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Mai 2011

                                                                                                               VIVRE  À CORPS PERDU

Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé
                            

Robert F. MURPHY

Collection Terre des hommes, Éditions Plon, Paris, 1990, 392 pages

( Publié en américain en 1987 )

2 – LE  CORPS, LE MOI ET LA SOCIÉTÉ

Cet article fait suite à un extrait de la première partie de l’ouvrage :

 

Murphy Robert F. , Vivre à corps perdu. Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé. 1. Au commencement ( ouvrage , 1990)

 

Introduction et remarques personnelles par Henri Charcosset, webmestre

Au moment de la mise en place de cet article, je me trouve à Lamalou-les-Bains ( 34 ), en cure thermale de neurologie et rhumatologie. Parmi les soins, un bain de boue dans lequel se trempent de la tête aux pieds une douzaine de curistes pendant dix minutes. Une personne à mobilité réduite descend dans le bain, puis en ressort, à l'aide d'un élévateur à commande électrique, en étant aidée par une employée des thermes. C’est moi. Bref entretien avec une curiste non handicapée, de vingt ans ma cadette, déjà rencontrée l'an passé. Bien installée dans le bain, elle m'observe y descendre, assis sur le monte-personne.

         - D'elle, en guise de bonjour : " Je suis quand même bien contente de mieux aller que vous ! "

         - De moi, en retour : " Comment savez-vous que vous allez mieux que moi ? On n'a pas eu de contact depuis l'an passé ? "

         - D'elle en retour : " Moi au moins, je ne suis pas en fauteuil roulant ! "

         - De moi en retour : " Sachez qu'on se fatigue bien moins à "rouler" qu'à "marcher" ! "

         Elle est restée sans réaction, tandis que l'employée des thermes, habituée aux personnes handicapées, est partie d'un grand éclat de rire... et que les autres curistes dans le bain, moins familiers sans doute du handicap, faisaient semblant de ne rien avoir entendu !

*****

         Chez les personnes handicapées depuis longtemps (moi, depuis mes 17 ans ), on en a vu d'autres, comme on dit, et l’ on est couramment coutumier de retourner, plutôt à notre avantage, ce genre d'incident, que l'on qualifiera de cocasse.

*****

         L'article ci-après de Robert Murphy, d'après son expérience, est d'un haut niveau et mérite lecture et réflexion, de la part de tout adulte voulant réfléchir au sens de la vie, en y intégrant la place prise par le handicap, dure mais riche réalité des sociétés de toute époque.

         Noter cependant que ce témoignage remonte à plus de vingt-cinq ans et que l'acceptation dans la société, des personnes handicapées, a avancé. Noter surtout, peut-être, que Robert Murphy en réfère spécifiquement aux handicaps acquis à l'âge adulte confirmé. Certaines de ses considérations ne s'appliquent que d'assez loin aux handicapés de la naissance à l'adolescence. Il en va ainsi lorsque Murphy énonce
" quatre modifications de grande portée qui se produisent dans la conscience des invalides : ... acquisition d'une identité totalement nouvelle et indésirable ".  L'enfant, adolescent, handicapé, ne saurait acquérir de telle nouvelle identité, puisque son identité de non handicapé, n'est pas encore établie ! Comme quoi la science des handicaps, très vivante, ne sera jamais finie d'être construite !

 Henri Charcosset, né en 1936, handicapé en fauteuil roulant

 

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TEXTE : 4 - L'altération du moi ;  5 - Les rencontres

 6 - La lutte pour l'autonomie (chapitres regroupés )

 

         Du jour où l'on a posé pour la première fois le diagnostic de ma tumeur jusqu'à mon entrée dans l'univers du fauteuil roulant, j'ai vécu dans l'appréhension croissante d'avoir perdu bien davantage que le plein usage de mes jambes : une partie de moi. Ce n'est pas seulement que les autres agissaient différemment à mon égard, ce qui était d'ailleurs le cas, mais j'éprouvais vis-à-vis de moi-même des sentiments différents. J'avais changé dans ma tête, dans l'image que je me faisais de moi, dans les conditions fondamentales de mon existence. De ce fait, je me sentais seul et isolé, en dépit du fort soutien que m'apportaient ma famille et mes amis ; et ce changement était une détérioration, une diminution de tout ce que j'étais. C'était particulièrement pénible pour un homme qui s'était frayé un chemin en luttant avec acharnement pour passer de la pauvreté à une situation respectable... Cela menaçait tout ce que Yolanda, mon épouse, et moi avions construit au cours des années. Au milieu de ma vie, le sol se dérobait sous mes pieds, et je ne comprenais pas pourquoi ni comment cela s'était produit.

