IV
Cambronne-Desvignes Chantal
(2011, Histoires d’amour.
II. Le fils du Sultan, et Ma petite Chantal
Mars
2011
LE FILS DU SULTAN
J’ai 10 ans et je suis amoureuse
du fils du Sultan. Je l’ai vu chez Bonne Maman et depuis il occupe toute ma
pensée. Je le revois, assis sur un de ces grands fauteuils du salon, un peu à
l’écart du reste de la famille. Sa mère, Marie-Thérèse de Barochez —
le nom me fascine — une belle grande femme, alimente avec aisance la
conversation. J’aime beaucoup sa voix. A côté d’elle, il y a sa fille Colette,
encore célibataire à plus de 30 ans. Je me demande bien pourquoi, parce qu’elle
est vivante, chaleureuse, et que je la trouve très sympathique. Il y a aussi le
père, mais je n’en ai qu’un pâle souvenir. Bonne Maman est heureuse, elle adore
les réceptions, avoir plein de monde autour d’elle.
Comment
se fait-il que je sois autorisée à rester là ? C’est sans doute qu’il n’y
a aucun autre des petits enfants, et que ma présence ne gêne personne. Je suis
là dans mon petit coin. Tant mieux parce que je peux le regarder, Lui, et je ne
le quitte pas une seconde des yeux.
Je
contemple l’ovale parfait de son visage, son teint mat, ses grands yeux noirs.
Comme il est beau ! Comme j’aime son air sérieux et mélancolique ! Il
ressemble au Fils du Sultan de mon livre de Contes des Mille et une nuits.
Je l’imagine avec son turban, tournant de sa
belle main fine la petite boule cachée sous la crinière du cheval enchanté, qui
s’élève aussitôt dans le ciel.
Et
moi, je suis assise derrière lui sur la selle et j’entoure sa taille de mes
bras. Le cheval nous emporte dans les jardins de son palais, et il m’offre un
de ces fruits rares qu’il a cueilli pour
moi. Il tombe à mes pieds et embrasse mes mains tandis que la fontaine chante
doucement et que des oiseaux de toutes les couleurs volent dans les magnifiques
cages dorées.
Je
n’entends plus les conversations, j’oublie tout ce qui m’entoure. Je ne vois
que lui.
Est-ce
que j’ai entendu le son de sa voix ? Est-ce qu’il m’a embrassée, au moment
du départ, d’un baiser distrait comme le font les grandes personnes ?
Est-ce qu’il m’a seulement vue ? Je ne sais pas. Après, quand tout le
monde est parti, j’essaie d’apprendre des choses sur lui, mais la moisson est
maigre.
Il s’appelle Yves, il est l’aîné de la
famille, et il a 28 ans. Une chose est sûre en tout cas, il n’a pas de fiancée.
Ce qui me permet de rêver. J’ajoute des épisodes à l’histoire, j’imagine des
promenades avec lui, dans les jardins somptueux de Bagdad, le parfum des
fleurs, les belles esclaves nous éventant pendant que nous reposons sur un
divan garni de doux coussins.
A
chaque fois que je vais chez Bonne Maman, je ne peux m’empêcher d’espérer qu’il
viendra. Je l’attends ainsi pendant des semaines, des mois, peut-être des
années, je ne sais plus ;t un jour, enfin,
Le Fils du Sultan est là de nouveau avec ses
parents.
Mais il n’est pas seul. Et je comprends qu’il
est venu présenter sa fiancée à Bonne Maman.
Elle, la jeune fille, je ne la regarde même
pas, je ne veux pas savoir qui elle est, et même cela m’est complètement égal.
Mais lui, je sais que je l’ai perdu pour toujours. Comment ai-je pu me raconter
que je saurais l’attendre, qu’un jour, forcément, il me verrait, quand je
serais devenue une jolie jeune fille ? Là je suis en face de la vérité
toute nue. Pour ce ténébreux jeune homme, je ne suis, je n’ai jamais été qu‘une
gamine vers laquelle il faut se plier en deux pour effleurer sa joue d’un
baiser indifférent.
L’histoire
était donc terminée. Et, autant que je me souvienne, je n’ai pas été vraiment
triste. Seulement un peu vexée peut-être
d’avoir tellement laissé courir mon imagination dans le vide. Mais bon, ce
n’était pas si grave après tout.
Et
aujourd’hui, eh bien je suis contente d’avoir été une petite fille capable de
s’inventer toute une histoire d’amour comme dans les Contes tant de fois lus et
relus, et nourrissant mes jours et mes nuits d’enfant sage.
MA PETITE CHANTAL
L’Oncle Maurice est
affectueux, trop affectueux pour mon goût. Je n’aime pas la façon dont il
accourt vers moi dès qu’il me voit, dont il m’embrasse. Ca ne me plaît pas du tout. Je ne sais pas quoi faire
ni quoi dire, et j’ai même un peu peur.
Il
est vrai que je suis très prévenue contre les méchants messieurs qui vous
attirent dans les coins pour vous faire de vilaines choses. Et si l’Oncle
Maurice était de ces messieurs- là ? Je n’ose pas m’ouvrir de ce souci à
ma mère.
Je préfère garder mes réflexions pour moi,
mais je me tiens sur mes gardes.
Bien
sûr, comme toutes les petites filles, je grandis. Jeune fille, je ne revois
l’Oncle Maurice que très rarement, et une seule fois m’a vraiment marquée.
