VIII Cambronne- Desvignes Chantal (2012), Histoires d’amour. V. Le charme des lointaines histoires d’amour

Novembre  2012

chantal.cambronne@orange.fr 

Il me vient à l’esprit des histoires qui m’ont marquée, et qui font partie de mon paysage intérieur, même si, apparemment, elles sont sans rapport direct avec ma vie.

Certaines sont plaisantes, comme celle d’une lointaine cousine qui osa, le jour même de son mariage, dire « non » devant Monsieur le Maire au grand effarement de toute l’assistance, ou celle de la bague de fiançailles de Bonne-Maman, ma grand-mère maternelle, refusée parce que pas assez belle au goût de la famille. D’autres sont attendrissantes, comme celle de la « petite tante » devenue si petite et menue qu’un jardinier l’avait renversée un jour sans la voir. Tout attendri et ému, il l’avait prise dans ses bras — elle était aussi légère qu’une enfant— déposée avec précaution dans sa brouette et transportée ainsi jusqu’à la maison de retraite où elle séjournait. La petite tante s’en était tiré avec le col du fémur cassé, mais elle s’en était bien remise et s’était amusée de son aventure quand on la lui avait racontée. Il y a eu aussi des amours interdites, des amours contrariées.

Ainsi, ma grand-mère maternelle a-t-elle voulu séparer son dernier fils, Henri, d’une « créature » dont il était tombé amoureux en l’envoyant faire la guerre en Indochine — l’éloignement paraissant toujours, dans ces cas-là la meilleure solution pour « guérir » —. J’ignore si le remède a été efficace, car je n’ai appris que récemment cette histoire. Je sais seulement que mon oncle a, par la suite, divorcé deux fois avant de rencontrer enfin l’amour de sa vie. Quant au cousin qui était, paraît-il « de la jaquette » on n’en parlait rarement, et encore avec des airs pleins de sous-entendus, que je mis très longtemps à comprendre.

Dans la saga familiale, figurait naturellement en bonne place l’arrière-grand-père Alexis, venu en sabots de sa Bourgogne natale, faire fortune à la capitale. Fort habilement cet Alexis sut profiter de sa connaissance des chevaux et inventa, avec un ami américain, une pommade pour les soigner. Lorsque les chevaux furent remplacés par les voitures, l’aventure aurait pu tourner au désastre. Ce ne fut pas le cas. Le grand-père Alexis fonda, dans une lointaine banlieue parisienne, une usine de peinture dont hérita mon grand-père.

Je sais peu de choses de la personnalité de cet arrière- grand-père et j’ignore quelle sorte de mari il fut. Ce que je sais par contre, c’est que, en bon patriarche,

lorsque son fils Henri mourut accidentellement, il reprit sa place de chef de famille et déclara, sans que personne ose le contredire : « Moi vivant, aucune de mes petites-filles ne travaillera. »

Ma mère qui aurait tant voulu enseigner, souffrit beaucoup de ce diktat, mais ne put qu’obéir. Il est vrai qu’à l’époque, une jeune fille de la bonne bourgeoisie devait seulement se préparer à être une bonne maîtresse de maison. Peut-être aussi cet homme voulait-il, par cette phrase demeurée célèbre dans les annales familiales, assurer les siens qu’il saurait toujours les mettre à l’abri du besoin et prendre en mains leurs intérêts.

J’ai beaucoup entendu parler aussi de mon arrière- grand-mère du côté maternel. Elle était, paraît-il, très très  gentille et je sais que ma mère l’aimait beaucoup. Elle habitait la même rue que sa fille, ma grand-mère Bonne-Maman. Et tous les jours, elle arrivait chez elle avec son panier à ouvrage, s’installait dans le jardin s’il faisait beau, ou devant une fenêtre s’il faisait mauvais et, sans relâche, raccommodait, faisait des ourlets, retournait des cols de chemise (en ce temps-là, on usait les vêtements jusqu’au bout) tout en chantonnant parce que,

en dépit de ses malheurs (elle était veuve d’un mari longtemps grabataire,

et deux de ses enfants étaient morts de tuberculose) elle était restée très gaie. Un soir justement, où toute la famille était réunie pour le dîner, un des enfants fut repris vertement par mon grand-père pour avoir osé chanter un refrain à la mode.

