XV
Cambronne-Desvignes Chantal
(2014), Histoires d’amour.
XII. Et moi est-ce que je m’aime ?
Janvier
2015
Et
moi, est-ce que je m’aime ?
En commençant à
rédiger ce texte, je me suis rendu compte qu’en fait cela n’aurait guère de
sens de parler de la relation que j’entretiens aujourd’hui avec moi-même sans
évoquer mon cheminement tout au long de ma vie. Tout amour en effet
a une histoire, avec ses découvertes, ses
temps apparemment morts, ses révolutions, ses moments heureux, et, comme j’ai
atteint l’âge respectable de 78 ans, l’histoire de cet amour-
là, plus proche de la fin que des commencements, est
longue.
Le début, je le connais
peu directement. Je n’ai que de vagues souvenirs, seulement quelques scènes
très claires, mais isolées, que j’ai du mal à interpréter. Mais, si je regarde
les photos, je vois que, dès le commencement, je ne corresponds pas à l’image
classique de la petite princesse. Les belles boucles blondes, les grands yeux
de biche au regard enjôleur, ce n’est pas moi.
Mais je m’aime bien, je me trouve même à
croquer. Je ressemble à un bébé japonais avec mes tout petits yeux vifs, mes
bonnes joues et ma frange (sur un seul côté : j’ai toujours eu des cheveux
rebelles). Sur presque tous les clichés, je ris, ou alors je tourne la tête,
plus intéressée par ce qui se passe ailleurs que par l’objectif. Plus tard,
derrière mes lunettes rondes (j’en ai porté très tôt) je suis frappée par mon
regard, innocent, naïf, un peu rêveur. Et j’aime bien aussi cette petite fille
que j’ai été et qui m’attendrit.
Et aujourd’hui, enjambant
moult années, à l’autre bout du temps qui m’est imparti, est-ce que je peux
dire que je m’aime ? Est-ce que je suis comme j’aurais voulu être, comme
j’ai rêvé d’être autrefois ? Est-ce que je me plais ? Je ne
peux m’empêcher de rapprocher les photos d’aujourd’hui de celles d’autrefois.
Mes joues ont un peu fondu, mais mes yeux sont toujours aussi petits et
brillants.
Je n’ai rien d’une
grand-mère rockeuse, encore moins d’une grand-mère mannequin, mais je ris
toujours aussi facilement et, quand je ris, tout mon visage s’éclaire. Tout
cela est plutôt sympathique, mais ne dit pas grand- chose de l’aventure de ma
vie. En effet, en ne regardant que ces deux moments, on pourrait se dire que
tout va bien, et que tout a toujours été bien entre moi et moi.
Ou tout au moins que les
deux bouts se rejoignent, la fin de vie ayant, comme chacun sait, des points
communs avec son début.
En fait, il m’a fallu
parcourir un long, long, chemin pour arriver à me rencontrer vraiment… et
à m’aimer. Enfant, je faisais miens les reproches qui m’étaient adressés :
j’étais une enfant renfermée, maladroite, inapte à tous les sports, tête en
l’air. Et derrière le sourire des photos, il y avait une petite fille inquiète,
peu sûre d’elle, qui se tourmentait pour beaucoup de choses, et plus que tout
de ne pouvoir répondre aux attentes de sa maman. Plus tard, adolescente,
grosse, voûtée, sans grâce, mal fagotée, je ne risquais pas de m’accorder le
moindre point positif. Certes, à force de subir des reproches sur ma « paresse
» je me suis jetée dans le travail comme d’autres se suicident et je suis vite
devenue une bonne élève. Mais je me ne suis pas réconciliée avec moi-même pour
autant, sans doute parce que je ne me sentais pas davantage aimée ou du moins reconnue. J’avais bien une amie
inséparable, mais je n’avais pas son aisance et je me sentais à l’écart des
autres.
Aimée, je l’ai été, et
même passionnément, au début de mes études. Mais je n’ai pas pu, pas su aller
au bout de cet amour : peur de la grossesse (lourde hérédité : ma
grand-mère a eu 13 enfants et ma mère 4 en 4 ans) de l’abandon si je cédais, et surtout endoctrinement dans un groupe
catholique qui bannissait toute relation
hors mariage au nom
d’une « sainte » pureté.
Endoctrinement qui m’a
amenée à opter un peu plus tard pour un mariage fort ,
« chaste » c’est à dire quasiment immatériel, en
réalité tout à fait névrotique et voué dès le départ à l’échec.
Quand ai-je commencé un
peu à m’aimer ? Il a fallu tout un concours de circonstance : la
rencontre d’un homme qui m’a vue comme une femme et désirée, me donnant le
sentiment d’exister même si je restais obstinément fidèle à mon mari, la
relative liberté de mouvement enfin accordée par ce dernier qui, de son côté, était
tombé amoureux d’une autre, l’apparition des robes courtes, à porter sans
ceinture qui me rendait plus légère (je me suis enfin habillée comme la jeune
femme que j’étais) la certitude soudaine, au seuil de mes 30 ans, que Dieu ne
descendrait pas de son ciel pour me porter secours et que je devais intervenir
moi-même dans ma propre vie, et enfin mai 68 que je n’ai pas vu venir, mais qui
a eu une grande importance dans mon évolution.