C’est juste à ma sortie de pension. Il m’emmène, avec sa femme, tante Jeanne, à
un rallye organisé par le Rotary Club. Evidemment je n’ai pas la moindre idée
de ce que peut être ce Rotary.
Je comprends vaguement que c’est quelque chose
de très chic, qu’il faut en faire partie, mais c’est tout. Il y a plein de
voitures, plein de monde. Je suis affreusement intimidée au milieu de tous ces
gens qui sont très à l’aise. Et je suis soulagée quand il faut rejoindre la
voiture parce que le rallye commence. Je comprends qu’il y a un parcours à
suivre, qu’il faut s’arrêter, à des endroits précis, pour répondre à une
question compliquée, toujours complètement incompréhensible pour moi.
Mon
oncle et ma tante semblent bien s’amuser. Moi je me trouve un peu bête de ne
trouver aucune réponse, et j’attends que le temps passe. A la fin, il y a, je
crois vaguement me rappeler, la remise des prix, des applaudissements, sans
doute d’autres réjouissances dont je n’ai pas gardé le moindre souvenir.
Quelques
années plus tard, je me marie, je pars en province et perds de vue ma famille
parisienne, et donc l’Oncle Maurice.
Je
suis divorcée depuis longtemps et mes enfants sont déjà grands quand il se
trouve qu’une des sœurs de ma mère, tante Suzanne, prend sa retraite à
Bordeaux. A mon grand étonnement, car nous avons très peu de points communs, je
m’entends fort bien avec elle, je peux même dire que je la découvre..
Un
soir donc, elle m’invite à dîner : Oncle Maurice et tante Jeanne sont de
passage à Bordeaux, ils seraient très contents de me voir.
Je ne suis pas enchantée, mais je ne vois
aucune raison de refuser ce plaisir à ma tante que je sais très attachée à la
famille.
La
première personne que je vois en arrivant dans le salon, c’est l’Oncle Maurice.
Manifestement en grande conversation quand je suis entrée, je le vois se
tourner vers moi. Et aussitôt son visage s’illumine : « ma petite Chantal.
» Il a l’air si heureux, si heureux ! Comment ai-je pu avoir sur lui ces
horribles soupçons ! Il m’aime, cet homme, tout simplement. Et il m’a
toujours aimée, d’une façon inconditionnelle, imméritée si je puis dire puisque
je ne lui ai jamais dit trois mots.
Je
suis profondément émue. L’Oncle Maurice est un vieil homme, j’ai passé le cap
de la quarantaine depuis un moment, mais rien n’a changé et je suis toujours
pour lui la petite Chantal.
Aucun
souvenir du reste de la soirée, il n’y a que ce sourire éblouissant, ce regain
de jeunesse sur le visage de ce vieil homme, cette joie pure de quelqu’un qui
n’a rien à cacher.
Longtemps,
ensuite, je me pose des questions. Pourquoi ?
Pourquoi
ai-je toujours été la préférée, moi, au milieu d’une nuée de
petites cousines, si jolies et si bien habillées, moi, toute petite et sans
grâce avec mes rubans roses qui ne tiennent pas, ma raideur, mon incapacité à
parler devant des adultes.
Et
puis je me dis que c’est peut-être cela justement qu’il aime, qu’il a toujours
aimé. Je ne ressemble pas aux jeunes filles et aux dames du Rotary, je ne suis
pas mondaine comme ma tante. Il y a sans doute en moi quelque chose de naturel
qui le touche, qui l’émeut. Et puis il n’y a peut-être rien. Je suis la petite
Chantal c’est tout.
Je
repense à cette journée au Rotary il y a bien longtemps.
Pourquoi
m’a-t-il emmenée ? Pourquoi moi ? Je sais maintenant — ce que
j’ignorais bien sûr en sortant de ma pension— que, dans ces clubs très fermés
de la haute société, les rallyes, les soirées dansantes sont prétextes à faire
se rencontrer jeunes gens et jeunes filles du même milieu, pour favoriser des
unions assorties, entre soi. Espérait-il me caser ? S’est-il ce jour- là
rendu compte que, non, je n’avais décidément pas le profil de la « débutante
» ? ° L’a –t -il regretté ou, au contraire, s’en est-il
senti soulagé ? je ne le saurai
jamais.
Je
repasse aussi dans ma mémoire tout ce que je sais de l’Oncle Maurice : son
mariage pas vraiment heureux mais indestructible, avec la plus brillante et la
plus jolie des sœurs de ma mère. La Tante Jeanne en effet s’avère une
épouse certes décorative mais peu portée sur l’amour. J’ai appris je ne sais
plus comment ni par qui, sa liaison en Allemagne où il a passé quelques mois à
la fin de la guerre en service commandé —il est officier de réserve comme mon
père — sa vie d’homme d’affaires ensuite, efficace, dur, exigeant avec ses
collaborateurs.
Quand
je le rencontre chez ma tante, il n’a pas loin de 90 ans. Incapable de laisser
son fils lui succéder, il travaille toujours, se déplace d’un bout à l’autre de
la France chaque semaine pour rencontrer ses clients. Très élégant, mais sans
tapage, il se tient très droit, parle avec aisance, en homme qui « a réussi ».
Je
repars songeuse.
L’Oncle
Maurice est mort à l’âge de 102 ans. Et il était rentré en maison de retraite
juste quelques mois auparavant, sans que j’aie eu l’occasion de le rencontrer
une dernière fois.