I Cambronne-Desvignes Chantal , 72 ans : C’est tout ce que j’ai vécu qui a fait « une belle fille comme moi »

 Septembre 2008     

Bref balayage de ma petite vie pour commencer, et peut-être mettre en appétit.

Née en 1936, la seconde de quatre enfants très rapprochés. Père, ingénieur et officier de réserve, mobilisé donc en 1939, et mort en juin 1940. Grande pauvreté de ma mère, tombée gravement malade à la fin de la guerre, de désespoir et de faim. Etudes secondaires à la Légion d’Honneur. Après le bac, études à la Sorbonne, licence et CAPES. Carrière dans l’enseignement, jusqu’à la retraite en 1992. Dix ans de mariage (1959-1969) : une vraie catastrophe dès le départ, et 4 enfants, quasiment venus par l’opération du Saint Esprit. Divorce à 35 ans. Et quête éperdue de l’amour. Que je rencontre enfin à près de 50 ans. Irruption de l’écriture à la quarantaine. Avec tout cela une psychothérapie, puis plus tard, une psychanalyse (que je peux qualifier d’heureuse)…

Texte

 Je n’en reviens pas moi-même de ce qui se passe aujourd’hui dans ma vie. J’ai conscience que ce n’est pas habituel, pas « conforme » mais c’est ainsi.

Pourtant, comme toutes les personnes de mon âge, je vis dans la précarité : je ne sais combien de temps j’ai encore devant moi, dans quel état je serai dans six mois, dans un an, où je finirai mes jours.

A tout moment, tout peut s’arrêter.

Mais cela ne me freine pas, pas du tout, au contraire. La plus grande partie de ma vie est derrière moi et je ne peux changer un seul iota de ce passé. L’avenir, lui, est incertain.

Mais il me reste le présent et ce présent, il me va bien : depuis 5 ans maintenant, je me suis tournée vers le spectacle, la scène, et c’est une expérience très riche.

Je pensais en avoir quasiment fini avec l’écriture et voilà qu’un nouveau projet est là.

J’ai vu récemment, durant quelques mois, mon univers se rétrécir, et puis j’ai tapé du pied au fond de la piscine et me revoilà debout et allant de l’avant, retissant des liens, vivante plus que jamais, et même — oui, je vais oser le dire — plus attirante que dans ma jeunesse.

Accepter le passé pour vivre pleinement jusqu’à la fin ? je dirais plutôt qu’il y a comme une récupération de ce passé, à la fois une autre relecture de ce que j’ai vécu, et puis l’utilisation du maximum d’éléments de ce tricotage de vie, y compris les brins douloureux, les mailles lâchées, les nombreuses erreurs dans les motifs.

Quelques exemples : J’ai longtemps pratiqué la gym volontaire, mais depuis quelques années le médecin me l’interdit, à cause de mon dos. Mais une des dernières kinés qui s’est occupée de mes douleurs — une superbe fille, jeune et souriante — m’a dit, alors que j’accusais ma raideur quasi congénitale « Vous avez de beaux restes » . Alors je n’ai plus pensé à mes complexes d’enfant élevée dans un milieu de sportifs et dernière en gym.

 

J’ai reconnu les bienfaits d’années de travail en salle entre 35 et 50 ans, et j’ai osé faire l’apprentissage nécessaire pour me mouvoir en scène, et même danser, sinon avec une totale aisance, du moins avec une certaine grâce.

Je n’avais pas d’autorité à l’école, ni auprès de mes enfants. Et puis un jour j’ai osé écrire Le chahut. Et un lecteur m’a dit : Maintenant, avec ce livre, vous faites autorité…

 Ainsi non seulement d’avoir écrit m’a quasi complètement délivrée du poids de ce manque, de la culpabilité que j’en ressentais, mais ce livre a mis du baume au cœur de dizaines et de dizaines de lecteurs qui avaient vécu le même cauchemar.