         Auparavant, je ne puis me souvenir d'avoir jamais pensé à l'invalidité autrement qu'à quelque chose qui arrivait à d'autres, moins privilégiés que moi. Quelque chose qui ne me concernait pas. Si par hasard un handicapé pénétrait dans mon champ de vision, mon esprit ne parvenait pas à l'enregistrer : c'était une forme de cécité sélective...

         Après l'apparition de mon propre handicap, je devins presque morbidement sensible à la situation sociale des invalides et au traitement qu'on leur réservait et je commençai à remarquer des nuances de comportement qui, naguère, auraient passé complètement au-dessus de ma tête. Une de mes premières observations fut que les relations sociales entre handicapés et personnes valides sont tendues, embarrassées et incertaines...

         Il est impossible d'écarter le caractère intensément problématique des relations entre quelqu'un dont le corps est détérioré et quelqu'un dont le corps est plus ou moins intact en prétendant que le malaise émane seulement de l'ineptie, des préjugés, de la stupidité, etc., du second - quoique cela puisse bien entendu jouer un rôle dans l'affaire. Mais les mieux intentionnées des personnes valides éprouvent une certaine difficulté à prévoir les réactions des invalides, du fait justement que leur interprétation est faussée par l'infirmité qu'ils découvrent. Et, circonstance aggravante, les handicapés, eux aussi, pénètrent dans l'arène sociale avec une perspective faussée. Ce n'est pas seulement leur corps qui est détérioré, mais aussi la façon de penser à eux-mêmes, aux personnes et aux choses du monde extérieur qui s'est profondément modifiée. Ils ont fait l'expérience d'une révolution de la conscience, ils ont subi une métamorphose...

         Depuis que les symptômes de ma tumeur se sont manifestés, les fonctions de la partie supérieure de mon corps ont subi elles aussi une certaine dégradation... Les problèmes des tétraplégiques s'aggravent encore du fait que leurs doigts se recourbent vers l'intérieur des paumes : au printemps 1986, ce processus a rendu ma main gauche presque inutilisable.

         En plus de ces symptômes, j'ai été envahi par une sensation profonde de fatigue, qui va en s'aggravant : c'est une lassitude totale, épuisante, à laquelle je dois résister minute après minute lorsque je ne dors pas. Cela débute dès le matin, quand je lutte pour m'éveiller et me frayer un chemin hors du confort et de l'oubli du sommeil en prenant conscience de moi-même et de mon invalidité retrouvée. Affronter le monde chaque jour est une épreuve pour tout le monde... Mais il est pis d'affronter l'aube lorsqu'on souffre d'une grave déficience. Le désir que j'ai de refuser le monde se poursuit pendant mes ablutions quotidiennes, plus longues et plus fastidieuses d'année en année : il me faut maintenant un quart d'heure pour me raser. Mais si je demeure en mesure d'affronter la vie à 10 heures du matin, vers 4 ou 5 heures de l'après-midi, je commence à flancher. Entre-temps, j'enseigne, je parle à des étudiants et j'assiste à des réunions. Peu après, je rentre chez moi et m'allonge deux heures durant. Je conserve encore assez de force pour passer deux, trois jours au maximum par semaine, à l'université... Mon métier de professeur me permet de travailler chez moi, à mon rythme, quelquefois au lit. Dans aucun autre métier, dis-je souvent à mes élèves diplômés, on ne pourrait employer à cent pour cent une ruine telle que moi ! Il faut donc que ce soit un boulot facile !

