V Cambronne-Desvignes Chantal (2011), Histoires d’amour. III. Grand- mère maternelle et …..Un vrai grand-père 

 Juillet 2011

INTRODUCTION,  par Henri Charcosset, né en 1936

Selon la bonne habitude de Chantal, son style est ici  très clair. Mais il ne faudrait pas croire que l’intérêt de ses textes se limite à une façon d’écrire, claire, concise.

Son histoire de vie, et la mienne – alors que nous sommes conscrits- diffèrent tant, qu’on pourrait nous croire avoir été habitants de continents différents,

à des époques différentes.  Chaque histoire de vie est dans une très large mesure unique, et mérite mise en mémoire, de par ses éléments clé.

 Le stockage électronique des données, leur formidable diffusion grâce à l’Internet, rendent bien plus plausible qu’auparavant, d’avancer dans cette voie.

 

TEXTE DE CHANTAL CAMBRONNE

Rendez-vous manqué….avec ma grand-mère maternelle

Je n’aimais pas Bonne-Maman, ma grand-mère maternelle. Elle me faisait peur avec ses gestes brusques, son baiser sec, sa façon d’arpenter nerveusement son immense salle à manger de long en large sans aucune raison,

 Simplement par impatience, ses remarques acerbes à Maria, sa bonne ukrainienne. Je n’aimais pas aller chez elle, une fois par semaine, et quasiment tous les dimanches avec Maman. Quand les cousins venaient, c’était bien, mais la plupart du temps, nous étions les seuls. Mes frères jouaient aux petites autos dans le jardin, pendant que moi, sauf les rares fois où nos inventions quelque bêtise, je m’ennuyais mortellement.

Quand j’ai appris la mort de Bonne-Maman, je n’ai pas pleuré,

je n’ai même rien ressenti, sinon peut-être du soulagement.

 

Et j’avoue que j’ai été étonnée quand j’ai su que mon frère aîné, lui, avait pleuré  en la voyant sur son lit de mort.

Ce n’est que peu à peu, que l’image que j’avais gardée d’elle a cessé d’être celle d’une « méchante ». Je me suis mise à écouter ce que disaient d’elle ma mère, ma sœur, mes tantes. J’ai reconstitué le puzzle et compris combien j’avais été injuste.

Pour commencer, sa sécheresse apparente, sa nervosité, pouvaient se comprendre du fait que ma pauvre grand-mère n’avait pas eu une vie facile. Elle n’en parlait jamais, mais j’ai su que son père, avait été victime d’une rupture d’anévrisme, ou de quelque autre grave accident.—

Plusieurs versions circulaient dans la famille, mais elles convergeaient toutes sur l’essentiel —il  avait vécu à l’état de légume, durant six années. Elle avait donc connu une enfance pas bien drôle avec ce père qu’elle voyait chaque jour cloué sur son fauteuil, ne faisant que répéter à longueur de journée une unique phrase, toujours la même. A sa mort, elle avait vécu des années plus insouciantes et connu la vie d’une jeune fille de la bonne bourgeoisie :

Voyages, sorties au théâtre, bals costumés.

Mais ce fut finalement une brève période.

A 21 ans, en effet, elle avait épousé mon grand-père. Et, durant les vingt années de leur vie commune, elle avait mis au monde treize enfants. « Sans compter les fausses couches » disait une de mes tantes.

Ce fut vraiment un mariage d’amour. Mais, outre le poids des naissances rapprochées, durant ses années de vie conjugale, elle ne fut pas épargnée par les deuils et les épreuves. Un de ses enfants, le petit Georges, mourut à l’âge de trois ans. Son fils aîné, Jean, était sourd muet de naissance, et de santé fragile. Elle eut aussi le grand chagrin  de perdre son frère et sa sœur, morts tous deux très jeunes de tuberculose. Sa sœur, jeune mariée, laissait une petite fille, qu’elle éleva pratiquement avec ses autres enfants.

J’ai mis longtemps à le réaliser, mais à la mort de son mari –

 victime d’un banal  accident de chantier lors de travaux effectués à son entreprise— Bonne-Maman avait à peine plus de 40 ans. Et elle était enceinte de sa dernière fille. Elle n’eut sans doute guère de temps pour pleurer : outre ce bébé qu’elle attendait, et qui eut par la suite de graves problèmes de santé, il y avait ses autres enfants encore très jeunes, des garçons un peu plus grands,

mais qui lui donnaient bien du mal, n’ayant plus derrière eux l’autorité du père, la gestion de l’entreprise familiale, qu’elle avait dû confier à son second fils qui n’avait que 18 ans, et qui avait donc dû arrêter ses études.

