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Juillet 2010
UN FONCTIONNEMENT DE CONTEUR
Hélène LOUP – conteuse
professionnelle – http://heleneloup.canalblog.com
Précédent article : « Contes et
conteurs d’hier et d’aujourd’hui », CLIC
Dans
les années 1960, conter n’était pas un métier. Etre artiste en était à
peine un, du moins dans une famille « bourgeoise », encore plus quand
cette bourgeoisie était d’assez fraîche date (deux à trois générations). J’aime
enseigner, j’aime les histoires et les mots. J’ai donc choisi d’être professeur
de Français. Mais je n’ai pas exercé très longtemps : des soucis de santé
m’ont « mise entre parenthèses » pour des années.
Durant cette période difficile et frustrante
(j’avais 23-24 ans quand deux maladies
m’ont touchée à moins d’un an d’intervalle), lorsqu’enfin fatigue, douleurs et
gênes ont un peu desserré leur emprise, j’ai suivi la recherche poétique,
remarquable en vérité, d’une troupe théâtrale locale alsacienne. C’était des
amateurs au sens le plus noble du mot. J’ai continué après notre déménagement
pour la capitale. Après quelques déboires, j’ai eu la chance de recevoir durant
plusieurs années l’enseignement d’un grand maître. Et j’ai commencé à faire des
« ateliers de théâtre », en bénévole d’abord, en « animatrice »
ensuite, pour des enfants puis des
adultes.
Enfin, en 1975, on m’a demandé de faire
« l’animation théâtre » et les « heures du conte » d’une
bibliothèque associative jeunesse qui se montait. L’une des bibliothécaires
m’avait entendue, à mon insu (les enfants n’ont pas conscience d’être observés
si l’observateur reste discret), conter enfant à mes amies les histoires que ma
grand-mère racontait, et celles que j’inventais. Elle était persuadée que je
m’y « remettrai » ! Moi, je n’en étais pas sûre du tout !
J’avais si peur ! C’est elle qui
avait raison. Elle avait perçu depuis longtemps un type de fonctionnement dont
je n’avais évidemment pas conscience.
Mais comment fonctionne un conteur ? Cela
se marque dès l’enfance, avant même que l’on ne commence à raconter. J’ai toujours fait partie des
« rêveurs », des « Jean de la lune » comme on m’appelait
petite. Je ne m’ennuyais quasiment jamais : je me racontais des
histoires. Cela me permettait de lutter contre ma semi solitude de petite
dernière retardataire et les épreuves que subissaient
ma famille.
J’adorais les
histoires qui me permettaient de « rêver », comme je disais en mon fors intérieur. J’écoutais avidement celles qui me tombaient
dans les oreilles, j’en réclamais à tout propos. Et dès que j’ai su lire, je me
suis jetée sur toutes celles qui me tombaient entre les mains. Notamment les
contes, dont « Les Mille et une nuits » dans la version la plus
commune à l’époque, celle d’Antoine Galland, dans un gros livre ancien rouge et
or que j’ai usé à force de le lire, acagnardée dans un recoin sombre derrière
un fauteuil, parce que le placard où se
trouvait cet ouvrage était là et que j’étais bien trop pressée de lire pour me
déplacer ou trouver une position plus confortable.
A l’époque comme cela
arrive encore aujourd’hui, mais bien plus systématiquement qu’aujourd’hui, les
contes mis sous les yeux enfantins étaient souvent mal écrits. Quand l’histoire
me plaisait mais pas le langage, je le refaisais dans ma tête. J’ai appris ainsi à « lire en
Z », comme on dit, c’est-à-dire en m’appuyant sur quelques mots-clés,
des mots qui font image, et en complétant les vides avec mes mots à moi, mes
mots-images. Je croyais évidemment que c’était là un fonctionnement normal.
J’ai compris plus tard, bien plus tard, que c’était loin d’être général. Et
plus tard encore que cela allait avec un
fonctionnement de conteuse. D’autres conteurs agissaient ainsi.
Je n’ai jamais refait
le langage des « Mille et un nuits », et
pour cause. Mais, comme toujours quand un récit m’inspirait, je m’y projetais
soit en observateur, soit en un personnage supplémentaire, soit à l’intérieur
d’un personnage que je féminisais si nécessaire. Ceci n’est pas spécifique aux
conteurs mais un fonctionnement assez courant. Seulement j’étais trop jeune
pour le comprendre. Je gardais donc secrète cette autre manière de
« rêver ».
Puis j’ai commencé à écrire « mes rêves », les histoires que
je me racontais. Et j’ai brutalement cessé : ma mère les lisait en
cachette et en parlait à mon insu. Elle le faisait par fierté. J’étais une
enfant aimée. Mais quand je l’ai découvert, je l’ai ressenti comme un viol. Je
n’ai rien dit. Il y a des choses trop violentes pour être dites. J’ai tout
brûlé et n’ai repris que plus tard, beaucoup plus tard. Il est dangereux de fouiller dans ce qui est « un mode
d’expression » pour quelqu’un. C’est à son identité même que l’on touche.
