III Cambronne-Desvignes Chantal(2011), Histoires d’amour ; I. L’oncle Alphonse

Janvier 2011

Introduction, par Henri Charcosset

Avec Chantal Cambronne-Desvignes, nous avons le lien particulier d’être conscrite, conscrit, née, nés en 1936. Chantal s’est présentée, il y a un peu plus de deux ans, sur ce site, au travers de l’article :

 Cambronne-Desvignes Chantal(2008), 72 ans : c’est tout ce que j’ai vécu qui a fait « une belle fille comme moi » ( dans La liste de ses articles)

 Dans cet article-ci, Chantal amorce une série d’Histoires d’amour. Avec L’oncle Alphonse, on remonte à l’époque de l’enfance jusqu’à la fin de l’adolescence de Chantal, en milieu de la petite bourgeoisie (même de la bourgeoisie tout court, si je prends en comparaison mon propre milieu originel, celui de la petite paysannerie).

On ne manquera pas de réfléchir sur le fait, bien mis en évidence dans le récit qui suit, toujours utile, HC.

 

Texte de Chantal Cambronne-Desvignes

 Chez ma grand-mère, durant toute mon, de toute enfance qu’en guère plus de cinquante ans, nos modes d’initiation et de faire vivre la relation d’amour ont considérablement changé. Trop, et surtout trop vite ?

 

Savoir en référer, quand on pense la vie, sa vie, au passé.

Le Jour de l’An se déroulait selon un rite immuable.

 Nous, les Desvignes, arrivions toujours les premiers. Après avoir abandonné nos manteaux dans le bureau, et laissé notre mère filer au salon, nous, les quatre enfants, campions dans le vestibule pour accueillir les innombrables oncles et tantes, cousins et cousines qui ne cessaient d’arriver, et d’accompagner de baisers sonores et de rires, la formule obligatoire :

« Bonne Année, Bonne Santé. »

Quand tout le monde était là, on passait à la salle à manger où trônaient déjà les affreux pots de terre contenant les inévitables nouilles aux champignons qui constituaient l’entrée.

 Nous, les enfants, une bonne douzaine à peu près du même âge, étions relégués tout au bout de l’immense table. Ce qui n’était pas pour nous déplaire.

Nous savions bien en en effet que, ce jour- là, les grandes personnes seraient bien trop occupées à discuter pour faire attention à nous.

Et ce n’est pas par hasard si je ne me souviens absolument plus des plats qui succédaient à ces fameuses nouilles. En fait, nous attendions le moment favorable pour demander si nous pouvions « sortir de table ». 

C’était alors la ruée vers le premier étage que nous pouvions occuper entièrement sans que personne ne se soucie de ce que nous pouvions briquer. Les occupations tranquilles du début de l’après-midi : jeux de carte, nain jaune, canasta étaient interrompues par la grande assemblée autour de ma grand-mère dans le salon Louis XVI, pièce interdite le reste de l’année.

Chaque petit enfant disait un compliment ou un petit poème,

 

 

ou encore, tout ému, chevrotait une  chanson avant de recevoir, des mains de ma grand-mère, son cadeau.

Ma mère, elle, avait à cœur de nous faire présenter un vrai petit spectacle, le plus souvent une chanson jouée, mimée, avec costumes et accessoires et répétée tous les soirs pendant au moins une semaine.

 Nous étions de loin, les meilleurs, c’est ce qu’elle nous répétait longtemps encore après notre prestation. J’avoue que j’avais horreur de m’exhiber ainsi devant la famille au grand complet.

Mais la solidarité familiale l’emportait et je tenais vaillamment, quoique rougissante et morte de honte, 

 le rôle de la belle dame  qui guette, du haut de sa tour, le retour de Malborough, celui de la jeune fille de bonne famille avec ses  « nattes dans le dos » ou encore celui de la fille du roi à sa fenêtre se moquant du « joli tambour s’en revenant de guerre »

Heureusement, sitôt la cérémonie terminée, nous repartions bien vite au premier. L’excitation était alors à son comble, et, inévitablement, nous décidions de jouer à « minuit- sonnant ». Pendant que l’un de nous comptait jusqu’à cent, tous les autres se cachaient, qui sous un lit, qui derrière une porte, qui sous un fauteuil ou une table.

Le « cent » était dit bien fort par celui teignant en même temps la lumière. Il cherchait alors à tâtons, palpait des formes dans le noir, se cognait aux meubles.

On entendait des rires étouffés, des soupirs, jusqu’au cri final : « C’est toi Jacqueline, ou Dominique, ou Michel ». 

 

Et, naturellement celui qui était pris devait coller à son tour. C’était follement amusant.

 

C’était au plus fort de ce jeu que la voix de ma mère nous appelait : « Les enfants, nous partons chez l’Oncle Alphonse. » Nous avions beau réclamer une dernière partie, ma mère était inflexible et il ne nous restait pas d’autre choix que de récupérer nos manteaux et d’embrasser cousins et cousines.

