XVII Cambronne-Desvignes  Chantal (2015), I. Le temps immobile 

Juillet 2015

chantal.cambronne@orange.fr 

 Chantal Cambronne-Desvignes,,née en 1936, commence ici à traiter de la brève mais néanmoins essentielle question  :du Temps. Henri Charcosset

Le temps immobile

Ce qui m’est arrivé ce jour- là ressemble à un de ces récits fantastiques que j’ai beaucoup lus à une certaine époque. Je n’aimais pas du tout ceux qui faisaient appel à d’invraisemblables machines futuristes, d’improbables calculs, de voyages inter galaxies. Par contre j’appréciais fort ceux qui s’inspiraient d’une réalité déjà en marche. Ce qui est sûr, c’est que, qu’ils soient d’une totale invraisemblance ou d’une portée philosophique et humaine certaine, je ne pouvais absolument pas imaginer que ces histoires puissent avoir un rapport quelconque avec ma propre vie. Et pourtant…

Il faut absolument que je raconte cette aventure qui m’a marquée durablement. Cela va bien sans doute avec la réalité de la chose,

 

 

il m’est impossible de me souvenir du contexte de l’événement. Je n’arrive pas à retrouver le lieu où je me trouvais à ce moment- là, et encore moins ce que j’étais censée être en train de faire. Non, il ne me reste aucune image de ce qu’il est convenu d’appeler le contexte. Cela m’ennuie fort, mais, comme je n’ai pas l’habitude d’inventer, que je ne sais raconter que ce que je vis ou ai vécu, je ne peux qu’avouer mon impuissance à mettre en scène cette aventure.

La seule chose qui me paraît à peu près certaine, c’est que je ne dormais pas, que j’ai eu pleinement conscience de ce qui se passait et que la scène a eu lieu un après-midi. J’étais à l’intérieur, dans une pièce silencieuse, et aucun bruit ne me parvenait du dehors. Il n’y avait aucun mouvement autour de moi. Je ne sais pourquoi, je me vois debout, mais je ne suis même pas sûre de cela. Simplement il y avait ce silence et cette immobilité.

J’ai regardé ma montre, plusieurs fois, machinalement, comme on le fait quand on est inoccupé, ou qu’on attend quelqu’un par exemple. Puis, un peu plus tard, avec plus d’attention. J’ai eu alors l’impression que l’aiguille n’avait pas bougé. Je me suis dit que, peut-être je n’avais pas laissé passer assez de temps pour pouvoir percevoir un changement. Je me suis alors obligée à ne plus regarder le cadran,

 

 

 j’ai cherché à penser à autre chose, pendant un temps qui m’a semblé très long. Et puis, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder à nouveau ma montre et rien n’avait changé : il était toujours la même heure. Si l’aiguille avait bougé, c’était tellement peu que je ne pouvais pas être sûre qu’il s’était passé quelque chose. J’ai commencé alors à me sentir mal à l’aise, vaguement angoissée. Que se passait-il ? le monde se serait-il arrêté ? Il n’y avait toujours aucun bruit là où je me trouvais et rien dans la pièce ne retenait mon attention.

Et pourquoi est-ce que je restais là sans rien faire pour changer les choses ? J’étais comme paralysée moi aussi. Je n’osais plus faire un mouvement. Même aller jusqu’à la fenêtre me paraissait chose impossible. Il me semblait que j’étais rivée au seul mouvement des aiguilles de ma montre.

Mon dieu, il y avait un temps fou que j’étais là. Ou alors… peut-être qu’il n’y avait plus de temps, que plus rien jamais n’allait bouger. J’étais condamnée à demeurer dans cette immobilité, cette sorte de néant qui durait, durait, durait…

 Je n’avais jamais vécu quelque chose d’aussi angoissant, une situation  aussi terrifiante, et sur laquelle je n’avais aucune prise.

 

J’ai beaucoup de mal à retrouver le moment où, à nouveau, les choses sont peu à peu redevenues normales.

 

 Je crois que j’ai recommencé, enfin, à entendre des bruits familiers. Encore immobile, je guettais les signes de la vie qui revenait. Et cette fois, quand j’ai regardé ma montre, j’ai vu que l’aiguille avait réellement bougé. Pas beaucoup encore, mais assez pour me redonner espoir : j’étais sauvée. Dans un moment, proche,  j’entendrais sans doute des pas dans le couloir, quelqu’un entrerait dans la pièce. Peu à peu me revenaient les choses que je devais faire dans ce temps qui était en train de redevenir mon temps habituel.

Quel soulagement ! C’est comme si je quittais la plus horrible des prisons. Maintenant, tout m’était rendu, les éclats de voix dans le couloir, les arbres dehors, qui bougeaient, l’agitation, les cris, la vie, enfin ! J’ai vécu un moment magnifique, à la mesure de l’horreur du temps immobile dans lequel j’avais été inexplicablement engluée.

Que plus personne jamais ne me parle d’éternité,  de visages figés dans une pure contemplation, de bouches ouvertes sur une note infinie, fut-elle la plus belle et la plus pure. Dante, longtemps avant moi, avait compris cela, en imaginant Francesca da Rimini enlacée sans fin aux bras de son amant, condamnée à une étreinte éternelle.

Non, il faut que le temps bouge, qu’il soit comme une source jamais tarie,

 

 

un courant qui passe sans s’arrêter.

Il ne peut être qu’un flot incessant, comme la vie. Il est la vie.

Cette expérience m’a permis, je crois, de commencer à aimer le temps. Comme dit la chanson de Jeanne Marie Sens « il en faut du temps pour aimer le temps ».

Pour moi tout a commencé ce jour-là je crois. Ne me croyez pas si vous voulez, mais je n’ai rien inventé, j’ai bien trop peu d’imagination.

 Une amie à moi a crû que je m'étais reconvertie dans le genre fantastique. Mais il n'en est rien. Je pense simplement que cette aventure m'est arrivée à une période où j'étais sans cesse en train de courir. N'avoir rien à faire pendant un moment, a dû me perturber j'imagine !