         Mais ma fatigue comporte un autre aspect auquel le repos ne saurait servir de remède. C'est un sentiment de lassitude et d'ennui pour pratiquement tout et avec tout un chacun, un désir de me retirer du monde, de plonger dans un trou et de tirer un couvercle au-dessus de ma tête. N'importe quel individu moyen comprendra ce désir, car chacun, à un moment ou à un autre, a la sensation qu'il est soudain trop difficile de venir à bout des choses et souhaite jouir d'un sursis, bénéficier au moins d'une rémission temporaire. Qui n'a jamais eu la tentation de dire alors autour de lui - famille, travail et société - d'aller au diable et de le laisser tranquille ? Qui n'a jamais exprimé cela, fût-ce sans un murmure ?... Pour les handicapés profonds, cette tendance au refus est chronique, parfois parce qu'ils sont déprimés ; plus souvent parce qu'il leur faut affronter jour après jour un monde hostile, ce qui épuise les ressources limitées de leur corps brisé.

         Beaucoup cèdent à l'impulsion et se retirent dans un petit univers... C'est une existence repliée entre les quatre murs d'un appartement et reliée seulement au monde extérieur par la télévision ...        

         Beaucoup d'autres handicapés continuent à lutter jour après jour pour se frayer un chemin dans la société, mais il leur faut en même temps livrer de constants combats d'arrière-garde contre la tendance qui les incite à se retirer eux-mêmes. C'est une force centripète puissante, car elle est exacerbée, en général, par une altération du sens de la personnalité : le "moi" de l'invalide a été endommagé par la destruction partielle du corps. Pour nous, l'invalidité n'est pas seulement une affaire physique ; c'est notre ontologie, c'est la condition même de notre "être-au-monde".

         De tous les symptômes psychologiques associés à l'invalidité, le plus envahissant et le plus destructeur, c'est la perte radicale de l'estime qu'on a pour soi-même...

         À ce moment, je ne pouvais plus m'accrocher au mythe selon lequel je ne me servirais d'un fauteuil roulant que pendant ma convalescence ; je devais affronter l'idée pénible que j'étais marié avec lui pour toujours et qu'il était devenu une extension indispensable de mon corps. Ce qui est étrange, c'est que j'ai ressenti alors cette situation comme un coup terrible porté à mon orgueil.

         C'était lorsque je me trouvais avec des personnes appartenant à la périphérie de mon milieu social que la blessure de mon ego se manifestait de la façon la plus douloureuse, sous la forme d'un sentiment de gêne tout à fait irrationnel...

 

         Mon isolement social devenait encore plus aigu lors des réunions où la station debout est de rigueur, comme les cocktails et certaines réceptions. J'allais découvrir alors que je ne mesurais plus qu'un mètre vingt et que la plus grande partie des échanges sociaux se déroulait à soixante-dix centimètres au-dessus de moi. Quand je m'adressais à une personne qui se tenait debout, il me fallait tendre le cou, renverser la tête en arrière et regarder vers le haut, position qui étire mon larynx et restreint encore la puissance, déjà très diminuée, de ma voix. Dans de telles conditions, la conversation devient un effort pénible. En outre, il s'avéra que, durant de longs moments, ma présence dans la foule était virtuellement ignorée, cet isolement n'étant rompu que par de brefs élans de condescendance auxquels certains se croyaient tenus. Et il était impossible d'échapper à ces prévenances intermittentes, car il est extrêmement difficile de manoeuvrer un fauteuil roulant dans la foule. Ma taille réduite et mon immobilité relative faisaient donc de moi le bénéficiaire sans défense des avances des autres au lieu d'en être l'instigateur. Tel est bien le grief le plus courant des handicapés moteurs : le choix social est des plus limités et il leur faut souvent attendre que l'on vienne à eux. C'est pourquoi, à présent, je ne me rends plus qu'à des réunions restreintes où l'on reste assis...

 

         L'existence retirée n'est qu'un compromis par rapport aux sentiments subjectifs de détérioration et de perte de valeur que ressent l'invalide et qui se manifestent sous forme de honte et de culpabilité... La culpabilité et la honte ne sont pas, en fait, aussi souvent distinctes l'une de l'autre qu'on le prétend souvent. Sous une forme simple, toutes deux impliquent une agression contre l'ego... La honte et la culpabilité sont indissociables du fait que l'une et l'autre affectent l'estime que l'on se porte à soi-même et dégradent la façade de dignité qu'on présente au monde...