Après, je retrouve tout de suite l’impression première à l’arrivée chez l’oncle Alphonse. Il y avait un long couloir mal éclairé qui menait à un salon vieillot, encombré de meubles, de bibelots, de tableaux. Quelle différence avec la maison de ma grand-mère, les lustres, les meubles cossus, le coquet salon Louis XVI.   Quel silence après tant de cris, d’excitation heureuse, de rires.

Ici tout était pauvre et triste, silencieux, rien n’accrochait mon regard.

  L’Oncle se penchait pour nous embrasser et, de sa voix douce, nous posait les questions rituelles sur l’école, les vacances, Noël. 

Autant cet homme mince, aux traits fins et d’une rare distinction m’impressionnait, autant je n’éprouvais guère de sympathie pour sa femme, que nous appelions Tante Jeanne.

 Elle avait une voix rauque,-aux accents de titi parisien, et, peut-être à cause de cela, ou de l’accroche- cœur bien plaqué sur son front, je la trouvais vulgaire.

Et puis, très vite, il y avait la minute magique où l’Oncle ouvrait en grand les portes de la bibliothèque et nous invitait à choisir chacun notre lecture.

 

 

 Alors tout était oublié, le couloir triste, les meubles fatigués, les questions redoutées à propos de l’école.

Alors qu’à la maison, nous nous disputions sans cesse, je n’ai pas le souvenir du moindre conflit ces soirs- là. Chacun de nous se précipitait sur le livre de son choix et il y en avait pour tous les goûts, entre le sapeur Camembert, le savant Cosinus, la famille Fenouillard, les albums de Bécassine, Zig et Puce…

Je connaissais tous ces livres par cœur, mais, comme je ne les lisais que là, l’enchantement était toujours le même. Et, tout le temps que durait la visite,

 je ne percevais que très vaguement le murmure de la conversation des adultes, complètement absorbée que j’étais par ma  lecture.

 

Pour finir, alors que nous nous étions fait tirer l’oreille pour quitter la grande maison de ma grand -mère, si pleine de rires, et d’agitation,

 nous n’avions maintenant plus envie de repartir.

Une autre fois au cours de l’année, nous retournions voir l’Oncle Alphonse et la tante Jeanne. C’était le 14 juillet. Le salon donnait sur la place d’où était tiré le feu d’artifice et ils nous proposaient de venir le regarder avec eux.

En attendant que l’obscurité se fasse, nous nous replongions dans nos lectures favorites. Et, dès le sifflement de la première fusée, nous nous précipitions tous à la fenêtre. Comme nous étions au premier étage, 

nous ne pouvions pas voir ce qu’on appelait « les fontaines » mais le plaisir était quand même total. Dans la tiédeur de l’été, avec ces étincelles magiques de toutes les couleurs, l’appartement perdait sa tristesse.

 

 

 Et puis, c’était l’époque des grandes vacances et il n’était question ni d’école ni de résultats scolaires. Tout était donc merveilleux.

 

Je serais incapable de dire au juste à quel moment ont disparu en même temps les festivités rituelles chez ma grand-mère et la visite obligée à l’Oncle Alphonse.

Je devais avoir 18 ans lorsque ma mère m’a proposé, un jour, tout à fait en dehors des anciennes dates rituelles, une visite à l’Oncle Alphonse. Comme les occasions d’être seule avec elle étaient rares, j’ai sauté sur l’occasion.

En chemin, elle m’a raconté ce qui la liait à l’Oncle Alphonse. C’était grâce à lui qu’elle avait rencontré mon père. Vincennes à l’époque était une petite ville de banlieue et beaucoup de gens se connaissaient.

 

Donc ma grand-mère rencontrait de temps à autre l’oncle Alphonse et ils se donnaient mutuellement des nouvelles de leur famille. Ma grand-mère avait parlé de ma mère qui n’était pas encore mariée et l’oncle Alphonse avait dit que son neveu, qui avait terminé ses études d’ingénieur, et fait son service militaire, cherchait justement à se marier lui aussi.

 Les deux familles appartenaient à des mondes différents : dans la famille de ma grand-mère on était « dans les affaires » et ma grand-mère, quoique veuve, avait des revenus confortables et menait, dans sa grande maison, un certain train de vie. L’Oncle Alphonse, lui, était ce qu’on appellerait  aujourd’hui, un artisan d’art et n’était manifestement pas riche.

 

 

 Son neveu avait perdu son père, ciseleur comme lui, mort de la tuberculose en 1915, et sa mère n’était qu’une modeste employée de banque.

Mais mon père était ingénieur, donc « promis à un brillant avenir » et le charme et la distinction de l’Oncle Alphonse avait fait le reste. Comme ma grand-mère paternelle était veuve, ’était lui d’ailleurs qui était venu faire la demande en mariage officielle, avec ses  « gants beurre frais ». Bien que la rencontre se soit faite « sur présentation » comme on disait à l’époque, mes parents ont vécu un amour fou qui a duré sept ans, jusqu’à la mort  brutale « pour la France »  de mon père, au cours d’un bombardement par les Allemands en juin 1940.

