XVIII
Cambronne-Desvignes Chantal
(2015), II. Le temps du divan
Septembre 2015
Le
temps du divan
Il m’en a fallu du temps
pour en arriver à ce temps- là ! Mais j’aurais pu aussi ne
jamais le vivre, ne jamais le connaître alors qu’il a tellement influé sur le
cours de ma vie. Alors peu importe que j’ai emprunté
ce chemin seulement à l’approche de la cinquantaine, après bien des détours,
bien des expériences plus ou moins heureuses, bien des errements.
Ces jours
ci, j’ai été très frappée par une conversation que j’ai eue avec une
jeune femme qui me parlait de sa première expérience professionnelle.
Elle avait travaillé auprès de personnes
atteintes de la maladie d’Alzheimer.
« C’est un monde
parallèle, me disait-elle, complètement hors de notre monde habituel, mais un
monde passionnant, dans lequel il se passe plein de choses, et j’ai beaucoup
aimé…»
Je pourrais en dire
autant de ces centaines d’heures passées sur le divan durant six ans.
Il a fallu que je me
sente tout à fait au bout du rouleau comme on dit, au fond de la désespérance
pour recourir à l’analyse. Une fois ma décision prise — ce qui n’est pas chose
si facile — il s’est passé relativement peu de temps avant que j’ose prendre
rendez-vous avec le psychanalyste qui m’avait été conseillé.
Cette première entrevue a
eu lieu en face à face. J’étais devant un homme jeune, avec un visage et une voix
agréable, qui m’a plu d’emblée. A la fin de l’entretien, il m’a dit que je
devrais attendre quelques semaines avant qu’il me recontacte pour me dire s’il
me prenait. Ces semaines- là m’ont paru longues, mais déjà je me sentais un peu
mieux d’avoir pu formuler ma demande d’aide. Et puis je crois que j’avais
confiance : il me semblait que, forcément, mon histoire l’intéresserait,
puisqu’elle m’intéressait, moi.
Un mois peut-être après
ce premier rendez-vous, j’ai su que j’étais acceptée. Dès la première séance,
un rythme a été fixé : trois séances par semaine, des jours, un horaire
qui ne varierait qu’en de rares occasions. Et puis, il y avait un cadre,
toujours le même, rassurant donc.
La salle d’attente, aux
murs blancs, était meublée très simplement, avec juste un tableau au mur, deux
chaises, une table basse, un endroit calme donc. De plus, je
n’ai jamais vu quelqu’un présent dans cette salle quand j’arrivais, et je n’ai
jamais non plus croisé quelqu’un à la sortie du cabinet.
Je restais peu de temps
dans la salle d’attente et je dois dire que j’ai beaucoup apprécié cette
ponctualité : elle faisait partie des éléments de stabilité dont j’avais
besoin. Cela signifiait aussi que ce temps, cette demie- heure était
bien pour moi, uniquement pour moi.
Nous nous serions la main et
nous disions simplement « bonjour » à l’arrivée, et « au revoir » au moment du
départ. Il n’y avait ni Madame, ni Docteur, ni aucune autre formule de
politesse ou d’usage. Cela aussi me plaisait bien, me mettait à l’aise.
Sitôt entrée dans le
cabinet, je m’allongeais sur le divan. Si la lumière était un peu vive,
aussitôt le psychanalyste baissait le store. Au moins dans les premiers temps,
je n’y voyais pas un procédé pour enclencher plus facilement la parole. J’étais
plutôt touchée par cette attention à veiller à ce que je sois bien.
Je me souviens qu’il
m’était difficile de me mettre à parler tout de suite,
enfin
je veux dire à parler vraiment. Mais j’ai vite compris que les choses
insignifiantes apparemment, que je finissais par dire, comme : « il fait
doux aujourd’hui » pouvaient être le sésame pour ouvrir la porte de
l’inexploré. Après, les choses venaient assez facilement. Il y avait parfois
des silences, rarement une intervention de la part de l’analyste. Jusqu’à la
phrase finale : « C’est tout pour
aujourd’hui » ou « Nous en resterons là pour aujourd’hui » qui, si je me
souviens bien, pouvait survenir aussi bien au milieu d’une phrase que j’étais
en train de dire.
Ce que je peux dire,
c’est que j’étais toujours dans l’inattendu. Avant la séance, je me demandais à
chaque fois, la plupart du temps non sans quelque appréhension, ce que j’allais
bien pouvoir inventer.