 

         Au fur et à mesure que mon état s'est dégradé, j'en suis venu de plus en plus à considérer mon corps comme un dispositif de maintien en vie défectueux, dont la seule fonction est de soutenir ma tête... Le cerveau de Murphy réside dans un corps qui est dépourvu de toute mobilité et de tout sens tactile au-dessous des bras et des épaules et dont la fonction principale consiste à oxygéner le sang, recevoir de la nourriture et éliminer des déchets. Et dans aucune de ces activités il n'effectue un bon boulot. Ma façon de résoudre le dilemme, c'est de me dissocier radicalement de mon corps : sorte d'éthérisation de mon identité. Peut-être une des raisons pour lesquelles j'ai bien réussi à m'adapter à cette situation est-elle que je n'ai jamais été très fier de mon corps... Depuis mon enfance, j'ai cultivé mon esprit davantage que mon aspect physique...

         Ceux qui ont perdu certaines parties de leur corps apprennent à en cultiver d'autres. L'aveugle développe une sensibilité aiguë aux sons, et les tétraplégiques, qui ne peuvent se servir d'annuaires téléphoniques trop lourds, ont des trucs remarquables pour retenir les numéros de téléphone. Mais si l'on se place à un niveau plus fondamental, le corps du tétraplégique n'est plus capable d'un "langage silencieux" dans l'expression des émotions ou des concepts trop insaisissables pour les transmettre par le discours ordinaire : car les circuits délicats de rétroaction entre la pensée et le mouvement ont été rompus. Le sens de la proximité, les gestes, les attitudes corporelles se sont amortis, et l'aptitude du corps à exprimer la pensée a été réduite au silence. C'est peut-être pour cette raison que, pour moi, l'écriture est presque devenue une drogue, car dans cette activité-là, la pensée et l'esprit se muent en système et se conjuguent avec les mouvements de mes mains et les réponses de la machine. Ce qui a une répercussion encore plus profonde sur l'état existentiel, c'est que l'activité mentale du cerveau ne peut plus se perdre dans un dialogue intérieur avec le mouvement physique. Ce qui laisse le malade partir à la dérive dans un monologue solitaire, un soliloque intérieur sans repos, sans sursis et souvent sans sujet. La conscience est dépassée et dévorée par la contemplation, la méditation, la ratiocination et une réflexion sans fin, qui ne sont interrompues que par les quelques mouvements qu'on peut encore faire et par le sommeil.

         Mes pensées et mon sentiment d'être vivant se sont cantonnés dans mon cerveau, et c'est là désormais que je réside. Plus que jamais auparavant, c'est la base à partir de laquelle je rejoins le monde et je l'appréhende. Beaucoup de paralytiques disent qu'ils ne se sentent plus attachés à leur corps... Mais cela présenta aussi quelques aspects positifs... Mon séjour prolongé dans l'invalidité m'a procuré, que cela me plaise ou non, une expérience de l'extranéité bien plus poussée que celle de n'importe quel voyage...

 

         Au cours de toutes les années écoulées depuis le début de cette terrible maladie, je ne me suis jamais demandé consciemment : " Pourquoi moi ? " Il me semble que c'est là une question stupide, qui postule l'existence dans l'univers d'une finalité qui n'existe pas. Mon point de vue est fataliste, attitude qui me prédispose effectivement à tirer de l'existence tout le plaisir que je peux pendant que je le peux. Ce nonobstant, et bien que je puisse fort bien ne pas ruminer sans cesse sur mon infirmité, elle est toujours dans mon esprit, sous une forme exprimée ou non exprimée, et je pense que tel est le cas de tous les handicapés. C'est une condition préalable de mes plans et de mes projets, c'est la prémisse de toutes mes pensées. Alors qu'autrefois mon impression d' "incarnation" allait de soi et existait en moi de manière positive et inconsciente, actuellement, mon impression de "désincarnation" est problématique, négative - et consciente. Mon identité a perdu ses amarres, elle est devenue contingente et dépend d'un handicap physique.

         Cette conscience dévorante du handicap envahit jusqu'à mes rêves. Au début, quand mon infirmité s'est déclarée, je pouvais encore marcher tant bien que mal et mes rêves restaient parfaitement normaux. Mais au fur et à mesure du passage des années, lorsque j'ai perdu la faculté de me tenir debout et de me déplacer, un curieux changement s'est produit. Dans tous mes rêves, je me mets à marcher et à me mouvoir librement, souvent dans des sites dangereux ; ce qui est significatif, c'est que je ne me trouve jamais dans un fauteuil roulant.... Mais au beau milieu du rêve, je me rappelle que je ne peux pas marcher, et dès lors je commence à tituber et je tombe...