 

Ma mère donc vouait à l’Oncle Alphonse une reconnaissance éternelle. C’était par lui que le bonheur était entré dans sa vie. Elle l’appréciait aussi pour ce qu’il était, pour son extrême gentillesse, son raffinement, et sans doute aussi pour la sincère affection qu’il lui portait.

 

Quand nous avons sonné, c’est la tante Jeanne qui nous a ouvert. Elle était très inquiète : « Il est sorti il y a un moment, il ne devrait pas tarder à rentrer , puis, un peu plus tard, elle a commencé à s’impatienter « Je suis sûre qu’il est encore en train de parler avec cette femme…Je vois bien, elle lui court après… » Sa voix était pleine de sous-entendus...

 C’était celle d’une femme qui craint d’être trompée, partagée entre inquiétude et rancœur. Je n’en revenais pas qu’elle puisse, à son âge, être jalouse, alors qu’il ne s’agissait sans doute que d’une banale conversation de voisinage.

 

.  

Pour faire diversion, nous avons épuisé tous les sujets possibles de conversation : sa santé, le temps, mes études,

  Et l’oncle Alphonse, heureusement, est enfin arrivé. Cet homme si poli, si empressé d’habitude nous a à peine dit bonjour et s’est aussitôt assis à côté de sa femme sur le petit canapé, avant même d’’enlever son manteau. Il lui a pris la main, avec douceur et l’a regardée avec une infinie tendresse. « Comment vas-tu, ma chérie ? Tu te sens bien ? Tu as besoin de quelque chose ? C’est bien simple, il ne voyait qu’elle, et rien n’était plus important que d’être près d’elle, de la rassurer, de l’entourer.

 

 Et nous, nous n’existions plus. Cette scène n’a sans doute pas duré plus de quelques minutes, Mais j’ai eu l’impression que le temps était suspendu.

 Rien d’autre n’existait que la fine et haute silhouette de cet homme penché sur la femme aimée.

Puis le monde s’est remis en mouvement, l’Oncle nous a vues, nous a parlé comme il le faisait habituellement, de  sa voix douce qui allait si bien avec ses yeux très clairs, cet appartement silencieux, ces meubles anciens aux couleurs passées,

A l’époque, je n’avais aucune expérience de l’amour. Je sortais de longues années d’enfermement et je ne connaissais, par procuration, que les petits flirts de vacances de mes camarades les plus émancipées. Bien sûr mon imagination galopait.

L’amour pour moi c’était des mots doux chuchotés à mon oreille sur un balcon, des déclarations enflammées, de longs baisers comme au cinéma,

 

 la belle robe blanche de mariée, et, pour finir, une romantique  promenade  en gondole à Venise. Ma mère avait eu beau me raconter par le menu sa vie conjugale, sans aucune fioriture, j’en restais à une vision de conte de fées.

 

Et voilà qu’une toute autre réalité m’apparaissait tout à coup. Et j’étais bouleversée au plus profond par ces gestes tout simples, par la tendresse exprimée par ce vieil homme fragile, par la jalousie de cette femme sans grâce qui voulait plaire encore à son mari, avec cet accroche-cœur que je trouvais si ridicule quelques minutes auparavant et qui, maintenant, m’attendrissait.

 

Point besoin d’une baguette magique pour transformer cet appartement vétuste et mal éclairé en palais.

L’amour, le grand amour pouvait traverser le temps, se dire et se vivre jusqu’au bout du chemin. C’était un amour comme celui-là que je voulais, et il était possible puisque ces deux- là se regardaient encore comme deux jeunes gens à plus de 80 ans.

Tout le long du trajet du retour, je n’ai pu parler que de ce que je venais de voir. Et, comme je gardais malgré tout plus d’admiration pour l’Oncle Alphonse, je dis à ma mère que j’avais l’impression que c’était lui surtout qui était resté très amoureux.

Alors ma mère m’a rapporté le récit que lui avait fait la tante Jeanne 

 

 

lors d’un court séjour à l’hôpital.

— Ce n’était pas trop dur ? disait ma mère, vous n’avez pas eu peur avant l’opération ?

— Oh non, j’étais tranquille, puisque j’étais avec mon mari.

 

Je n’ai revu ni l’Oncle Alphonse ni la tante Jeanne.

C’est la tante Jeanne qui est partie en premier. L’Oncle est resté à côté d’elle toute la nuit,  lui tenant la main entre les siennes, jusqu’à ce qu’on vienne l’emporter. J’imagine qu’il lui parlait encore, qu’il voulait encore l’accompagner dans le commencement de son dernier sommeil.

 

Quelques mois après l’Oncle Alphonse est parti à son tour, veillé par sa fille unique.

Toute la famille de mon père s’est éteinte.

 Mais la voix de l’Oncle Alphonse, elle, est toujours là, douce et tranquille. Il ne l’a jamais su, mais il a toujours représenté pour moi l’amour idéal, celui dont ne parlent ni les films ni les romans, mais dont j’ai été, moi , témoin.