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Cambronne-Desvignes Chantal
(2013), Histoires d’amour. VII. Mon histoire d’amour avec le théâtre. Témoignage d’une enseignante de
lettres retraitée
Mai 2013
Mon
histoire d’amour avec le théâtre
Coup
de foudre de la rencontre, bouleversement du quotidien, patient apprentissage
de la vie commune, concessions mutuelles, alternance de temps difficiles et de moments magiques, et, après les derniers
feux de la passion, encore si pleins de promesses, la séparation, telle a été
mon aventure avec le théâtre.
Avant la rencontre, il y
a souvent l’idée qu’on se fait de l’amour. Ainsi le théâtre, pendant très
longtemps, a été pour moi synonyme de corvée pénible —lorsque, enfant, avec ma
mère comme metteur en scène, je devais interpréter pour l’innombrable troupe
des oncles, tantes, cousins et cousines quelque chanson — ou de nécessité culturelle,
le plus souvent teintée d’ennui — lorsque, étudiante, je fréquentais la Comédie
française ou le théâtre Marigny.
Et puis, je devais alors
avoir dans les 35 ans, au cours d’une rencontre d’été avec des enseignants, on
m’a proposé d’interpréter une courte pièce de Brecht : « La
délation ». J’ai répété pendant deux jours avec le comédien qui
devait me donner la réplique et m’aider à trouver une mise en scène. Puis j’ai
joué devant une cinquantaine de personnes. Et là, d’un seul coup, j’ai compris,
du dedans, tout ce que représentait le théâtre : l’élaboration d’une mise en
scène, le dur apprentissage d’un texte, le travail du comédien, fait de rigueur
et de patience, le trac, l’émotion de sentir le courant passer avec le public,
et, pour finir, l’ivresse des applaudissements. Cela a vraiment été un déclic
pour moi. Tout de suite, il a fallu que j’introduise le théâtre dans mon
enseignement, que j’aille voir des comédiens répéter, que je commence à
fréquenter les cafés- théâtre, plus tard, que j’aille au festival
d’Avignon.
J’ai réalisé aussi, à ce
moment- là que, lorsqu’on enseigne, on est tout le temps dans une situation
théâtrale, devant un public particulièrement exigeant. Heureusement, comme au
théâtre, il y a une barrière, une certaine distance avec le public, même s’il
n’y a plus d’estrade pour la signifier. Cette compréhension des choses m’a
d’ailleurs beaucoup aidée à mieux vivre la relation professeur élève.
Cela dit, ma vie commune
avec le théâtre, elle, a commencé beaucoup plus tard,
il
y a de cela seulement une douzaine d’années maintenant. Les premiers temps de
ma retraite en effet, je me suis d’abord tournée vers l’écriture, vitale pour
moi à l’époque. Il ne me restait plus comme situation théâtrale, puisque j’en
avais terminé avec la classe, que quelques conférences ou interventions dans
des collèges, ou au cours de colloques ou de rencontres.
C’est un peu le hasard
qui m’a conduit à vivre pleinement avec le théâtre pendant près de huit ans. Je
venais de contacter l’association « Echange des savoirs »
. Dans ce cadre, toutes les demandes étaient possibles. A cette
époque, je me sentais plus souple dans ma tête, plus apte à évoluer que dans ma
jeunesse et j’avais envie de retrouver quelque chose de cette souplesse dans
mon corps, dans ma façon de bouger. J’ai eu de la chance car Geneviève s’est
trouvée là pour répondre à ma demande. Lorsque j’ai commencé à travailler avec
elle, j’étais bien loin de me douter où m’entraînerait cette aventure. Nous
avons commencé par nous retrouver dans le local de l’association une heure par
semaine. Geneviève m’a appris à marcher, à occuper l’espace, à faire demi tour, puis m’a fait travailler sur quelques
enchaînements simples (enfin pas si simples que cela pour moi). Et, un jour, je
me suis entendu dire : « Le public pourrait se mettre ici, la scène serait là.
