XI
Cambronne-Desvignes Chantal
(2013), Histoires d’amour. VIII. Mon histoire d’amour avec tante Mado. Témoignage d’une enseignante de
lettres née en 1936
Janvier 2014
Tante
Mado
Rien que ce nom de Tante Mado
que nous devions lui donner, nous paraissait quelque peu ridicule, quand nous
étions enfants. Et, celle que nous ne voyions que comme une vieille fille un
peu geignarde et ennuyeuse était, quand nous étions chez ma grand-mère
paternelle, l’objet de nos a parte moqueurs. Et j’avoue que, même
adulte, c’est cette image d’elle que j’ai longtemps gardée.
Aujourd’hui, je me dis
que ma tante Mado aurait pu tout à fait être une héroïne de Maupassant,une de ces femmes discrètes, effacées, un
peu grises, vouées au silence, invisibles.
Qui était-elle
vraiment ? Et elle, comment se voyait-elle ?
Quelles étaient ses pensées secrètes, ses désirs, ses rêves ?
Moi-même, lorsque j’ai appris à mieux la connaître et que j’ai apprécié chez
elle bien des qualités, lui ai-je jamais posé des questions sur sa
jeunesse, ses sentiments, son métier, sa vie ?
J’ai envie, aujourd’hui
qu’elle n’est plus qu’un nom sur une pierre tombale dans un village que j’ai
beaucoup aimé, mais où je ne retournerai plus, de lui redonner vie, même s’il
doit y avoir beaucoup de blancs dans mon récit.
Je sais qu’elle a
beaucoup souffert de la mort de son père qu’elle adorait. J’ai retrouvé une
lettre qu’il lui avait adressée alors qu’elle avait une dizaine d’années, une
lettre très affectueuse, pleine de délicatesse. Cet homme, mon grand-père, est
mort de tuberculose en 1915, alors qu’elle avait seulement
12 ans. Ma tante l’avait toujours connu fatigué,
fragile. Mais malgré la maladie, alors qu’il n’avait pas été mobilisé à la
déclaration de guerre, il s’était engagé dans un service
civil, et pour elle, il était un héros.
La scolarité de ma tante
s’est arrêtée à ce moment- là. J’ai toujours entendu dire qu’elle était bête,
incapable de faire des études. Et j’ai été influencée par ce jugement. A vrai
dire, je ne sais quasiment rien des années d’adolescence de ma tante. J’ignore
comment elle a appris son métier de modiste, à
quel moment et dans quelles conditions elle a été embauchée chez un grand
couturier. Je sais seulement qu’elle a travaillé dans ses ateliers pendant 22
ans.
Comment ma tante a-t-elle vécu toutes ces
années ? Quels souvenirs avait-elle gardés de l’atmosphère qui y
régnait, de ses camarades, du travail qu’on lui demandait ?
Jamais je n’en ai rien
su, et comme je regrette aujourd’hui de ne pas lui avoir posé de
questions ! Certes, j’ai toujours vu
ma grand-mère porter les chapeaux qu’elle lui confectionnait, mais jamais elle
ne disait un seul mot du talent de sa fille. Je crois que, pour ma grand-mère,
les choses allaient de soi. Ou peut-être était-ce plutôt que ma tante Mado
restait pour elle à jamais une enfant et qu’à cette époque, on ne devait pas
faire de compliments aux enfants, cela faisait partie des règles d’une bonne
éducation.
Quant à son frère… Les
frères, certes, ne sont pas toujours
tendres avec leur sœur, mais ma tante Mado a vraiment joué de malchance avec le
sien, Jacques, mon père. Contrairement à sa sœur, il était un élève brillant,
lauréat du Concours général de physique, puis ingénieur à la sortie d’une grande
école. C’était aussi un grand sportif, un brin casse- cou, et il avait beaucoup
de camarades, sortait, allait danser, alors qu’elle, était une jeune fille sage
et tranquille. J’imagine qu’au fond de lui, il aimait bien sa sœur, mais il se
moquait tout le temps d’elle, et ne la tenait guère en grande estime autant que
j’aie pu le comprendre, d’après les propos de ma mère qui n’appréciait pas non
plus sa belle- sœur.