Inventer, oui, c’était exactement
le mot qui me venait pour parler de ce qui se passait là. Et je vois bien
aujourd’hui que ce mot- là- était juste, pas une simple expression.
Comment dire ? Il n’y a pas de déroulement linéaire, pas non plus de clé
qui apparaissent, clarifiant d’un seul coup des pans entiers de la vie, des
explications qui justifient ce qui a été ressenti à telle période. C’est un
chemin beaucoup plus obscur, ou plutôt peut-être, pour reprendre une expression
de Victor Hugo
« Une obscure clarté »
que je ne perçois pas forcément immédiatement, mais parfois en sortant, ou plus
tard. Et ce que je découvre, ce ne sont pas des discours, ce ne sont pas des «
explications » mais l’importance, dans le présent et dans le passé, de petits
faits, de silences, de choses entendues, pas comprises, longtemps oubliées ou
mises de côté, niées. En tout cas, rien de ce qui pourrait ressembler à un
discours que je baptise de « psy » faute de trouver le terme adéquat, ne me
vient pour parler de ce que je découvre, rien, ni dans le fond ni dans la
forme, aucun recours à des expressions telles que : le complexe d’Oedipe, le rôle castrateur de la mère, le complexe
d’infériorité. Ces mots- là ne me viennent jamais, et dans la bouche de
l’analyste non plus. Nous restons dans la réalité, le quotidien, dans la vie en
somme.
Durant ces années — mais
je ne sais plus quand cela a commencé au juste —, je faisais souvent un rêve
qui me paraît assez bien correspondre à ce monde que je découvrais, pas à pas,
au fil des séances. J’étais dans une sorte de tunnel pas très large, avec, de
chaque côté une paroi de sable d’une teinte chaude, dans les ocres.
Ce tunnel s’enfonçait en pente douce dans les
profondeurs de la terre, je n’en voyais pas la fin, je ne voyais même pas au-
delà de quelques mètres.
L’air devenait de plus en
plus tiède, chaud même.
Je n’avais pas peur, je me sentais bien, en
sécurité, je marchais doucement, tranquille. Je ne fais plus du tout ce genre
de rêve, il est vraiment lié à ces années, à ce temps- là. L’interprétation que
je peux en faire est toute simple : entrer en moi-même n’avait rien de
dramatique, bien au contraire. Et je n’avais peut-être pas besoin de voir loin
devant moi pour avancer, pour suivre mon chemin.
Au début le psychanalyste
m’avait demandé, ou conseillé je ne sais plus, d’oublier tout ce que je pouvais
savoir de la psychanalyse. Et je n’ai eu aucune difficulté à le faire à vrai
dire. Tous ces mots qu’on emploie : transfert, contretransfert, ou encore
l’idée par exemple que je pouvais devenir amoureuse de l’analyste me
paraissaient du domaine de l’invention, je ne me sentais pas concernée. Je ne
savais même pas à quelle école de psychanalyse appartenait mon analyste et, à
vrai dire, cela m’était complètement égal. Je peux simplement dire que cette
relation — une relation longue, six ans ce n’est pas rien — ne ressemble à
aucune autre, n’a ressemblé pour moi à aucune autre en tout cas, et que le
temps passé sur le divan ne ressemblait pas aux autres temps de ma vie.
Je serais incapable de
dire ce que représentait cet homme :
je ne pouvais
envisager aucune relation avec lui en dehors des séances, il ne pouvait pas
devenir un ami, je ne le voyais pas non plus comme un maître, comme celui qui
sait tout, qui a le pouvoir de guérir, et qui, dans sa propre vie, a le pouvoir
de tout dominer, de tout résoudre. D’ailleurs il avait un fils d’une vingtaine
d’années qui l’appelait de temps à autre. La conversation était toujours très
brève, mais je comprenais qu’il n’était pas toujours d’accord avec lui. Et cela
me rassurait justement qu’il ne soit pas un homme exceptionnel, ni un saint, ni
un gourou. Comment dire ? J’avais fait appel à lui, j’avais besoin de son
aide, mais j’avais conscience que, comme dans un accouchement, je ne subissais
pas ce qui se passait, je jouais aussi un rôle. J’étais persuadée d’ailleurs
que, de mon côté, je lui apportais quelque chose, je ne savais pas quoi au
juste, mais forcément quelque chose, parce que mon expérience, comme ma
personnalité, avait quelque chose d’unique.
