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Mai 2011
VIVRE À CORPS PERDU
Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé
Robert F. MURPHY
Collection Terre des hommes, Éditions Plon, Paris, 1990, 392 pages
( Publié en américain en 1987 )
2 –
LE CORPS, LE MOI ET LA SOCIÉTÉ
Cet article fait suite
à un extrait de la première partie de l’ouvrage :
Murphy
Robert F. , Vivre à corps perdu. Le témoignage et le combat d’un
anthropologue paralysé. 1. Au commencement ( ouvrage ,
1990)
Introduction et remarques
personnelles par Henri Charcosset, webmestre
Au moment de
la mise en place de cet article, je me trouve à Lamalou-les-Bains ( 34 ), en cure thermale de neurologie et rhumatologie.
Parmi les soins, un bain de boue dans lequel se trempent de la tête aux pieds
une douzaine de curistes pendant dix minutes. Une personne à mobilité réduite
descend dans le bain, puis en ressort, à l'aide d'un élévateur à commande
électrique, en étant aidée par une employée des thermes. C’est moi. Bref
entretien avec une curiste non handicapée, de vingt ans ma cadette, déjà
rencontrée l'an passé. Bien installée dans le bain, elle m'observe y descendre,
assis sur le monte-personne.
- D'elle, en
guise de bonjour : " Je suis quand même bien contente de mieux aller que
vous ! "
- De moi, en retour :
" Comment savez-vous que vous allez mieux que moi ? On n'a pas eu de
contact depuis l'an passé ? "
- D'elle en retour :
" Moi au moins, je ne suis pas en fauteuil roulant ! "
- De moi en retour :
" Sachez qu'on se fatigue bien moins à "rouler" qu'à
"marcher" ! "
Elle est restée sans
réaction, tandis que l'employée des thermes, habituée aux personnes
handicapées, est partie d'un grand éclat de rire... et que les autres curistes
dans le bain, moins familiers sans doute du handicap, faisaient semblant de ne
rien avoir entendu !
*****
Chez les personnes
handicapées depuis longtemps (moi, depuis mes 17 ans ),
on en a vu d'autres, comme on dit, et l’ on est couramment coutumier de
retourner, plutôt à notre avantage, ce genre d'incident, que l'on qualifiera de
cocasse.
*****
L'article ci-après de
Robert Murphy, d'après son expérience, est d'un haut niveau et mérite lecture
et réflexion, de la part de tout adulte voulant réfléchir au sens de la vie, en
y intégrant la place prise par le handicap, dure mais riche réalité des
sociétés de toute époque.
Noter cependant que ce
témoignage remonte à plus de vingt-cinq ans et que l'acceptation dans la
société, des personnes handicapées, a avancé. Noter surtout, peut-être, que
Robert Murphy en réfère spécifiquement aux handicaps acquis à l'âge adulte
confirmé. Certaines de ses considérations ne s'appliquent que d'assez loin aux
handicapés de la naissance à l'adolescence. Il en va ainsi lorsque Murphy
énonce
" quatre modifications de grande portée qui se produisent dans la
conscience des invalides : ... acquisition d'une identité totalement nouvelle
et indésirable ". L'enfant,
adolescent, handicapé, ne saurait acquérir de telle nouvelle identité, puisque
son identité de non handicapé, n'est pas encore établie ! Comme quoi la science
des handicaps, très vivante, ne sera jamais finie d'être construite !
Henri Charcosset, né en 1936, handicapé en fauteuil roulant
*****
TEXTE : 4 -
L'altération du moi ; 5 - Les rencontres
6 - La
lutte pour l'autonomie (chapitres regroupés )
Du jour où l'on a posé pour la première fois
le diagnostic de ma tumeur jusqu'à mon entrée dans l'univers du fauteuil
roulant, j'ai vécu dans l'appréhension croissante d'avoir perdu bien davantage
que le plein usage de mes jambes : une partie de moi. Ce n'est pas seulement
que les autres agissaient différemment à mon égard, ce qui était d'ailleurs le
cas, mais j'éprouvais vis-à-vis de moi-même des sentiments différents. J'avais
changé dans ma tête, dans l'image que je me faisais de moi, dans les conditions
fondamentales de mon existence. De ce fait, je me sentais seul et isolé, en
dépit du fort soutien que m'apportaient ma famille et mes amis ; et ce
changement était une détérioration, une diminution de tout ce que j'étais.
