IX
Cambronne-Desvignes Chantal
(2013), Histoires d’amour. VI. Mes élèves préférés. Témoignage d’une enseignante de lettres retraitée depuis 1982
Novembre 2012
Mes
préférés
Toute ma vie
d’enseignante a été une épreuve : manquer d’autorité est un handicap difficile
à surmonter et, plus d’une fois, je suis partie en classe l’angoisse au ventre.
Cela dit, je ne regrette pas d’avoir exercé ce métier. Et, avec le recul du
temps (cela fait 20 ans maintenant que je suis en retraite) c’est le positif
qui l’emporte.
J’ai des souvenirs de
moments très plaisants, d’autres passionnants, d’instants de profonde émotion.
Ainsi j’entends encore le rire cristallin de deux adorables petits sixièmes,
tandis que — pour leur montrer que lire pouvait être un bonheur — je leur
lisais « Un éléphant ça compte énormément » une réflexion philosophique sur le
temps qui passe, sur la mort, mais qui démarre d’une façon très humoristique
(le petit éléphant, dans sa première année, fait une crotte tous les jours, à 2
ans,
il en fait deux et
ainsi de suite jusqu’à 50 ans puis il en fait une de moins à 51 ans… jusqu’à ce
que l’heure arrive où il doit rejoindre le cimetière des éléphants). C’était
merveilleux ce rire en cascade, si frais, un rire de pur bonheur.
Comment oublier ce jour
où une petite fille m’a dit, après toute une série d’exercices sur le
dictionnaire : « jamais je n’aurais cru qu’on pouvait aller si loin avec ce
travail » ? Plaisant souvenir aussi que cet adolescent qui raconte, avec quel
talent, comment il régale sa famille avec des spaghettis à la bolognaise (quand
je lui fais lire son devoir, nous en avons tous l’eau à la bouche, moi et toute
la classe). Souvenir attendrissant de cet autre garçon, passionné de football,
et qui me demande avec anxiété à la fin d’un cours s’il est vrai que ce milieu
est aussi le lieu de sales combines et de tricheries.
Je n’ai pas eu peur de
dire parfois merci à tel ou telle. Merci à ce gamin qui, dans une rédaction,
dit l’amour de sa maman, loin des clichés habituels, ou encore à cet autre, qui
s’imagine, résistant condamné à mort, écrivant à ses proches une dernière
lettre. Avec des mots tout simples, ses mots à lui, la sobriété de son
écriture, il touche au plus profond.
Je vois encore des
visages, cette petite fille passionnée par le cours,
avec ses yeux très
bleus, qui brillaient comme des étoiles, cette très belle jeune fille de 15
ans, nantie d’une forte personnalité et si mûre déjà, qui trichait sur son âge
pour gagner des sous en faisant les vendanges, cette autre, d’humeur
tranquille, avec un visage paisible et plein de sagesse, le fin visage de cette
petite, aussi énergique que menue qui tenait la maison presque toute la semaine
en l’absence de sa mère, représentante.
Il y a eu aussi,
forcément, des sympathies, des connivences plus profondes avec tel ou telle. En
effet, un professeur peut-il aimer tous ses élèves également, sans avoir de
préférences ? A-t-il le droit d’avoir des antipathies ? Est-il vrai qu’il
préfère les élèves les meilleurs, et que ce sont ceux- là les « chouchous » ?
Je ne peux pas répondre
pour les autres. Mais en ce qui me concerne, oui, je peux bien avouer qu’il
m’est arrivé plus d’une fois de souhaiter ne plus jamais avoir devant mes yeux
tel ou tel élève insupportable. Cela ne veut pas dire pour autant que je le
détestais. D’ailleurs, un de ces élèves particulièrement chahuteur s’est
littéralement jeté dans mes bras quelques années plus tard, le jour où on
fêtait les 20 ans du collège. « Je voulais vous remercier. Grâce à vous et à
Madame Oudin (le professeur de maths) je suis
toujours passé dans la classe supérieure, vous m’avez fait confiance, vous ne
m’avez jamais condamné. Pourtant dieu sait que j’étais dur !
J’ai pu faire des études,
obtenir une licence en droit et maintenant je suis CRS. »
Heureusement, j’ai
rarement éprouvé de véritable antipathie. En réfléchissant bien, je ne trouve
guère que 4 ou 5 élèves parmi les quelques milliers que j’ai vu défiler, pour
lesquels je ne parvenais pas à trouver quelque chose qui me les rende
sympathiques. Tout en culpabilisant d’éprouver ce sentiment de rejet, je
m’efforçais d’être juste. Mais je dois avouer que je ne suis pas sûre d’y être
parvenue.
D’une façon générale, je
pense avoir eu un regard positif sur les adolescents. J’en ai admiré certains
pour leur dynamisme, d’autres pour leur sens critique, d’autres pour leur
imagination. Il y en avait aussi qui parvenaient à gérer des situations
personnelles ou familiales difficiles. Je me souviens ainsi d’un garçon, le dos
enserré dans un corset, qui jamais ne se plaignait de ne pouvoir se mêler aux
jeux de ses camarades, d’une jeune fille dont la maman se mourait d’un cancer
et qui toujours se portait au secours d’un ou d’une camarade en difficulté, de
cette autre qui devait à la maison suppléer aux défaillances d’une maman
alcoolique. Combien de fois ai-je admiré l’énergie, la capacité d’organisation
de tel jeune qui menait déjà sa barque comme un adulte,
la
bonne humeur de tel autre qui devait changer constamment de collège au gré des
chantiers du papa.
J’avoue aussi avoir
toujours eu un faible pour ceux que j’appelais « les charmants paresseux » ces
garçons qui, très intelligents, se contentaient d’une petite moyenne, parce que
trop de choses les passionnaient en dehors de l’école (le sport, la musique,
l’engagement dans une radio libre, le plaisir de discuter avec les copains).