Ce qui nous liait était,
je crois, de l’ordre du respect, respect de ce que nous étions l’un et l’autre.
Il y avait une proximité et une distance en même temps. Les deux étaient
nécessaires et gage de confiance.
Il paraît aussi que
beaucoup de patients oublient de venir à leur séance. Cela ne m’est jamais
arrivé. Par contre, à un moment donné, j’ai eu envie d’arrêter.
L’analyste m’a seulement
dit alors qu’il lui semblait que nous pouvions aller beaucoup plus loin, mais
que, si j’en ressentais le besoin, nous pouvions convenir d’une pause de
quelques mois. Ces quelques mots ont suffi à me convaincre de continuer :
je savais que je pouvais lui faire confiance, croire à ce qu’il venait de me
dire.
Les séances ne se
ressemblaient pas toutes. Il en y avait une que j’aimais plus que les autres,
celle du samedi. J’étais la première patiente (du moins je le suppose) à 7h du
matin. Je partais donc de la maison très tôt, au saut du lit quasiment, juste
après la douche, sans prendre de petit déjeuner. Les choses, à cette heure- là,
me venaient plus facilement, peut-être parce que je n’avais pas le temps de
trop reconstituer mes défenses, ou parce que la fatigue n’était pas encore là.
Et, lorsque je rentrais, le petit déjeuner — mon repas préféré — me paraissait
encore meilleur que les autres jours.
Comment ai-je su que la
fin approchait ? J’ai un peu de mal à m’en souvenir aujourd’hui.
Durant les derniers mois, je ne venais plus que deux fois par semaine, et je
payais à chaque fois l’intégralité de la séance. Il avait dû me proposer cette solution, lorsque j’avais exprimé
cette impression d’arriver au bout du chemin que nous pouvions faire ensemble.
Et puis, un jour, il y a
eu la dernière séance.
J’ai parlé longtemps, dit que je voulais
essayer d’avancer seule, que je me sentais prête à le faire et qu’en même
temps, je savais que je pourrais à nouveau faire appel à lui si j’en ressentais
le besoin. Il m’a écoutée sans dire un seul mot. Et nous nous sommes dit « au
revoir » comme les autres fois, avec peut-être un peu plus de chaleur dans la
voix et encore, je n’en suis même pas sûre. Et je ne suis jamais retournée le
voir.
Qu’est-ce qui a changé
pour moi durant ces années, et après ? Est-ce que je peux dire
que je suis repartie guérie à jamais de ce qui n’allait pas bien chez
moi ? L’analyse n’est pas faite pour guérir, mais pour vivre autrement les
choses, c’est tout.
Au cours de la première
année, il y a eu dans ma vie, des changements spectaculaires sur le plan
professionnel, alors que j’en parlais peu pourtant : j’ai eu une très
bonne inspection et on m’a confié une stagiaire, je suis devenus
formatrice MAFPEN (formation permanente des enseignants) j’ai coanimé des
stages d’été, je me suis sentie reconnue par mon chef d’établissement qui,
jusque- là, avait eu une attitude plutôt agressive à mon égard.
Plus tard, au lieu de
jeter en fin d’année, toutes mes préparations, je me suis mise à archiver pour
réutiliser au moins en partie mes travaux.
Et, même s’il y a eu
encore des années difficiles, dans l’ensemble, mes classes étaient plus calmes.
Sur le plan affectif, je
peux dire déjà que j’ai été frappée par le fait que, bien des éléments de ma
vie que j’avais vécus comme négatifs, dans mon enfance en particulier, avaient
aussi eu des aspects positifs. Je découvrais par exemple qu’il y avait toujours
eu dans ma vie, même dans les périodes où, dépressive, j’étais insupportable,
des personnes qui m’avaient aimée de façon complètement inconditionnelle, sans
rien me demander en échange.Et
je voyais combien cela avait été important. Des choses que je voyais comme
négatives m’apparaissent sous un jour beaucoup plus positif. Ainsi, je n’ai
jamais pu être la première en classe, seulement parmi les bonnes élèves ;
je n’ai jamais eu l’âme d’un chef et, si on me faisait jouer ce rôle, cela ne marchait
pas du tout. Et là, je découvrais que j’étais, au collège où j’enseignais, ou
dans des activités de formation, non quelqu’un qui se mettait en avant, mais
une bonne seconde, quelqu’un sur qui on pouvait compter, dont l’avis était
écouté. Et être seconde, c’est aussi une bonne place, une place nécessaire à la
bonne marche des choses.