 

         L'invalidité exerce sur le sens de qui on est et de ce qu'on est une emprise bien plus forte que n'importe quel rôle social, même les rôles clés comme l'âge, le métier et l'appartenance ethnique. Car ces rôles-là peuvent être manipulés, neutralisés, voire suspendus, ce qui permet de les adapter les uns aux autres. En outre, on peut jouer chacun de ces rôles devant un public séparé et mener ainsi des existences multiples. Mais il est impossible de mettre en veilleuse une infirmité et de la dissimuler au monde. Une grave invalidité contamine toute revendication d'un statut social, elle relègue au second plan toutes les acquisitions qu'on a faites dans sa vie, tous les autres rôles sociaux, et même la sexualité. Ce n'est pas un rôle : c'est une identité, une caractéristique dominante à laquelle tout rôle social doit s'adapter. Et si le paralytique ne peut libérer son esprit de son handicap, la société, pour sa part, ne lui permet pas de l'oublier.

         Compte tenu de l'amplitude de cette agression du moi, il est compréhensible qu'une autre composante majeure de la vie subjective du handicapé soit la colère, disposition d'esprit si diffuse et si subtile, si soigneusement aménagée que je n'en ai pris conscience, pour ma part, qu'en écrivant ce livre...

         La colère des infirmes revêt deux formes différentes. La première est une colère existentielle, une amertume envahissante à propos de son sort, un cri de rage rauque et vain contre le destin. C'est un sentiment alimenté par la haine de soi qu'engendrent la honte et la culpabilité inconscientes.

         L'autre espèce de colère des handicapés est situationnelle ; c'est une réaction contre la frustration et contre ce qu'on perçoit comme un mauvais traitement. En la matière, j'ai une bonne dose d'expérience... Il m'arrive aussi d'essayer en vain, pendant plus d'une minute, de prendre une feuille de papier sur mon bureau ou de tourner une page, manoeuvres banales pour n'importe qui, mais véritable exploit pour moi parce que mes doigts ont perdu à la fois toute force et toute dextérité. Ces frustrations, je les subis tout comme d'autres paralytiques plusieurs fois par jour. Ce sont des faits minimes, mais ils acquièrent à la longue une intensité considérable par leur accumulation et du fait qu'ils sont attisés par l'autre colère, la colère existentielle, toujours présente à l'état latent.

         Le caractère et la virulence de la colère varient beaucoup d'un invalide à l'autre, car chaque personne a un vécu différent, mais il me semble que ce qui compte surtout, c'est la gravité et le type de handicap...

         La colère des invalides découle, en premier lieu, des lacunes de leurs fonctions physiques, mais, comme on va voir, elle est fortement aggravée par leur interaction avec le monde des gens valides. Les handicapés subissent jour après jour des rebuffades, des dérobades, de la condescendance et, parfois, de la cruauté pure et simple ; même si rien de tel ne se produit, ils imaginent souvent qu'ils ont essuyé ces affronts. Mais quelle que soit la source de leurs griefs, les invalides n'ont que des moyens limités de les manifester. Les tétraplégiques ne peuvent se draper dans leur dignité ; ils ne peuvent user de ce qu'on appelle le langage corporel pour indiquer leur réprobation. Ce qui complique encore les choses, c'est qu' il leur faut présenter aux autres une image rassurante de leur état : c'est le prix à payer pour des relations normales. Ainsi, les handicapés ne peuvent manifester ni peur, ni peine, ni dépression, ni pulsions sexuelles, ni colère, car cela dérangerait les personnes valides. Les êtres aux membres abîmés n'ont que le droit de rire...

 

         En résumé, tant par mon expérience personnelle que par les recherches que j'ai faites et les ouvrages que d'autres y ont consacré, je suis arrivé à la conclusion que les quatre modifications de grande portée qui se produisent dans la conscience des invalides sont les suivantes : diminution de l'estime de soi-même ; invasion et occupation de la pensée par la déficience physique ; flux latent de violente colère ; acquisition d'une identité totalement nouvelle et indésirable...