C'était particulièrement pénible pour un homme qui s'était frayé un chemin en
luttant avec acharnement pour passer de la pauvreté à une situation
respectable... Cela menaçait tout ce que Yolanda, mon épouse, et moi avions
construit au cours des années. Au milieu
de ma vie, le sol se dérobait sous mes pieds, et je ne comprenais pas
pourquoi ni comment cela s'était produit.
Auparavant, je ne puis me
souvenir d'avoir jamais pensé à l'invalidité autrement qu'à quelque chose qui
arrivait à d'autres, moins privilégiés que moi. Quelque chose qui ne me
concernait pas. Si par hasard un handicapé pénétrait dans mon champ de vision,
mon esprit ne parvenait pas à l'enregistrer : c'était une forme de cécité
sélective...
Après l'apparition de mon
propre handicap, je devins presque morbidement
sensible à la situation sociale des invalides et au traitement qu'on leur
réservait et je commençai à remarquer des nuances de comportement qui, naguère,
auraient passé complètement au-dessus de ma tête. Une de mes premières
observations fut que les relations sociales entre handicapés et personnes
valides sont tendues, embarrassées et incertaines...
Il est impossible
d'écarter le caractère intensément problématique des relations entre quelqu'un
dont le corps est détérioré et quelqu'un dont le corps est plus ou moins intact
en prétendant que le malaise émane seulement de l'ineptie, des préjugés, de la
stupidité, etc., du second - quoique cela puisse bien entendu jouer un rôle
dans l'affaire. Mais les mieux intentionnées des personnes valides éprouvent
une certaine difficulté à prévoir les réactions des invalides, du fait
justement que leur interprétation est faussée par l'infirmité qu'ils
découvrent. Et, circonstance aggravante, les handicapés, eux aussi, pénètrent
dans l'arène sociale avec une perspective faussée. Ce n'est pas seulement leur
corps qui est détérioré, mais aussi la façon de penser à eux-mêmes, aux
personnes et aux choses du monde extérieur qui s'est profondément modifiée. Ils
ont fait l'expérience d'une révolution de la conscience, ils ont subi une
métamorphose...
Depuis que les symptômes
de ma tumeur se sont manifestés, les fonctions de la partie supérieure de mon
corps ont subi elles aussi une certaine dégradation... Les problèmes des
tétraplégiques s'aggravent encore du fait que leurs doigts se recourbent vers
l'intérieur des paumes : au printemps 1986, ce processus a rendu ma main gauche
presque inutilisable.
En plus de ces symptômes,
j'ai été envahi par une sensation
profonde de fatigue, qui va en s'aggravant : c'est une lassitude totale,
épuisante, à laquelle je dois résister minute après minute lorsque je ne dors
pas. Cela débute dès le matin, quand je lutte pour m'éveiller et me frayer un
chemin hors du confort et de l'oubli du sommeil en prenant conscience de
moi-même et de mon invalidité retrouvée. Affronter le monde chaque jour est une
épreuve pour tout le monde... Mais il est pis d'affronter l'aube lorsqu'on
souffre d'une grave déficience. Le désir que j'ai de
refuser le monde se poursuit pendant mes ablutions quotidiennes, plus longues
et plus fastidieuses d'année en année : il me faut maintenant un quart d'heure
pour me raser. Mais si je demeure en mesure d'affronter la vie à 10 heures du
matin, vers 4 ou 5 heures de l'après-midi, je commence à flancher. Entre-temps,
j'enseigne, je parle à des étudiants et j'assiste à des réunions. Peu après, je
rentre chez moi et m'allonge deux heures durant. Je conserve encore assez de
force pour passer deux, trois jours au maximum par semaine, à l'université... Mon métier de professeur me permet de
travailler chez moi, à mon rythme, quelquefois au lit. Dans aucun autre
métier, dis-je souvent à mes élèves diplômés, on ne pourrait employer à cent
pour cent une ruine telle que moi ! Il faut donc que ce soit un boulot facile !
