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EXISTE-T-IL UNE FAMILLE
"NORMALE"?
Par Hélène FRESNEL
Psychologies magazine, Avril 2013
Après le président
"normal", il y a eu la famille "normale" des opposants au
mariage pour tous. Y aurait-il donc un modèle? Non, dit la psychanalyse, mais
il en existe de plus ou moins "bonnes".
Note: Nous avons précédemment publié;
Hefez Serge,
Quand la famille s’emmêle (
ouvrage, 2004)
Mergnac
Marie-Odile (2007), Les familles recomposées
A priori, tout était normal. Tout le monde le trouvait
sympathique, ce brave grand-père Fritzl, qui louait un studio à quelques mètres
de la cave où il séquestrait sa fille et les sept enfants qu'il avait eus en la
violant régulièrement. A priori, tout était normal.Tout le monde le respectait,
ce bon docteur Romand qui se disait chercheur à l'OMS, avant qu'il ne tue sa femme,
sa fille, son fils et ne rate son suicide. Sans aller jusqu'à répertorier les
atrocités, ni même jusqu'au "Familles, je vous hais!" gidien(1),
comment expliquer que la marmite dans laquelle mijotent nos souvenirs et
secrets soit aujourd'hui brandie dans les sondages comme la valeur essentielle
des Français(2)? Il faut bien reconnaître que dans cette enceinte où nous avons
grandi, prospèrent la plupart des névroses, des traumatismes avec lesquels nous
tentons de nous débrouiller au fil de l'existence. Et d'ailleurs, de quoi la
famille normale est-elle le nom? D'un oxymore du même ordre que celui de
"président normal", à savoir l'alliance de deux termes totalement
antinomiques? Ou plutôt d'une image d'Epinal chargée de mystifier la galerie en
société?
C'est cette mère qui pense masquer à ses enfants la
désagrégation de son couple, jusqu'au jour où son petit garçon de 9 ans lui
demande: "Maman, pourquoi tu te caches pour pleurer?" C'est ce mari
qui joue la comédie de l'entente parfaite avec sa femme le samedi soir dans les
diners mondains, et boit tous les autres de la semaine à la maison en attendant
qu'elle daigne lui jeter un regard. "Toutes les familles sont
psychotiques", lance le romancier
Douglas Coupland (3). Pas sûr, non, mais toutes traînent leur lot de
souffrnces, de frustrations, de secrets
et aussi de petites joies. Toutes sont singulères et échappent en ce sens à une quelconque norme. Selon la psychiatre
et psychanalyste Francesca Biagi-Chai (4), la famille normale n'existe pas
puisque personne ne l'est:"la normalité est un miroir sans épaisseur ni
consistance qui ne saurait définir une famille. Il se passe quelque chose dans
son intimité, quelque chose qui a trait au désir et à la jouissance. Ce n'est pas lisse. C'est épais, c'est dense. " Les
thérapeutes et cliniciens s'accordent néanmoins pour reconnaître qu'il existe
de plus ou moins "bonnes" familles.
Des interdits
universels
Indépendamment du fait
qu'elle doit être capable d'assurer les besoins primaires – une sécurité
affective et matérielle-, une bonne famille a pour mission de transmettre des
règles fondamentales. Car pour se construire, l'enfant va se caler sur ses
parents, sur leurs lois, sur leurs interdits, sur les principes fixés au sein de la fratrie,
mais aussi sur la façon dont la cellule " supporte d'être emboîtée ou pas
dans un groupe plus vaste, autrement dit dans la société ", précise
l'anthropologue et psychanalyste Olivier Douville (voir rubrique "famille
homoparentale")
Via l'éducation parentale, les enfants doivent intégrer des
interdits universels, comme l'inceste et le meurtre. Une famille qui décrète;
"il n'y a que "ma" loi qui compte", comme celle incarnée
par Josef Fritzl, cannibalise ses membres, les condamne à vivre en autarcie,
sans leur offrir la possibilité de s'éloigner. "Il est très important que
les familles entrent dans un jeu de relation avec le monde, qu'elles ne soient
pas repliées sur elles-mêmes, assure le psychiatre et psychanaliste Alain
Vanier (5). Les enfants ne doivent pas être propriété des parents. "
Pourquoi? Parce que les petits se trouvent pris dans un catastrophique vertige
de fusion. Quand il concerne uniquement le couple parental, ce vertige exclut
les enfants et les empêche d'accéder à l'amour de la différence; quand il
concerne les rapports entre parents et enfants, il empêche les seconds de
construire leur propre personnalité, leur self, remarquait le pédiatre
et psychanalyste britannique Donald
W.Winnicot, "l'enfant ne doit pas être tout pour les parents,
chacun des parents ne doit pas être tout pour l'autre"" rappelle
Francesca Biagi-Chai. Combien d'enfants, d'ados étouffent, enfermés dans des
huis clos familiaux?
Peu importe la configuration, observe la philosophe et
psychothérapeute Nicole Prieur:"Père-père, mère-mère, père-mère, beau-père-mère,
belle-mère-père, ce n'est pas la question. Ce qui compte, ce sont les relations
entre les êtres, comment les rapports se nouent ou pas, se tissent, se
relâchent, se tendent." Et comment, en arrière-plan, les liens ne
deviennent pas pathologiques.
Que dire de ces familles, en apparence normales, qui pourtant
"dézinguent" leurs memebres parce que le désir et l'amour y sont
distordus par des obsessions, des croyances parentales délirantes? Florilège de
cas racontés par les psychanalystes: un père paranoïaque, persuadé que son
voisin lui en veut, emmène son fils de 6 ans crever les pneus de la voiture de
l' "ennemi". Une mère frappe sa fills chaque fois qu'elle tombe
malade parce qu'elle est persuadée qu'elle le fait "exprès"...