Lorsqu’elle fit sa
connaissance quelques semaines avant son mariage,
ma tante Mado avait
autour de 30 ans et, paraît-il, déjà toutes les apparences de la vieille fille.
Quand je regarde les photos de cette époque, je vois que, certes, ma tante
n’était pas une beauté, mais elle avait beaucoup d’allure, « la classe » comme
disent les jeunes.
Ensuite, le frère parti,
le papa décédé depuis longtemps, se peut-il qu’elle ait été déjà vouée à ne
jamais se marier ? Je ne sais pas, et j’avoue n’avoir que de
très vagues souvenirs de ma tante dans ma petite enfance. Elle vivait alors dans
la maison familiale avec sa mère, un de ces petits pavillons de banlieue sans
caractère, à Viroflay. Elle avait sa chambre à l’étage, une pièce que je n’ai
jamais vue et, aujourd’hui je me demande si elle s’autorisait à y mettre le
moindre objet personnel.
Lorsque ma grand-mère, en
1942, a décidé de partir vivre à la campagne, il était évident que ma tante
suivrait et je doute fort qu’elle ait eu son mot à dire. Il était convenu que
l’air de la campagne lui ferait le plus grand bien
(elle
avait eu une diphtérie dont elle avait mis longtemps à se remettre) qu’elles
pourraient vivre toutes les deux avec la modeste retraite de ma grand-mère.
Tante Mado s’occuperait du jardin, elle élèverait des poules et des
lapins.
Ma grand-mère vendit donc
sa petite maison de Viroflay pour s’installer à Coulanges, un tout petit
village à 10 kilomètres de Blois,
dans
un ancien pigeonnier de belles dimensions, entouré d’un grand jardin. Tante
Mado fut-elle heureuse de quitter la maison de son
enfance ? Ou vécut-elle cela comme un exil
qu’elle était obligée d’accepter ? ou bien encore était-ce pour
elle une évidence qu’il n’y avait pas d’autre choix pour elle que de se retirer
dans cette tour comme les princesses des contes, mais pour elle, sans espoir
qu’un beau seigneur vienne un jour l’en délivrer.
J’ai toujours entendu ma
mère dire que sa belle sœur n’était qu’une
paresseuse. Mais c’était terriblement injuste. Ma tante s’est tout de suite
mise vaillamment au travail de la terre. Outre le temps qu’elle passait au
jardin à planter, repiquer, sarcler, récolter, elle enfourchait son vélo,
qu’elle avait équipé d’une remorque et faisait ses vingt kilomètres toutes les
semaines pour faire des courses à Blois, tuait volailles et lapins lorsqu’il le
fallait, cueillait l’ herbe convenant aux lapins,
allait chercher et
installer les bouteilles de butane dans la cuisine, et bien d’autres
choses encore. Elle faisait même des travaux d’homme et portait de
lourdes charges sans demander l’aide de personne.
Comme j’aimais beaucoup
ma grand-mère, je ne m’offusquais pas de la
voir traiter ma tante Mado en éternelle mineure, incapable de prendre la
moindre décision, d’avoir la moindre autonomie.
Je n’ai réalisé cette
situation que lorsque ma grand-mère est morte.
C’était l’année de mon
mariage et ma tante avait 55 ans.
Bien que je ne voie pas
très souvent ma tante à cette épique, j’ai été
frappée du changement qui s’est opéré en elle. C’était spectaculaire. Elle qui
n’avait jamais eu le droit de décider quoi que ce soit, a pris sa vie en mains
d’une façon magistrale, sans rien demander à personne.
Elle organisa la maison
de façon tout à fait différente, s’installa au rez de
chaussée de la tour, aménagea et équipa toute seule le premier étage pour y recevoir des locataires, et elle en
trouva tout de suite. Elle acheta une machine à tricoter, prit des commandes,
participa à la vie du village et, alors que jusque là,
elle ne voyait que les amies de sa mère, ne recevait jamais une lettre adressée
à elle seule, elle se mit à avoir des amis.