Mais ma fatigue comporte
un autre aspect auquel le repos ne saurait servir de remède. C'est un sentiment
de lassitude et d'ennui pour pratiquement tout et avec tout un chacun, un désir
de me retirer du monde, de plonger dans un trou et de tirer un couvercle
au-dessus de ma tête. N'importe quel individu moyen comprendra ce désir, car
chacun, à un moment ou à un autre, a la sensation qu'il est soudain trop
difficile de venir à bout des choses et souhaite jouir d'un sursis, bénéficier
au moins d'une rémission temporaire. Qui n'a jamais eu la tentation de dire
alors autour de lui - famille, travail et société - d'aller au diable et de le
laisser tranquille ? Qui n'a jamais exprimé cela, fût-ce sans un murmure ?...
Pour les handicapés profonds, cette tendance au refus est chronique, parfois
parce qu'ils sont déprimés ; plus souvent parce qu'il leur faut affronter jour
après jour un monde hostile, ce qui épuise les ressources limitées de leur
corps brisé.
Beaucoup cèdent à l'impulsion
et se retirent dans un petit univers... C'est une existence repliée entre les
quatre murs d'un appartement et reliée seulement au monde extérieur par la
télévision ...
Beaucoup d'autres
handicapés continuent à lutter jour après jour pour se frayer un chemin dans la
société, mais il leur faut en même temps livrer de constants combats
d'arrière-garde contre la tendance qui les incite à se retirer eux-mêmes. C'est
une force centripète puissante, car elle est exacerbée, en général, par une
altération du sens de la personnalité : le "moi" de l'invalide a été
endommagé par la destruction partielle du corps. Pour nous, l'invalidité n'est pas seulement une affaire physique ;
c'est notre ontologie, c'est la condition même de notre
"être-au-monde".
De tous les symptômes
psychologiques associés à l'invalidité, le plus envahissant et le plus
destructeur, c'est la perte radicale de l'estime qu'on a pour soi-même...
À ce moment, je ne pouvais
plus m'accrocher au mythe selon lequel je ne me servirais d'un fauteuil roulant
que pendant ma convalescence ; je devais affronter l'idée pénible que j'étais
marié avec lui pour toujours et qu'il était devenu une extension indispensable
de mon corps. Ce qui est étrange, c'est que j'ai ressenti alors cette situation
comme un coup terrible porté à mon orgueil.
C'était lorsque je me
trouvais avec des personnes appartenant à la périphérie de mon milieu social
que la blessure de mon ego se manifestait de la façon la plus douloureuse, sous
la forme d'un sentiment de gêne tout à fait irrationnel...
Mon isolement social
devenait encore plus aigu lors des réunions où la station debout est de
rigueur, comme les cocktails et certaines réceptions. J'allais découvrir alors
que je ne mesurais plus qu'un mètre vingt et que la plus grande partie des
échanges sociaux se déroulait à soixante-dix centimètres au-dessus de moi.
Quand je m'adressais à une personne qui se tenait debout, il me fallait tendre
le cou, renverser la tête en arrière et regarder vers le haut, position qui
étire mon larynx et restreint encore la puissance, déjà très diminuée, de ma
voix. Dans de telles conditions, la conversation devient un effort pénible. En
outre, il s'avéra que, durant de longs moments, ma présence dans la foule était
virtuellement ignorée, cet isolement n'étant rompu que par de brefs élans de
condescendance auxquels certains se croyaient tenus. Et il était impossible
d'échapper à ces prévenances intermittentes, car il est extrêmement difficile
de manoeuvrer un fauteuil roulant dans la foule. Ma
taille réduite et mon immobilité relative faisaient donc de moi le bénéficiaire
sans défense des avances des autres au lieu d'en être l'instigateur. Tel est
bien le grief le plus courant des
handicapés moteurs : le choix social est des plus limités et il leur faut
souvent attendre que l'on vienne à eux. C'est pourquoi, à présent, je ne me
rends plus qu'à des réunions restreintes où l'on reste assis...
L'existence retirée n'est
qu'un compromis par rapport aux sentiments subjectifs de détérioration et de
perte de valeur que ressent l'invalide et qui se manifestent sous forme de
honte et de culpabilité... La culpabilité et la honte ne sont pas, en fait,
aussi souvent distinctes l'une de l'autre qu'on le prétend souvent. Sous une
forme simple, toutes deux impliquent une agression contre l'ego... La honte et
la culpabilité sont indissociables du fait que l'une et l'autre affectent
l'estime que l'on se porte à soi-même et dégradent la façade de dignité qu'on
présente au monde...