Le mouvement était lancé
et, même si les années suivantes ont encore été très dures, parfois même
chaotiques, même si la désespérance est encore survenue plus d’une fois, je
n’ai pour ainsi dire plus cessé de me battre pour sortir
de
ma trop longue inertie.
Alors que j’avais opté pour le rôle de femme
au foyer, j’ai recommencé à enseigner, j’ai demandé le divorce, j’ai refusé
d’être une femme seule, (ce qui m’a conduit plus d’une fois à des choix de
partenaire tout à fait calamiteux, je le reconnais) j’ai cherché de l’aide du
côté de la psychothérapie, de la dynamique de groupe, j’ai eu des amies, j’ai
appelé au secours quand cela devenait trop dur. Il m’arrivait aussi de tomber
malade quand je n’en pouvais plus et, après quelques jours sous la couette, de
repartir pleine d’espoir et d’énergie, de même qu’à chaque rentrée je me
persuadais que, cette fois, je saurais « tenir » mes classes.
Et enfin, j’ai entamé une
psychanalyse, un vrai travail de fond. J’avais presque 50 ans, mais alors là
j’ai fait des pas de géant à la rencontre de moi-même. A côté de ce que j’avais
vécu comme négatif, surgissaient, de façon inattendue, des éléments positifs,
heureux. Depuis toujours, des personnes m’avaient aimée, acceptée, et cela même
à des moments où j’étais franchement insupportable. Ma place de seconde dans la
fratrie était finalement une bonne place, et, dans la vie elle me convenait
aussi : je n’avais pas l’âme d’un chef, mais j’étais une bonne seconde ;je n’étais jamais celle qu’on remarque en premier
dans un groupe, mais je comptais, j’étais écoutée.
Ma mère certes n’avait pas su toujours me
prendre, m’encourager,
mais elle m’aimait, à
sa façon de mère tigresse. En classe, sans être devenue jamais un professeur
plein d’autorité (ce qui d’ailleurs ne me paraissait plus la qualité à posséder
avant toute autre) le calme se faisait plus souvent et plus durablement dans
mes classes, j’étais appréciée de mes directeurs qui sollicitaient et
écoutaient mes avis, j’avais une bonne réputation comme enseignante.
Moi qui avais peur de
tout, j’avais osé me mettre au sport, à la couture, parler en public, animer
des ateliers, j’osais… j’osais exister tout simplement, être moi et non plus
chercher à être la femme, l’amante, la mère que je m’étais si longtemps imaginé
que je devais être.
Finalement j’ai compris
que tout le reste était de peu d’importance. Je ne me reconnais aucun talent
remarquable. J’ai écrit des livres, dont
quelques- uns ont été publiés, mais je n’ai pas su me vendre, j’ignore l’art de
me mettre en valeur, je n’ai jamais été une beauté à faire tourner les têtes,
j’ai plein d’imperfections, de défauts comme on dit.
Mais comme je possède
maintenant cette qualité d’être quelqu’un qui existe, je ne me sens ni
supérieure ni inférieure à qui que ce soit
. Au bout donc de toutes
ces années de quête de moi, je peux dire que je suis en paix avec moi-même. Ce
n’est pas le grand amour, mais une relation apaisée, tranquille. Je ne désire
nullement être une autre et je n’envie aucune femme au monde. Et s’il me vient
encore, surtout la nuit, des regrets, des remords — tant de choses que j’aurais
pu faire et que je n’ai pas faites, tant d’erreurs que j’aurais pu éviter— je ne peux plus en être dupe, et je peux les
tenir à distance.
Avant de mettre un point
final à ces histoires d’amour, je vois bien que, tout au long de ce chemin,
j’ai eu raison de donner la priorité à l’amour, à l’amour d’un homme, d’espérer
le vivre au quotidien, raison de croire à la tendresse, raison de croire à ce
lien qui se crée et se renforce au fil du temps, parce que cet amour- là, j’ai
fini par le rencontrer, en même temps que je me rencontrais moi-même. Une
première fois il m’a accompagnée pendant 25 ans. Et aujourd’hui je vis un amour
encore tout jeune quoiqu’il ait déjà quelques années et je ne doute pas qu’il
sera là jusqu’au bout du chemin. Il est très beau aussi le dernier amour.
Remarque du 03 mai 2021.Elle
arrive 6 ans après le texte. Là où Chantal Cambronne émettait le souhait
d’aller jusqu’au bout du chemin avec son compagnon du moment. Une fois de plus
cela n’aura pas été le cas. Et cela était peu courant pour des gens de notre
époque. J’y vois une corrélation nette avec la perte de son père, à ses 4 ans,
au début de la guerre.de 1939-1945. HC