Elle qui, auparavant,
n’écrivait jamais, — c’était sa mère qui se chargeait aussi de la
correspondance et, tout au plus, rajoutait-elle une ligne ou deux— m’écrivait
de bien jolies lettres, pleines de poésie, sensibles, avec des détails sur
elle, sur la vie du village. Elle avait un style très personnel et qui me
plaisait bien.
Quand ma mère, trop âgée,
a cessé d’aller à Coulanges,
c’est
moi qui, le plus souvent, suis allée voir ma tante Mado, qui était ma marraine.
Dans l’esprit de ma mère,
c’était une corvée qu’elle me demandait là. Pour moi, ce fut au contraire
l’occasion de mieux connaître ma tante et de l’apprécier.
J’allais donc à Coulanges
trois ou quatre fois par an. Tante Mado aurait
sûrement aimé que je vienne plus souvent que je reste plus
longtemps, surtout l’été, mais jamais elle ne s’est plainte de la brièveté de
mes passages. Jamais je ne l’ai entendue se plaindre de rien
d’ailleurs.
Je m’en voulais
terriblement d’avoir été si injuste envers elle dans mon enfance. Certes elle
ne ressemblait en rien à ma grand-mère, mais elle avait sa personnalité, des
goûts bien à elle. Elle s’intéressait beaucoup aussi à son entourage, savait
écouter ses voisins, les gens du village, connaissait bien leurs problèmes et
se sentait solidaire d’eux. A la demande d’une amie, elle devint même guide
touristique pour faire visiter les vestiges bien conservés d’un couvent,
reconnus comme monument historique. Et elle, qui était jugée si sotte, s’est
passionnée pour l’histoire de ce lieu. Elle n’était pas de ces guides qui
récitent machinalement des dates, elle s’était informée, avait lu des
documents, connaissait quantité de détails fort intéressants.
Et, quand elle m’a emmenée faire la visite,
j’ai été stupéfaite et très admirative de voir l’étendue de ses connaissances.
Il y a autre chose, qui
pourrait paraître un détail, mais qui, à moi, me paraît chose importante.
Dans mon enfance, et plus
tard, J’ai toujours vu un chien à Coulanges, Mais c’était le chien de ma
grand-mère, pas le sien. Ce n’est que, quand elle a été seule qu’elle a eu
enfin un animal vraiment à elle. C’était un petit ratier, qui la regardait avec
des yeux adorant. Si elle sortait dans le jardin, il la suivait, si elle
s’asseyait, il se couchait à ses pieds, et, dès qu’elle se relevait, il se
relevait aussi. Elle lui parlait, le caressait. Ils formaient un couple
inséparable. Quand ma tante Mado est entrée en maison de retraite, je me
demandais ce qu’il adviendrait du chien. Mais il est mort, deux jours avant
qu’elle parte, comme s’il avait pressenti leur séparation. J’ai réalisé alors
que c’était peut-être la seule fois où elle s’était sentie complètement
acceptée et aimée.
Quand est venu le moment
où elle a dû entrer en maison de retraite, elle a vendu sa maison et nous a
distribué l’argent qu’elle en a retiré, ne gardant pour elle que le minimum
pour assurer ses vieux jours. Elle s’était préparée depuis longtemps
à ce départ, et j’ai admiré la façon dont, très vite, elle s’est adaptée à la
vie en collectivité.
Je me rends compte en
écrivant que, d’une certaine manière, elle a été un modèle pour moi, comment
dire, la preuve qu’à tout âge de la vie, on peut changer, grandir, oser
s’affirmer, et cela sans écraser qui que ce soit. D’ailleurs sa meilleure amie,
Madame Augeard, me confiait :
« J’aimais beaucoup votre
tante et je l’admirais.
Elle était la gentillesse
même. C’est bien simple, je ne l’ai jamais entendu dire du mal de personne,
jamais. »
Le jour de son
enterrement, j’étais, avec une de mes filles, la seule représentante de la
famille, mais tout le village était derrière son cercueil et j’ai compris
qu’elle, la citadine, avait été depuis longtemps, adoptée par tous, et aimée.