A près de 50 ans, dans un état de solitude extrême, très dépressive, je me suis tournée vers la psychanalyse, dernier rempart pour moi contre le désespoir total. Durant les six années de la cure, non seulement j’ai pu accepter mon passé, mais il a pris d’autres couleurs. Bonne élève à la fin de ma scolarité, étudiante plus qu’acceptable, je n’ai jamais été la première comme l’auraient voulu — que dis-je comme l’exigeaient—mes parents. Et voilà que je découvrais que, si j’étais incapable d’être « chef » je pouvais être une bonne seconde, quelqu’un sur qui on pouvait compter, et qui occupait bien sa place.

En remontant plus loin encore, jusqu’à ma petite enfance, je n’ai plus eu le même regard sur la disparition prématurée de mon père. Certes il m’avait terriblement manqué. Mais après tout, l’image que j’avais de lui, cette photo qui trônait sur  son bureau, c’était une bien belle image, celle d’un homme jeune et beau, avec un regard doux et légèrement moqueur en même temps. Qui sait, s’il avait vécu, il serait peut-être devenu un vieil homme insupportable et aigri.

 

Du moins je ne l’aurai jamais vu ainsi. Il aimait passionnément ma mère, mais leur vie de couple n’a duré que sept ans. Et puis, alors qu’il lui avait déjà fait quatre enfants en quatre ans,  s’il était revenu de la guerre, il aurait peut-être achevé de l’épuiser en lui en faisant encore cinq ou six autres. Ou, qui sait,  il aurait pu aimer une autre femme.

Et maintenant ? Comme presque tout le monde, j’ai un passé lourd, et il m’arrive parfois d’avoir envie de réécrire l’histoire.

Mais ces blessures qui ont laissé en moi des cicatrices, elles m’ont aussi  rendue plus forte —c’est à dire plus consciente de ma fragilité— et donné un grand appétit de vivre, une capacité à recevoir ce qui m’est donné, elles m’ont permis de grandir, de me trouver, d’être ce que je suis.

Vivre avec ce passé, le reconnaître, en faire un allié au lieu d’un fardeau, c’est aussi ce qui me permet d’être vraiment dans le présent, d’en accueillir non seulement ce qui m’est bon, mais aussi les inévitables difficultés, les peines, les manques. Il y a une phrase d’une chanson de Régine que j’aime beaucoup et qui me paraît une bonne définition de la vie « Tout est bon dans le poulet ».

 

 Ou encore ce passage d’un poème de Verlaine que j’aime aussi :

La vie est bonne et l’on voudrait mourir

Bien que n’ayant pas peur du lendemain.

Jusqu’à la fin il y aura des demain. Et c’est bien qu’il en soit ainsi.

Chantal Cambronne-Desvignes

 

Jeu de questions-réponses entre Henri Charcosset( H.C.) et Chantal Cambronne-Desvignes(Ch.C.), conscrits.

 

H.C. Tu es particulièrement concise dans tes écrits. Ce style est très adapté aux Net publications. Le visiteur d’un site est pressé de savoir l’essentiel d’un article, dès qu’il en a commencé la lecture. Désir peut-être de te faire toute petite, tout en ayant un besoin profond de t’extérioriser ?

Ch.C. Je n’ai pas besoin de me faire toute petite, je suis toute petite… Plus sérieusement, la concision, chez moi, est un choix. En tant que lectrice, que spectatrice, je ferais volontiers des coupes sombres dans bien des livres, dans bien des spectacles. J’aime la simplicité, le naturel, ce naturel si difficile à atteindre. Je fuis les procédés, le « littéraire », je cherche toujours une écriture nue, qui aille à l’essentiel, au plus près de ce que je ressens, de ce que je suis. Au départ, je développe davantage.