Certes, Bonne-Maman n’a jamais eu de gros problèmes financiers, ni pendant son mariage ni après. Elle pouvait entretenir du personnel — femmes de chambre, bonnes, couturière à domicile—  elle avait une grande maison, un jardin avec des arbres fruitiers, un immense garage qui servait de terrain de jeux à ses enfants, puis à ses petits- enfants. Ses filles eurent chacune une belle dot et une superbe robe de mariée, création d’un  grand couturier. Mais, au jour le jour, si la nourriture était excellente et abondante, si les enfants ne manquaient de rien, il n’y avait aucun luxe : ma grand-mère s’achetait deux robes par an, toujours très simples et convenant à toutes les circonstances. Il n’était pas question de vacances, ni de sorties au restaurant, ni de bijoux, ni d’aucune fantaisie.…

Le personnel était certes nombreux, mais à l’époque,

 il n’y avait pas de machine à laver, pas de mixers, rien de ce qui facilite aujourd’hui la vie des familles. Et puis, c’était tout de même 10 à 15 personnes autour de la table tous les jours sans compter les amis des enfants qu’elle gardait souvent à manger, voire à coucher.

Ses journées donc étaient longues : levée très tôt, elle n’avait jamais le temps de se poser, me disait ma mère : repas à prévoir, commandes à passer, courses,

achat et entretien des vêtements, gestion de l’économie familiale, organisation des activités qu’on faisait à l’époque à la maison : cardage des matelas au printemps, confitures, entretien du jardin, cueillette des fruits, couteaux à repasser, couturière à faire venir pour les uns ou les autres,  essayages… A table c’était elle qui découpait les rôtis, les volailles, servait et surveillait son petit monde…

Alors que je la voyais uniquement comme un gendarme en jupon, élevant ses enfants à la dure, sans leur donner toute l’affection qu’ils auraient pu attendre, j’apprenais aussi qu’elle s’était donné beaucoup de mal pour trouver une institutrice pour son aîné qui puisse lui enseigner le langage des signes, que, dès qu’elle avait appris la mort de mon père, elle avait traversé toute la France —voyage long et difficile en cette période d’exode —pour être près de sa fille, qu’elle était très fidèle dans ses amitiés, qu’elle avait toujours été très généreuse.

Plus tard, à la fin de la guerre, quand ma mère était tombée gravement malade, elle m’avait prise chez elle et j’y étais restée plusieurs mois. Je me sentais très seule dans sa grande maison,

 

Mais je réalise aujourd’hui qu’elle avait dû s’en rendre compte car après quelques semaines, elle  avait accueilli aussi ma sœur.

J’ai compris aussi pourquoi mon frère lui était si attaché. Quand il avait eu sa pleurésie, à l’âge de 9 ans, pendant des mois, elle était venue le voir presque tous les jours, jouant avec lui, lui tenant compagnie. 

Des images d’elle plus souriantes me sont aussi revenues, toutes les histoires qu’elle nous racontait :  le souvenir ébloui, mille fois évoqué, de son mariage place des Vosges où habitaient ses parents, avec un escalier si large qu’« on y marchait quatre de front », les commerçants qui traversaient la rue pour la saluer « chapeau bas », son mari qui était « un chaud lapin », l’oeuf décoré par elle quand elle était petite fille, sa belle robe de marguerite qu’elle avait porté à un bal costumé « puisque je m’appelle Marguerite, » ses voyages de jeune fille « ma mère avait la bougeotte et nous sommes allés partout : en Angleterre, en Autriche, en Italie  » jamais je ne l’ai entendue se lamenter sur son sort. Elle préférait évoquer les bons moments.

Et pourtant, après avoir élevé sa nombreuse famille, elle s’était retrouvée bien seule à la fin de sa vie.

Il m’aurait suffi de peu de choses pour la découvrir, pour l’apprivoiser,

 pour vivre de bons moments avec elle, j’en suis sûre aujourd’hui. A l’époque, je n’ai pas su, je n’ai pas pu. C’est un rendez- vous d’amour manqué, je le regrette.

Mais je peux du moins lui offrir en hommage ces quelques lignes.