Comment ces enfants vont-ils pouvoir se structurer? "Une famille, ce sont
les premières personnes qui nous servent de transmetteurs. Les premières à qui
nous allons supposer un savoir sur le monde, précise Francesca Biagi-Chai Et
leurs discours passe à travers le soin qu'ils prennent de nous. Les enfants
peuvent au départ penser que ce qui se passe dans leur famille est
"normal", puis, un jour, ils se confrontent au monde extérieur, et
ils s'aperçoivent que ça ne l'est pas. "Tout laisse des traces, mais
certaines font plus mal que d'autres. A l'opposé, quand le désir circule
harmonieusement dans le couple, avec les enfants, et surtout quand il ouvre
vers les autres, il permet l'équilibre.Si l'enfant sent que le désir de sa
mère, de son père n'est pas focalisé sur lui,
s'il s'aperçoit que celui-ci s'exprime ailleurs, à travers une passion
pour le travail, la littérature, la spiritualité.... cela lui donne un appui
pour se construire. Alain Vanier est convaincu que "le plus sombre, pour les enfants, ce sont les
familles mornes, tristes, très peu désirantes".
Les ruptures
nécessaires
"Qui aimes-tu le plus, papa ou maman? Papa ou ton
maître?" Ces questions affligent les psychanalystes et pédopsychiatres,
car elles sont pour eux le signe que les parents qui les posent rejettent un point
fondamental: accepter le départ, l'affirmation de l'indépendance de leurs
enfants. C'est la mission la plus dure à accomplir, mais, confirme Alain
Vanier, c'est ce que doit permettre toute bonne famille: faciliter un certain
nombre de ruptures successives. "Cela commence avec l'enfant qui se met à
marcher, quand il devient maître de sa distance par rapport à l'autre,
développe-t-il. C'est une conquête, puisqu'il devient autonome dans ses
déplacements, choisit son éloignement.
Et c'est une grande perte pour celui ou celle qui occupait une place de
proximité, de fusion avec lui. Ensuite viennent la parole, l'école ... Les
parents doivent prendre sur eux tous ces deuils et ne pas en faire payer le
prix à leur progéniture en leur posant des questions impossibles."
Nicole Prieur insiste aussi sur la capacité à traverser ces
séparations. C'est même, selon elle, un critère clé: "la "moins
mauvaise" des familles est celle où les crises de cet ordre peuvent avoir
lieu et être dépassées. Or, la transformation ne peut s'opérer que si les
enfants ne sont pas pris dans une structure qui formate et invoque constamment
le "nous". Quand les adolescents ont de plus en plus envie
d'autonomie, il faut réussir à rester à la fois ferme et souple. Tout en se
préparant à sans cesse rebattre les cartes: les rapports entre les êtres se
rejouent tous les deux ou trois mois." Comment permettre aux enfants de
partir? Comment leur donner suffisamment de confiance en eux pour qu'ils
acquièrent "la capacité d'être seuls" chère à Donald W.Winnicot, la
capacité de passer, dit-il de I am à I am alone (de "je
suis" à "je suis seul"), sans que cela soit pour eux source
d'angoisse et de culpabilité? C'est là tout l'enjeu de l'épanouissement
familial, et cela n'a rien à voir avec une quelconque normalité.
(1)
In "les nourritures terrestres" d'André Gide
(Gallimard, Folio,1989)
(2)
Sondage Ipsos pour l'association Cler amour et famille,
octobre 2011,: 90% des français considèrent que la famille reste la valeur
centrale de notre société.
(3)
Douglas Coupland, auteur de Toutes les familles sont
psychotiques (10-18,2004)
(4)
Francesca Biagi-Chai,
auteure de la famille et ses embrouilles (Pleins Feux, 2010)
(5)
Alain Vanier, auteur d'Une introduction, à la psychanalyse
(Armand Colin, 2010)
(6)
Nicole Prieur, auteure de Petits règlements de comptes en
famille (Albin Michel, 2009)
(7)
In la capacité d'être seul, de Donald W.Winnicot (Payot,
"Petite bibliothèque", 2012)
Famille
homoparentale, Famille "anormale"?
Comment expliquer cette mobilisation contre le mariage pour
tous au nom de la nécessité pour nos enfants de grandir dans des familles
"normales"? Est-elle justifiée? La réponse de l'anthropologue et
psychanalyste Olivier Douville (1)
"Une famille normale", c'est une famille qui arrive
à traverser les crises de la société et qui ne s'arc-boute pas sur des modèles
désuets. J'ai parfois l'impression que certains font comme si les humains
s'identifiaient uniquement aux images, aux physiques des êtres. Or, ce n'est
pas vrai. D'ailleurs, ceux qui ont une idée purement animale et biologique de
la transmission sont toujours déconcertés par les familles hétérosexuelles dont
les enfants ont une orientation homosexuelle, ou par les familles homosexuelles
dont les enfants sont hétérosexuels. C'est parce qu'ils ne comprennent pas que
ce n'est pas à l'apparence sexuelle des parents que s'identifient les enfants.
Ils s'identifient au surmoi parental, à cette instance psychique que Freud
rapproche de notre morale intérieure, à ce qui, chez les parents, donne un feu
vert au désir, à la capacité d'aimer, d'acccepter le nouveau, la différence.
C'est cela qui structure un enfant, pas le sexe de ses parents."
(1)
Auteur de De l'adolescence errante, variations sur les
non-lieux de nos modernités (Pleins Feux, 2007)
Pour aller plus loin
Sur psychologies.com
"Que veut dire "être normal"?" Cela signifie-t-il
être comme les autres? Ou encore ne pas être fou? Décryptage.