Et puis, en me relisant, des pages entières me paraissent inutiles. Alors je taille, je taille encore. J’obéis là à une sorte de nécessité intérieure. Il faut que chaque mot ait son poids. Ce faisant, je veux peut-être, non pas me faire toute petite, mais être reçue, entendue toute entière au contraire, telle que je suis.

 

H.CL’écriture a joué un rôle important dans ta vie, comme thérapie. Peux-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ? Sur les contacts que t’a amenés la publication de tes ouvrages ?

Ce doit être intéressant pour toi d’observer ton évolution entre le premier de tes écrits et le plus récent ?

 

Ch.C. L’écriture a été en effet, non une thérapie, mais plutôt un complément à la thérapie. Les contacts ont toujours joué un rôle primordial, dès le départ. Le fait d’être lue est pour moi plus important que le fait d’être publiée je crois. Savoir que je serai lue par exemple, ne serait-ce que par quelques personnes, a toujours été un stimulant formidable, un appel à une exigence toujours plus grande : je ne dois pas décevoir ceux qui me font confiance. Ainsi j’ai beaucoup aimé le travail fait pour la revue de Littérature de Jeunesse Nous voulons lire (tirage restreint, la publication étant uniquement destinée à des professionnels)La critique d’un seul livre me prenait parfois plusieurs jours. Je voulais tellement faire partager mon enthousiasme pour un bon livre ! Ce fut aussi un bon apprentissage de la concision. Si on dépasse la demi-page, le lecteur risque de se lasser. Et puis j’aimais beaucoup les échanges avec le groupe de lecteurs, tous passionnés. Je dois beaucoup aussi à Dominique Blanchard, qui a publié dans une revue quelques-unes de mes nouvelles. C’est lui qui, le premier, m’a incitée à écrire des textes plus longs. Par lui, notamment après la publication du Chahut, j’ai connu d’autres écrivains dont certains sont devenus des amis. J’ai reçu des lettres, fait l’expérience de la télévision. Et puis il y a eu l’APA, l’Association pour l’Autobiographie, qui m’a permis, non seulement d’avoir des lecteurs, mais de rencontrer, au cours des Journées annuelles, des personnalités très fortes, des gens passionnants, écrivant ou non. J’ai pu, entre autres choses, échanger longuement avec un jeune chercheur en sociologie, travailler avec un historien qui est, lui aussi, devenu un ami.

Oui, c’est intéressant de voir l’évolution de l’écriture. Longtemps je n’ai écrit que des articles (compte rendu d’expériences, de stage, réflexions…)

mais j’étais déjà consciente d’avoir une écriture bien personnelle, non normée.

 J’ai commencé à passer beaucoup de temps à écrire lorsque j’ai été en retraite (donc à partir de l’âge de 56 ans). Jusqu’à une époque récente, j’ai éprouvé la nécessité de revenir sur mon passé, en particulier sur des périodes difficiles (mes années d’internat par exemple) ou inavouables (mon amour pour un illettré). Je suis consciente que ce sont là mes textes les plus achevés, les plus forts. 

Aujourd’hui, mon écriture s’allège. Comme ma vie au fond.

 

H.C. Que tu te sentes bien mieux en toi, bien plus toi à 70 ans qu’à 50 ans est un fait. J’ai l’impression que, sous des formes très diverses, cela n’est pas si rare. A 50-60 ans, on se retourne bien trop souvent encore vers tout son passé, avec ses inévitables côtés négatifs. Chez les femmes interviennent beaucoup les relations avec les hommes (en terme de manques, de déceptions), la non maternité éventuellement. A 70 ans, on sent mieux que le temps presse de profiter à plein de ce que la vie peut encore vous apporter, tu ne crois pas ?

Ch.C. C’est vrai. On peut aussi faire une autre lecture de ce temps qui reste. Avec un peu de chance, j’ai peut-être encore 20 ans à vivre. 20 ans c’est long, j’ai donc le temps de prendre le temps pour apprendre à respirer, à laisser mûrir les choses, à m’écouter. N’étant plus dans la hâte fiévreuse, j’apprends la disponibilité. Et cela aussi c’est bon.