J’ai tout de même eu un vrai grand-père 

Lorsque je suis née, mes deux grands- pères avaient disparu depuis longtemps, l’un emporté par la tuberculose, l’autre mort dans un accident. 

 Et j’ai fort regretté de ne pas les avoir connus. Est-ce pour cela que j’ai toujours plu aux vieux messieurs ? C’est possible. Sans m’en rendre compte, il se peut que j’aie toujours cherché à attirer leurs regards.

Ce qui est sûr, c’est que ma quête, consciente ou inconsciente, n’a pas été vaine. Un jour en effet, au moment où je ne l’attendais plus, je l’ai rencontré ce grand père de mes rêves d’enfant. Nous nous sommes adoptés dès notre première rencontre. Père de mon compagnon d’alors, il avait en réalité l’âge de mes parents, et nous n’étions séparés que par une génération. Mais je ne l’avais pas connu jeune. Et tout naturellement il a été mon grand-père, et j’ai été sa petite fille chérie.

 En plus, il s’appelait Alphonse, comme ce grand oncle que ma mère nous emmenait voir quand nous étions enfants.

Tout de suite, des rites se sont créés entre nous. Après le déjeuner, nous faisions ensemble des mots croisés pendant une bonne heure, rivalisant  de rapidité pour vérifier un mot dans le dictionnaire, riant de nos erreurs ou de nos trouvailles. Souvent il me racontait ses souvenirs de mer —il avait été cuisinier sur un bateau — ses histoires de copains. Il riait beaucoup et, comme j’ai moi aussi le rire facile, nous avions parfois du mal à nous arrêter. Au moment du départ, il me glissait en douce une bonne part d’un délicieux jambon  qu’il avait accommodé à sa manière.

J’ai compris à quel point il était attaché à moi lorsqu’il m’a proposé de m’emmener dans sa petite voiture sans permis à son jeu de boules. Ce jeu de boules c’était son univers à lui. Personne de sa famille ne l’accompagnait jamais, ni ses enfants, ni même sa femme, qu’il adorait pourtant

Nous sommes donc partis tous les deux, fiers comme tout, lui de piloter sa petite auto, et moi de l’avoir comme chauffeur pour moi toute seule. Le jeu de boules, une minuscule trouée dans le bois voisin, ne comportait qu’une seule piste.

 Sur le côté, il y avait juste deux ou trois chaises en métal, une étagère avec quelques bouteilles, c’est tout.

 

Mais c’était le royaume d’Alphonse et il me le faisait découvrir, me présentait à tous ses copains, me racontait les apéritifs à la fin de l’après-midi, les bons coups des uns et des autres, les repas au restaurant une fois par an. 

 Et puis il avait un rôle dans leur association :c’était lui le trésorier et ses Puis nous sommes repartis tous les deux Alphonse et moi et je l’ai remercié pour ce bon après-midi. Je ne pouvais pas lui dire — je n’aurais pas su comment le faire — mais c’était extraordinaire pour moi de voir un homme heureux comme il savait l’être, de presque rien : quelques heures de liberté, des copains familiers, toujours présents, quelques  verres partagés, une tape familière dans le dos, une plaisanterie.

Nous n’avons jamais reparlé de cet après-midi- là. Mais notre affection s’en est trouvée renforcée. Il y avait entre nous une complicité qui n’avait pas besoin de se dire. Je l’aimais et il m’aimait, c’est tout.

Alphonse est mort d’une crise cardiaque peu de temps après notre sortie ensemble au jeu de boules 

Jusqu’à la fin, il a gardé de beaux cheveux blancs bouclés, une silhouette de jeune homme, des gestes vifs, un rire joyeux, un formidable appétit de vivre.

J’ai encore en tête une photo prise lors de son dernier Noël. Rigolard, il lève son verre devant une armée de bouteilles vides… un bien beau souvenir en vérité !

Ses comptes étaient bien à jour.  J’ai raconté moi aussi le jeu de boules en face de la maison de ma grand-mère, le plaisir pour moi de suivre les discussions passionnées autour du cochonnet, centimètre à la main pour vérifier les distances,   le geste magnifique du tireur et l’éclatement des boules l’une contre l’autre. Tout de suite je me suis sentie bien là, en sympathie avec ces messieurs, écoutant leurs histoires, leurs jeux de mots, les blagues sans doute déjà racontées cent fois, mais neuves pour le public nouveau que j’étais.