Au fur et à mesure que mon
état s'est dégradé, j'en suis venu de plus en plus à considérer mon corps comme
un dispositif de maintien en vie défectueux, dont la seule fonction est de
soutenir ma tête... Le cerveau de Murphy réside dans un corps qui est dépourvu
de toute mobilité et de tout sens tactile au-dessous des bras et des épaules et
dont la fonction principale consiste à oxygéner le sang, recevoir de la
nourriture et éliminer des déchets. Et dans aucune de ces activités il
n'effectue un bon boulot. Ma façon de
résoudre le dilemme, c'est de me dissocier radicalement de mon corps : sorte
d'éthérisation de mon identité. Peut-être une des raisons pour lesquelles
j'ai bien réussi à m'adapter à cette situation est-elle que je n'ai jamais été
très fier de mon corps... Depuis mon enfance, j'ai cultivé mon esprit davantage
que mon aspect physique...
Ceux qui ont perdu
certaines parties de leur corps apprennent à en cultiver d'autres. L'aveugle
développe une sensibilité aiguë aux sons, et les tétraplégiques, qui ne peuvent
se servir d'annuaires téléphoniques trop lourds, ont des trucs remarquables
pour retenir les numéros de téléphone. Mais si l'on se place à un niveau plus
fondamental, le corps du tétraplégique n'est plus capable d'un "langage
silencieux" dans l'expression des émotions ou des concepts trop
insaisissables pour les transmettre par le discours ordinaire : car les
circuits délicats de rétroaction entre la pensée et le mouvement ont été
rompus. Le sens de la proximité, les gestes, les attitudes corporelles se sont amortis, et l'aptitude du corps à exprimer la pensée a été
réduite au silence. C'est peut-être pour cette raison que, pour moi, l'écriture est presque devenue une drogue, car dans cette
activité-là, la pensée et l'esprit se muent en système et se conjuguent
avec les mouvements de mes mains et les réponses de la machine. Ce qui a une
répercussion encore plus profonde sur l'état existentiel, c'est que l'activité
mentale du cerveau ne peut plus se perdre dans un dialogue intérieur avec le
mouvement physique. Ce qui laisse le malade partir à la dérive dans un
monologue solitaire, un soliloque intérieur sans repos, sans sursis et souvent
sans sujet. La conscience est dépassée et dévorée par la contemplation, la
méditation, la ratiocination et une réflexion sans fin, qui ne sont interrompues
que par les quelques mouvements qu'on peut encore faire et par le sommeil.
Mes pensées et mon sentiment d'être vivant se sont cantonnés dans mon
cerveau, et c'est là désormais que je réside. Plus que jamais auparavant,
c'est la base à partir de laquelle je rejoins le monde et je l'appréhende.
Beaucoup de paralytiques disent qu'ils ne se sentent plus attachés à leur
corps... Mais cela présenta aussi quelques aspects positifs... Mon séjour
prolongé dans l'invalidité m'a procuré, que cela me plaise ou non, une
expérience de l'extranéité bien plus poussée que celle de n'importe quel
voyage...
Au cours de toutes les
années écoulées depuis le début de cette terrible maladie, je ne me suis jamais
demandé consciemment : " Pourquoi moi ? " Il me semble que c'est là
une question stupide, qui postule l'existence dans l'univers d'une finalité qui
n'existe pas. Mon point de vue est fataliste, attitude qui me prédispose
effectivement à tirer de l'existence tout le plaisir que je peux pendant que je
le peux. Ce nonobstant, et bien que je puisse fort bien ne pas ruminer sans
cesse sur mon infirmité, elle est toujours dans mon esprit, sous une forme
exprimée ou non exprimée, et je pense que tel est le cas de tous les
handicapés. C'est une condition préalable de mes plans et de mes projets, c'est
la prémisse de toutes mes pensées. Alors qu'autrefois mon impression d'
"incarnation" allait de soi et existait en moi de manière positive et
inconsciente, actuellement, mon impression de "désincarnation" est
problématique, négative - et consciente. Mon identité a perdu ses amarres, elle
est devenue contingente et dépend d'un handicap physique.
Cette conscience dévorante du handicap envahit jusqu'à mes rêves.