 « On ne chante pas à table ». Il s’ensuivit un long silence. Et, voilà qu’au milieu de ce silence, on entendit s’élever la douce voix de la grand-mère qui entonnait : « Mimi Pinson la blondinette… » Et bien sûr tout le monde éclata de rire. Plus tard, devenue très vieille, elle se mit, dans sa tête, à rajeunir de jour en jour. Elle était une jeune fille de 20 ans qui se préparait pour le rendez-vous avec son fiancé. En se regardant dans la glace, elle disait, paraît-il « Mon dieu, il ne va pas me trouver bien belle aujourd’hui mon fiancé ». A la fin, elle se voyait comme une toute petite fille et ma grand-mère qu’elle prenait pour sa mère, devait venir l’embrasser et la border dans son lit. Mais ce n’était pas vraiment triste, parce que tout le monde l’aimait et l’entourait.

Mais j’avoue surtout vouer, plus qu’à tout autre membre de ma famille, une grande tendresse à l’égard de mon grand-père paternel, Philippe. Sur les photos, je vois un homme au visage sérieux, avec des yeux noirs et un regard profond.

 Il était ciseleur et j’ai retrouvé dans les papiers de ma grand-mère quantité de dessins de bijoux, de bibelots. De là vient peut-être mon goût pour les objets de style art nouveau. Je sais qu’il avait un atelier rue du Temple à Paris

 (atelier qu’il partageait sans doute avec son frère Alphonse, ciseleur lui aussi),

 et je l’imagine sans peine silencieux et absorbé par son délicat travail.

Tout ce que je sais de ce grand-père- là me plait bien. Ma grand-mère, Mamine, me disait qu’elle avait été très heureuse avec lui. Elle parlait avec gourmandise de ce temps- là. Elle était très gaie, et il y avait dans son rire sonore

qui n’en finissait plus, quelque chose de sensuel encore après des années de veuvage, alors qu’elle me paraissait très très vieille lorsque j’étais enfant. Plus tard, bien après sa mort, j’ai retrouvé, bien cachés derrière les livres pour enfants que je redécouvrais avec bonheur à chacun de mes séjours chez elle, des petits livres coquins qu’elle devait regarder avec son mari une fois les enfants couchés. Je trouvais cette image de leur couple amusante et attendrissante à la fois.

Mais il y a quelque chose de lui qui me touche davantage. Il aimait prendre des photos de sa famille, de sa femme, de ses enfants. Derrière chaque photo, il notait, de sa belle écriture fine, outre la date, le lieu et les circonstances dans lesquelles elle avait été prise. J’ai découvert aussi et lu avec émotion une lettre qu’il avait écrite à sa fille, Madeleine, ma tante donc, âgée alors d’une dizaine d’années. Il lui faisait plein de recommandations et même quelques petits reproches, mais le tout était dit d’une façon tellement délicate, avec tant de mots gentils !

 

Je comprenais bien l’adoration qu’elle lui vouait. Parfois je me demande si ce n’est pas à cause de cela, de l’abandon qu’elle a ressenti lorsqu’il a disparu— elle n’avait que 12 ans — qu’elle ne s’est jamais mariée.

Malheureusement je n’ai pas connu ce grand-père Philippe, qui est mort de tuberculose très jeune, à 40 ou 41 ans. Quand la guerre de 14 a été déclarée, il était déjà malade et n’a donc pas été mobilisé. Mais, comme l’idée de ne pas servir son pays le tourmentait beaucoup, il s’était enrôlé dans le service civil pour se rendre tout de même utile et il y a perdu ses dernières forces. Il est mort en 1915.

L’album de famille est plein de ces morts prématurées et longtemps j’ai vécu le cortège des veuves comme une malédiction qui ne concernait que les miens, alors qu’en fait, entre guerres — celle de 1914 surtout fut particulièrement meurtrière-et épidémies, beaucoup de personnes disparaissaient prématurément.

Aujourd’hui, je me rends compte aussi que ces femmes dont j’ai plaint la solitude ont été très aimées par des hommes bons, loyaux, fidèles et passionnés. Et le récit de ces trop brèves amours, je le garde en moi comme un héritage précieux.