Et conter fait bel
et bien partie de mon identité. Les « problèmes » (comme on dit
aujourd’hui à la suite des anglo-saxons) et questionnements angoissants que
l’on rencontre dans l’enfance, l’adolescence, les débuts de la vie d’adulte (je
me suis marié à dix-neuf ans, suis devenue maman à vingt), je ne pouvais les résoudre,
les surmonter qu’en en faisant une ou des histoires pour moi parfaitement
symboliques, une sorte de métaphore filée, compréhensible seulement par les
initiés, c’est-à-dire les personnes directement concernées. Là aussi, je
croyais que c’était un fonctionnement normal. Et il l’est. Mais seulement pour
une certaine catégorie de personnes, dont les conteurs. Ainsi le conte
d’Andersen bien connu, « Le vilain petit canard », raconte assez
précisément comment son auteur a tenté de dépasser la difficulté redoutable
d’être notoirement le fils d’une fille-mère devenue « femme
publique », comme c’était souvent le cas par nécessité (que l’on songe à
l’histoire de Fantine dans « Les
Misérables », si souvent mis en film, de Victor Hugo). Et, à y réfléchir, force m’est de constater
que je continue à penser, souvent à m’exprimer, en comparaisons et métaphores. En images.
Mais ces images ne
sont pas de celles que l’on peint, sculpte, donne à regarder. Elles sont de
celles qui se rêvent. Et elles passent par les mots. En cela, elles se
rapprochent de celles qui hantent les poètes. Mais il ne s’agit pas de poésie
non plus. Un conteur raconte une
histoire. Il a besoin d’une histoire pour s’exprimer. Une histoire portée
par le langage et directement partagée avec un auditoire. C’est, pour lui, «
plus qu’un besoin, c’est une nécessité irrésistible » [première page
de la nouvelle fantastique de Guy de Maupassant, « Qui
sait ? »].
Car j’ai toujours su,
du plus loin que je me rappelle, que « rêver », ainsi que je disais,
était pour moi « une nécessité irrésistible », vitale. Et que
m’empêcher de « rêver » serait me tuer. Il en est ainsi de tous les
artistes, et de tous les passionnés. Heureusement, il est difficile d’empêcher
quelqu’un de « rêver ». Et « l’instinct de survie » est
puissant.
A la bibliothèque,
j’ai commencé, comme cela se faisait alors beaucoup, par passer des
diapositives tout en lisant l’histoire qui allait avec. Je lisais aussi. Mais
surtout des albums. Puis un jour un enfant m’a demandé de lire le « Cendrillon »
des frères Grimm. Cette version est plus forte que celle de Perrault qui
convient plus aux très jeunes. Et tout en lisant, j’ai été bouleversée par la
beauté de l’histoire, enterrée trop profondément pour que je la retrouve tout de
suite dans ma mémoire, beauté que je goûtais non plus en petite fille mais en
adulte, en universitaire habituée à discerner la qualité d’un texte, et par
l’écoute très concentrée des enfants
alors même que, dans mon émotion mêlée d’un tract intense, je lisais mal et le
savais. J’avais suffisamment d’expérience théâtrale pour cela.
A l’adolescence,
cette période si sensible au regard de l’autre, j’avais refermé la porte des
contes : ils étaient alors considérés comme de la sous-littérature,
infantiles et stupides. Ce jour-là, la porte s’est déverrouillée. J’ai commencé
à proposer des contes que je lisais, puis que je racontais. Le succès a été
immédiat et constant. La porte s’ouvrait de plus en plus grand. Puis les
bibliothécaires qui suivaient mes progrès du coin de l’œil mais sans rien
montrer (j’ai compris, et elles me l’ont confirmé plus tard, que c’était elles
qui, au début, envoyaient des enfants me porter des contes à lire !) m’ont
expédiées, avec gentillesse et fermeté (car j’étais un peu réticente), à une grande
réunion, je dirais même une « grand messe » de conteurs. Et là, j’ai
découvert d’autres adultes assis par terre, se réjouissant d’avance d’écouter
des histoires et le laissant voir. Je me suis assise au milieu d’eux avec un
soulagement indescriptible : je n’étais plus « un martien tombé de la
lune », il y en avait d’autres de mon espèce. Le soir et le lendemain, je
racontais deux des histoires, une demi-heure chacune, de mémoire. La
porte ? Elle avait disparu. J’étais chez moi.
Ensuite, tout naturellement mais par étapes, je suis allée vers le
professionnalisme. Tous les conteurs professionnels actuels se sont engagés
dans ce métier par étapes. Tous ont en commun l’amour immodéré des
histoires, des mots qui les portent et le besoin de les partager. Chacun a son
histoire de vie. Certains ont eu comme moi la chance de découvrir contes et art
de conter dès l’enfance. La plupart n’ont eu cette révélation qu’adulte, en
entendant des « néo-conteurs ». Mais tous se sont jetés tête la
première dans cette passion. Hélas, les milieux artistiques sont rudes. Il en
est qui ont fui. Il en est même qui se sont tus à jamais. D’autres pour qui
cela n’était qu’un moment de leur évolution. Mais tous en sont restés marqués.
Ceux qui ont
résisté sont assimilés, administrativement, aux comédiens et ont donc le statut
d’intermittents du spectacle. Mais « ceci est une autre histoire », comme
disent volontiers les conteurs.