Au début, quand mon infirmité s'est déclarée, je pouvais encore marcher tant
bien que mal et mes rêves restaient parfaitement normaux. Mais au fur et à
mesure du passage des années, lorsque j'ai perdu la faculté de me tenir debout
et de me déplacer, un curieux changement s'est produit. Dans tous mes rêves, je
me mets à marcher et à me mouvoir librement, souvent dans des sites dangereux ;
ce qui est significatif, c'est que je ne me trouve jamais dans un fauteuil
roulant.... Mais au beau milieu du rêve, je me rappelle que je ne peux pas
marcher, et dès lors je commence à tituber et je tombe...
L'invalidité exerce sur le
sens de qui on est et de ce qu'on est une emprise bien plus forte que n'importe
quel rôle social, même les rôles clés comme l'âge, le métier et l'appartenance
ethnique. Car ces rôles-là peuvent être manipulés, neutralisés, voire
suspendus, ce qui permet de les adapter les uns aux autres. En outre, on peut
jouer chacun de ces rôles devant un public séparé et mener ainsi des existences
multiples. Mais il est impossible de mettre en veilleuse une infirmité et de la
dissimuler au monde. Une grave invalidité contamine toute revendication d'un
statut social, elle relègue au second plan toutes les acquisitions qu'on a
faites dans sa vie, tous les autres rôles sociaux, et même la sexualité. Ce
n'est pas un rôle : c'est une identité, une caractéristique dominante à
laquelle tout rôle social doit s'adapter. Et si le paralytique ne peut libérer
son esprit de son handicap, la société, pour sa part, ne lui permet pas de
l'oublier.
Compte tenu de l'amplitude
de cette agression du moi, il est compréhensible qu'une autre composante
majeure de la vie subjective du handicapé soit la colère, disposition d'esprit
si diffuse et si subtile, si soigneusement aménagée que je n'en ai pris conscience,
pour ma part, qu'en écrivant ce livre...
La colère des infirmes
revêt deux formes différentes. La première est une colère existentielle, une
amertume envahissante à propos de son sort, un cri de rage rauque et vain
contre le destin. C'est un sentiment alimenté par la haine de soi qu'engendrent
la honte et la culpabilité inconscientes.
L'autre espèce de colère
des handicapés est situationnelle ; c'est une réaction contre la frustration et
contre ce qu'on perçoit comme un mauvais traitement. En la matière, j'ai une
bonne dose d'expérience... Il m'arrive aussi d'essayer en vain, pendant plus
d'une minute, de prendre une feuille de papier sur mon bureau ou de tourner une
page, manoeuvres banales pour n'importe qui, mais
véritable exploit pour moi parce que mes doigts ont perdu à la fois toute force
et toute dextérité. Ces frustrations, je les subis tout comme d'autres
paralytiques plusieurs fois par jour. Ce sont des faits minimes, mais ils
acquièrent à la longue une intensité considérable par leur accumulation et du
fait qu'ils sont attisés par l'autre colère, la colère existentielle, toujours
présente à l'état latent.
Le caractère et la
virulence de la colère varient beaucoup d'un invalide à l'autre, car chaque
personne a un vécu différent, mais il me semble que ce qui compte surtout,
c'est la gravité et le type de handicap...
La colère des invalides
découle, en premier lieu, des lacunes de leurs fonctions physiques, mais, comme
on va voir, elle est fortement aggravée par leur interaction avec le monde des
gens valides. Les handicapés subissent jour après jour des rebuffades, des
dérobades, de la condescendance et, parfois, de la cruauté pure et simple ;
même si rien de tel ne se produit, ils imaginent souvent qu'ils ont essuyé ces
affronts. Mais quelle que soit la source de leurs griefs, les invalides n'ont
que des moyens limités de les manifester. Les tétraplégiques ne peuvent se
draper dans leur dignité ; ils ne peuvent user de ce qu'on appelle le langage
corporel pour indiquer leur réprobation. Ce qui complique encore les choses,
c'est qu' il leur faut présenter aux autres une image
rassurante de leur état : c'est le prix à payer pour des relations normales.
Ainsi, les handicapés ne peuvent manifester ni peur, ni peine, ni dépression,
ni pulsions sexuelles, ni colère, car cela dérangerait les personnes valides.
Les êtres aux membres abîmés n'ont que le droit de rire...
En résumé, tant par mon
expérience personnelle que par les recherches que j'ai faites et les ouvrages
que d'autres y ont consacré, je suis arrivé à la conclusion que les quatre
modifications de grande portée qui se produisent dans la conscience des
invalides sont les suivantes : diminution de l'estime de soi-même ; invasion et
occupation de la pensée par la déficience physique ; flux latent de violente
colère ; acquisition d'une identité totalement nouvelle et indésirable...