Le plus important, je
crois, a été de comprendre que je n’ai pas à nier ce que j’éprouve au fond de
moi, même si ces sentiments me paraissent négatifs.
Si j’ai mal, j’ai mal, si je ne comprends pas
ce qui m’arrive, je ne comprends pas. Si j’en veux à quelqu’un eh bien, je lui
en veux et j’ai le droit d’éprouver ces sentiments- là, je n’ai pas besoin de
les refouler, de faire comme s’ils n’étaient pas là.
Autre-chose : je ne
peux plus être dupe des jugements que je ne peux m’empêcher encore de m’asséner
à tout propos. Déjà je comprends que le sentiment de culpabilité lui-même n’est
d’ailleurs pas complètement négatif : les personnes qui sont persuadées
d’avoir toujours bien agi, en toutes circonstances, qui ne doutent pas un
instant d’avoir raison, ne vont pas bien en réalité et manquent terriblement de
lucidité. Ce qui a changé, c’est que je ne me complais plus dans une
culpabilité paralysante.
Et surtout, je ne me sens
plus dupe des sentiments négatifs qui me viennent. Ainsi, si je me trouve
stupide, ou « nulle », moche, mauvaise dans
telle ou telle situation, je peux me regarder comme si j’étais quelqu’un
d’autre et revenir vite au bon sens. Je sais très bien que je ne suis ni nulle,
ni moche, ni bête en réalité.
D’ailleurs qui me demande
d’être une mère parfaite, une amante parfaite, une fille, une sœur, une amie,
une enseignante parfaite ?
Qu’est-ce que c’est que
cette histoire ?
Délivrée enfin de tous ces fantasmes, je peux
me lancer sur de nouvelles pistes, faire ce que j’ai envie de faire sans me
bloquer sur des interdits, du style « ma pauvre fille, tu n’es pas faite pour
cela, tu n’y arriveras pas »
Ainsi, pour ne donner que
quelques exemples, alors que j’ai peur de tout, des araignées, d’un claquement
de pétard, de l’agressivité, des conflits, en même temps, je n’ai peur de rien.
La seule chose qui m’importe, c’est ce que je désire vraiment. Ainsi, j’ai pu
faire de l’écriture mon deuxième métier, je me suis mise au théâtre à plus de
65 ans, j’ai pu, sur la scène, jouer les clowns, danser, chanter, toutes choses
pour lesquelles je pensais n’avoir aucun talent. Et, à près de 75 ans, j’ai osé
encore une fois l’aventure d’aimer et d’être aimée.
Cela dit, et c’est
peut-être paradoxal, je m’étonne toujours qu’on puisse m’aimer. Cela
m’émeut profondément, parce que je ne me trouve rien d’extraordinaire.
Finalement, je me dis que c’est peut-être parce que je suis quelqu’un qui
existe, que je suis vivante, ce qui est à la fois peu et beaucoup.
Et puis peut-être aussi
parce que je ne me sens ni au-dessus ni en dessous de qui que ce soit.
Pour terminer je voudrais
dire, parce que cela me paraît aussi important, lorsque je ne vais plus voir
l’analyste, cela ne signifie pas que l’analyse est terminée.
Elle ne peut pas l’être
car maintenant, cette distance que j’ai appris à avoir, elle est toujours là,
je la retrouve chaque jour. Et je sais, dans le même temps que ma fragilité,
que je connais bien et qui, elle aussi, est toujours présente, est en même
temps ce qui fait ma force. Enfin j’ai acquis la certitude, chevillée au corps,
que, jusqu’à la fin de ma vie, des choses seront possibles, que des portes
s’ouvriront encore, quels que soient les handicaps inévitables de ma fin de
vie.
J'ai parlé de tout cela
avec le psychologue du cabinet médical que je
fréquente. Après tout, on étudie bien en classe Les Pensées de Pascal, Charles
Juliet a bien publié aussi des textes sous le titre Fragments, et, chaque jour
paraissent des recueils de nouvelles. Je crois que cela me fait du bien que
toutes ces parcelles de vie forment finalement un tout, dessinent un chemin.