J’ai bien aimé aussi un
petit couple d’élèves de sixième qui ne se quittaient jamais, ni en classe ni à
la récréation. Ils étaient si mignons, si attendrissants. Je n’ai pas oublié
non cet autre couple d’ados, Richard et Caroline, si terriblement sympathiques
dans leur aimable nonchalance.
Il y a eu aussi cette
petite fille, toujours contente, prête à s’enthousiasmer pour tout ce que nous
faisions, et qui le disait tout aussi naturellement.
Les élèves, surtout les
petits sixièmes, étaient persuadés que je ne pouvais préférer que les
meilleurs. Ce en quoi ils se trompaient. Je me souviens encore de ce « mauvais
élève » qui avait tant de mal à écrire même un texte court. Mais, comment dire,
on sentait que c’était une gosse bien élevée, très aimé chez lui et il
respirait la santé, l’équilibre. Il ne demandait qu’à bien faire pour nous
contenter, mais il n’y arrivait pas et l’envie de s’amuser l’emportait pour
finir.
J’avoue que je le
comprenais.
Cette année- là, avec la
complicité de la documentaliste, nous avions organisé, à l’instar de Carelman, une exposition d’objets introuvables. Et lui,
très astucieux, avait inventé une paire de chaussons munis d’une ampoule, «
pour y voir clair la nuit dans son jardin. » Bien sûr le « jury » l’avait
récompensé. Mais le gamin était déçu. Il avait passé beaucoup de temps à
réfléchir, dépensé ses quelques sous pour son invention et, avec les bonbons
gagnés, le compte n’y était pas. Il le disait en toute ingénuité mais a
finalement bien accepté la situation quand il a compris que, tout en
reconnaissant ses mérites, nous n’avions pas d’autre ressource que les petits
dons récoltés auprès des commerçants du quartier. Plus tard, il est parti
préparer un CAP, mais il me faisait envoyer le bonjour par un camarade à lui,
ce qui me touchait beaucoup.
Il y a eu aussi ce gamin
qui, lui aussi, peinait beaucoup et sans grand résultat. C’était un beau petit
garçon avec des yeux bleus magnifiques, gai et chahuteur à ses heures. J’ai
rencontré les parents. Ils m’ont dit qu’à cause d’une malformation de la
vessie, il avait déjà été opéré 15 fois et que c’était un enfant courageux, qui
ne se plaignait jamais.
Eux, ce qu’ils voulaient
avant tout, c’est qu’il puisse mener une vie normale et ils ne le
chouchoutaient pas, le laissaient faire du vélo, pratiquer un sport. Comme je
les comprenais ! Et je peux dire qu’ils avaient bien réussi.
Ce petit garçon n’était
pas traumatisé, avait plein de copains et je me disais que ses résultats
scolaires après tout, c’était secondaire. Plus tard, d’ailleurs il a appris un
métier, s’est marié, a eu des enfants et il vit toujours dans le quartier du
collège.
J’ai envie de donner une
place particulière à Catherine. C’était une jeune fille un peu lourde, pas
spécialement belle. Mais je voyais bien qu’elle était très populaire dans la
classe, que tout le monde l’aimait, et il y a avait toujours des garçons autour
d’elle. C’était une fille généreuse, ouverte, très droite, très franche,
capable par exemple de me reprendre si elle trouvait que je ne m’exprimais pas
assez clairement. Un jour elle est venue chez moi pour me demander de lui donner
des leçons particulières parce qu’elle ne se trouvait pas assez bonne en
grammaire. Et elle a tenu à préciser que c’était elle qui me les paierait, ces
leçons, avec les sous qu’elle gagnait. Ce fut bien la première et unique fois
où j’ai eu une demande semblable ! Mais j’ai trouvé cela extraordinaire, elle
était tellement déterminée ! Plus tard, elle voulait être conductrice de poids
lourds :
« Non, ce n’est pas trop dur pour une femme,
il y a maintenant la conduite assistée. Et puis j’aimerais cela, cette vie- là,
être sur les routes » .
J’espère qu’elle a
réussi.
Je ne saurais terminer
sans parler de Marcel. Ce n’était pas ce qu’on appelle un bon élève, pas du
tout même. Mais je l’aimais bien. C’était un adolescent heureux. Il se plaisait
bien en classe, tout comme il aimait les récréations, et il avait plein de
copains. Il était extrêmement sympathique, avec un visage ouvert, et un air de
bonne santé qui faisait plaisir à voir. A chaque fin de cours, il s’approchait
de moi, tout près, tout près, mais sans jamais me toucher : « Madame, est-ce
que je peux vous embrasser ? » Et je lui faisais, moi aussi, toujours la même
réponse « Non, pas aujourd’hui., pas pendant le travail, mais le dernier jour
de classe, je te promets, tu pourras m’embrasser . » Je
crois que j’aurais été déçue si une seule fois, il avait manqué à ce rituel.
Quand le dernier jour est arrivé, nous nous sommes donc embrassés de bon cœur.
Je ne l’ai pas eu en classe l’année suivante. Mais je n’étais pas inquiète pour
lui. Je me disais que, forcément, ce garçon- là qui prenait la vie à pleines
mains, avec un si bel appétit, s’en sortirait toujours.
Aussi ai-je été très
triste quand j’ai appris qu’une voiture l’avait fauché juste devant le collège,
alors qu’il se penchait sur sa mobylette pour voir pourquoi l’éclairage ne
fonctionnait pas. Il est mort sur le coup et cette fois il n’a eu le temps
d’embrasser personne. Il venait d’avoir 14 ans.