Peu après avoir commencé à
vivre dans un fauteuil roulant, je me suis mis à observer d'autres changements
bizarres dans mon univers social...
Durant les deux premières
années que j'ai passées dans mon fauteuil roulant, j'ai observé que les hommes
et les femmes réagissaient vis-à-vis de moi de façon différente. Les hommes
d'âge moyen et de classe moyenne, mes pairs, semblaient plus menacés par mon
invalidité, probablement parce qu'ils s'identifiaient davantage à moi. En
revanche, je constatai que mes relations avec la plupart des femmes de tous les
âges étaient devenues plus détendues et plus ouvertes ; elles manifestaient
plus de sollicitude à mon égard et, en même temps, paraissaient plus à l'aise
en ma compagnie. J'ai remarqué aussi à ce moment que, lorsque je me trouvais
dans un ascenseur avec une femme, souvent elle me saluait ou entamait une
conversation, alors que, du temps où je marchais, nous aurions tous deux regardé
en silence le tableau de bord...
Je trouvais cette nouvelle ouverture dans mes rapports avec les femmes
réconfortante et agréable, car bien que je sois totalement monogame, j'ai
toujours pris plaisir à la compagnie des femmes...
Ainsi, la raison pour
laquelle je suis maintenant plus à mon aise avec les femmes, c'est que je ne
représente plus pour elles un danger virtuel. Après tout, même si je veux faire
des avances à une femme, il lui est facile, désormais, de m'échapper ; les
femmes, compte tenu de mon état, maîtrisent cet aspect de nos relations. On
peut faire valoir qu'en toute hypothèse un professeur âgé et respectable ne
représente plus une grave menace excepté pour lui-même, mais cet argument
néglige le fait que l'attitude défensive des femmes est fondée sur une anxiété
invétérée et en grande partie préconsciente. Dans les relations entre sexes, il
s'agit moins d'un élément actif que d'une prémisse non exprimée...
D'autres chercheurs ont
noté, eux aussi, que les femmes entrent plus facilement en relation avec les
invalides et quelques-uns ont attribué ce fait au rôle féminin traditionnel de
nourrice et de soignante. Il se peut bien que ce facteur intervienne dans leur
attitude, mais je doute qu'il s'agisse de leur motivation essentielle. Dans le
passé, les femmes ont investi le domaine des soins aux malades parce que
c'était un des meilleurs emplois qui leur étaient ouverts. À l'heure actuelle,
elles préfèrent devenir médecin ou banquier. Et si l'on m'objecte qu'elles ont
un don inné pour s'occuper des êtres souffrants, je me bornerai à dire que,
parmi les soins les plus attentifs qui m'aient été prodigués, je compte ceux
qui l'ont été par des hommes et quelques-uns des plus détestables par des
femmes. Plutôt que de vouloir à tout prix attribuer aux femmes une sorte
d'instinct maternel, il serait plus pertinent de noter
à nouveau que l'invalidité nivelle ;
elle met un terme à un antique combat pour le pouvoir et règle une fois pour
toutes la question de la " supériorité masculine "...
En fin de compte, la
conception du handicap physique comme sous-catégorie de la déviance aboutit à
une confusion des problèmes et conduit les sociologues dans une impasse. Au
cours de notre enquête ( sur le handicap ), mes
collaborateurs et moi-même avons trouvé plus fécond d'envisager l'invalidité
dans un cadre différent, qui permet à la fois d'universaliser la situation de
l'invalide et de préserver son caractère unique. Nous avons traité l'invalidité comme une forme de liminalité. C'est
un concept que j'ai créé quand j'ai analysé mon état d'esprit à la suite d'une
intervention neurochirurgicale... Les rites d'initiation ont pour but
d'impliquer la communauté dans la transformation d'un individu qui passe d'une
position dans la société à une autre. Dans sa forme typique, ce processus
comporte trois phases : isolement et instruction de l'initié, renaissance
rituelle et réincorporation dans la société avec un rôle nouveau. C'est pendant
la phase de transition entre l'isolement et la renaissance qu'on dit que le
sujet est dans un état liminal : c'est-à-dire, littéralement, qu'il est "
sur le seuil ", qu'il se trouve dans des limbes sociaux où il est maintenu
en dehors du système social formel.