Il y a autre chose aussi. D’une certaine façon le regard de l’autre ne me pèse plus, ne m’empêche pas de faire ce que je veux. J’ai conscience de me voir, non comme une personne d’âge respectable, mais comme une personne tout court, ce qui me donne une grande liberté.

 

H.C. Ta relation à tes enfants et petits- enfants, tu la ressens comment ? Influent-ils sur tes pensées par rapport à ton après vie sur terre ? Tu sembles concernée par ce sujet aussi, si j’en réfère au titre de ton ouvrage « Dieu ou la vie », que je mets en priorité de mes lectures parmi tes ouvrages publiés.

Ch.C. Il y a quelque chose qui reste sensible, et qui s’en vient encore me travailler la nuit, c’est le regret d’avoir été une mère si « absente » à la fois physiquement et dans la disponibilité à mes enfants pendant leur enfance et leur adolescence. Aujourd’hui j’aime beaucoup les relations que j’ai avec mes trois filles, des relations très « vraies ». Nous échangeons beaucoup. Je compte sur elles et elles comptent sur moi, sans que ce soit une relation fusionnelle, ou de dépendance réciproque. Avec mon fils, c’est un peu plus difficile. Nous avons plus de mal à nous « entendre » mutuellement et il y a parfois des orages. J’ai appris peu à peu à faire silence dans ces cas-là, pour que rien ne s’envenime. Et je me réjouis de nos rencontres dans les moments plus apaisés. J’admire beaucoup mes enfants, je trouve qu’ils se sont bien tirés d’affaire, chacun à leur manière, ils ont beaucoup d’énergie et de personnalité. J’ai des liens très forts avec les filles de mon aînée : nous nous voyons relativement rarement ( trois ou quatre fois par an) mais nous nous écrivons, nous nous téléphonons,

Elles se confient beaucoup à moi. Des liens privilégiés aussi avec le fils d’une de mes autres filles que j’ai souvent pris à la maison le mercredi pendant plusieurs années : nous avions des rites, des moments de confidence. Aujourd’hui, il a 20 ans et nous nous voyons rarement.

mais il arrive que nous nous envoyions des mails plusieurs fois de suite pendant une soirée, messages très brefs, mais pas anodins, et qui me touchent beaucoup.

 Et je fréquente assidûment Guignol avec mes deux derniers petits-enfants (2 et 4 ans) qui habitent dans la banlieue bordelaise. J’ai 8 petits enfants en tout, mais je ne vois que rarement les 3 garçons de mon fils.

Dans l’écriture, je ne parle pas de mes enfants, je ne m’en sens pas le droit ou je n’en ai pas envie, ou les deux. Comme je n’écris que des textes autobiographiques, je ne veux pas parler à leur place.

 Mais il fut un temps, lorsqu’ils étaient enfants, où j’écrivais des textes qui les mettaient en scène, chacun à leur tour, des textes courts, sur la vie quotidienne (une promenade, la visite du médecin, les découvertes liées aux saisons… ) que je leur lisais ensuite. Je les avais envoyés à Casterman, qui les avait aimés… mais qui ne les a pas publiés. Dommage, ils étaient tout à fait originaux.

 

Mon après vie sur terre ? J’imagine que je continuerai à vivre en eux, tout comme ma grand-mère paternelle reste toujours très vivante, ou d’autres personnes que j’ai beaucoup aimées. Cela dit, aujourd’hui, en ce qui me concerne, je pense qu’il n’y a aucune vie après la mort.

La « foi » en Dieu a fait partie des choses qui m’ont empêchée de vivre et elle s’est évanouie dans la plus parfaite indifférence à mesure que grandissait mon amour de la vie (c’est là le sens du titre Dieu ou la vie ). Cela dit, je crois dans les gens, terriblement, et cette foi- là, rien ne peut me l’enlever.