutes mes activités fébriles, tant à l'université que dans ma
communauté, n'étaient rien d'autre que des cris lancés au monde : " Eh oui
! dans ce corps-là, c'est bien toujours le même
bonhomme. " Elles me servaient à protéger mon identité, à préserver le
sentiment intérieur que ressent tout individu d'être ce qu'il est, sentiment
qui lui permet de s'ancrer à un univers éphémère. Nombre de ceux qui font
autorité dans le domaine de la rééducation des handicapés ne manqueront sans
doute pas de considérer que c'est la preuve que je n'ai pas réussi à
"accepter" mon invalidité - traduisez : mon refus de devenir un bon
client passif de leurs services. Au contraire, je savais fort bien ce dont
j'étais atteint et aussi que cela empirerait et ne s'améliorerait pas. J'acceptais
ma condition physique, mais je n'acceptais pas et n'accepterai jamais ses
limites sociales ni qu'on escamote mon passé. Aucun handicapé, aucun invalide
ne devrait jamais se résoudre à cette acceptation, car la refuser est la base
même du combat pour la vie.