         Peu après avoir commencé à vivre dans un fauteuil roulant, je me suis mis à observer d'autres changements bizarres dans mon univers social...

         Durant les deux premières années que j'ai passées dans mon fauteuil roulant, j'ai observé que les hommes et les femmes réagissaient vis-à-vis de moi de façon différente. Les hommes d'âge moyen et de classe moyenne, mes pairs, semblaient plus menacés par mon invalidité, probablement parce qu'ils s'identifiaient davantage à moi. En revanche, je constatai que mes relations avec la plupart des femmes de tous les âges étaient devenues plus détendues et plus ouvertes ; elles manifestaient plus de sollicitude à mon égard et, en même temps, paraissaient plus à l'aise en ma compagnie. J'ai remarqué aussi à ce moment que, lorsque je me trouvais dans un ascenseur avec une femme, souvent elle me saluait ou entamait une conversation, alors que, du temps où je marchais, nous aurions tous deux regardé en silence le tableau de bord...

         Je trouvais cette nouvelle ouverture dans mes rapports avec les femmes réconfortante et agréable, car bien que je sois totalement monogame, j'ai toujours pris plaisir à la compagnie des femmes...

         Ainsi, la raison pour laquelle je suis maintenant plus à mon aise avec les femmes, c'est que je ne représente plus pour elles un danger virtuel. Après tout, même si je veux faire des avances à une femme, il lui est facile, désormais, de m'échapper ; les femmes, compte tenu de mon état, maîtrisent cet aspect de nos relations. On peut faire valoir qu'en toute hypothèse un professeur âgé et respectable ne représente plus une grave menace excepté pour lui-même, mais cet argument néglige le fait que l'attitude défensive des femmes est fondée sur une anxiété invétérée et en grande partie préconsciente. Dans les relations entre sexes, il s'agit moins d'un élément actif que d'une prémisse non exprimée...

         D'autres chercheurs ont noté, eux aussi, que les femmes entrent plus facilement en relation avec les invalides et quelques-uns ont attribué ce fait au rôle féminin traditionnel de nourrice et de soignante. Il se peut bien que ce facteur intervienne dans leur attitude, mais je doute qu'il s'agisse de leur motivation essentielle. Dans le passé, les femmes ont investi le domaine des soins aux malades parce que c'était un des meilleurs emplois qui leur étaient ouverts. À l'heure actuelle, elles préfèrent devenir médecin ou banquier. Et si l'on m'objecte qu'elles ont un don inné pour s'occuper des êtres souffrants, je me bornerai à dire que, parmi les soins les plus attentifs qui m'aient été prodigués, je compte ceux qui l'ont été par des hommes et quelques-uns des plus détestables par des femmes. Plutôt que de vouloir à tout prix attribuer aux femmes une sorte d'instinct maternel, il serait plus pertinent de noter à nouveau que l'invalidité nivelle ; elle met un terme à un antique combat pour le pouvoir et règle une fois pour toutes la question de la " supériorité masculine "...

        

         En fin de compte, la conception du handicap physique comme sous-catégorie de la déviance aboutit à une confusion des problèmes et conduit les sociologues dans une impasse. Au cours de notre enquête ( sur le handicap ), mes collaborateurs et moi-même avons trouvé plus fécond d'envisager l'invalidité dans un cadre différent, qui permet à la fois d'universaliser la situation de l'invalide et de préserver son caractère unique. Nous avons traité l'invalidité comme une forme de liminalité. C'est un concept que j'ai créé quand j'ai analysé mon état d'esprit à la suite d'une intervention neurochirurgicale... Les rites d'initiation ont pour but d'impliquer la communauté dans la transformation d'un individu qui passe d'une position dans la société à une autre. Dans sa forme typique, ce processus comporte trois phases : isolement et instruction de l'initié, renaissance rituelle et réincorporation dans la société avec un rôle nouveau. C'est pendant la phase de transition entre l'isolement et la renaissance qu'on dit que le sujet est dans un état liminal : c'est-à-dire, littéralement, qu'il est " sur le seuil ", qu'il se trouve dans des limbes sociaux où il est maintenu en dehors du système social formel.