»
Et j’ai su, dans le même
instant, que c’était cela que je voulais : me produire devant des gens, avoir
un public.
Et, à partir de ce
moment-là, bien sûr, les choses ont changé. Je me suis préparée à monter sur la
scène. Et peu à peu s’est construit mon premier mime. Mon personnage donnant à
voir la transformation d’une marionnette en une personne vivante correspondait
à ce que je vivais, tout en le traduisant différemment. A la maison, je
répétais tous les jours, souvent pendant plus d’une heure. Dès la fin de la
première année, j’ai pu présenter ce mime, qui n’avait même pas de titre.
C’était un spectacle de dix minutes, devant un petit public, mais peu
m’importait. Je passais la rampe, et je n’avais qu’un désir : continuer,
continuer…
A partir de l’année
suivante, je suis allée travailler chez Geneviève deux fois par semaine, puis
trois fois. Les séances duraient une heure, une heure trente au début, puis
elles ont été de plus en plus longues et ont fini par durer la matinée entière.
C’était un investissement énorme en temps (et en argent) mais, selon
l’expression bien connue : « Quand on aime, on ne compte pas » je n’avais
jamais l’impression que c’était trop. Certes le travail quotidien, à la maison
ou chez Geneviève, était souvent difficile et il m’est arrivé plus d’une fois
de pleurer d’impuissance après une heure à répéter la même petite séquence.
Mais, assez vite, j’ai vu que je faisais des progrès.
Ce qui a été alors très
stimulant, à côté des leçons en tête à tête, c’est la rencontre d’autres
comédiens amateurs.
J’étais toujours la doyenne du groupe, mais je
voyais bien que cela n’avait aucune espèce d’importance, seule comptait notre
passion commune et le plaisir de jouer ensemble. J’ai bien aimé les
répétitions, dans une atmosphère créative et chaleureuse, les petits problèmes
techniques résolus dans la bonne humeur, les affinités avec tel ou telle,
l’admiration réciproque, les échanges, les fous rires, l’affolement de dernière
minute, le trac, l’excitation en attendant ensemble le lever de rideau (quand
il y en avait un) le bonheur de jouer — ce moment béni où le temps est comme
suspendu— les applaudissements, les petites réflexions après le spectacle, les
rangements à faire très vite, les dernières accolades avant la séparation… dont
on sait qu’elle n’est que provisoire puisqu’il y aura d’autres spectacles,
d’autres rencontres.
Ce que j’ai bien aimé
aussi, c’est la possibilité qui m’a été offerte, de ne pas me cantonner à un
seul genre de spectacle, une seule discipline. Plus le temps passait, plus je
voyais le champ des possibles s’élargir, au gré de mes désirs ou des
opportunités qui s’offraient.
Ainsi j’ai pu passer du rôle de la jolie femme
en robe du soir qui chante, un verre de champagne à la main, à celui du clown
qui court après une balle qui lui échappe sans cesse,
ou à celui du titi
parisien qui va au bal du samedi soir.
Il n’y avait en effet, pas de hiérarchie dans
le choix de ce que Geneviève nous faisait jouer — le répertoire allait de la
poésie classique (Victor Hugo, Baudelaire ou Verlaine) aux Diablogues de Dubillard en
passant par les fantaisies d’un carnaval imaginaire, ou une scène de
science-fiction, et cela me plaisait beaucoup car je n’aime pas non plus
établir de hiérarchie dans la culture en général.
Bien sûr, il y a eu des
moments particulièrement intenses, plus chargés d’émotion. Ainsi, lorsque, par
exemple, nous avons mimé, à plusieurs, avec de simples masques neutres sur un
tee shirt et des collants noirs, une promenade en gondole à
Venise, sur une musique très lente, très belle. Ou lorsque, au cours d’un
spectacle, inventé, préparé et présenté avec une amie qui habitait à l’autre
bout de la France, j’ai dit, penchée sur un landau d’enfant, un poème qui
évoquait la naissance de ma dernière fille, en 68.
La dernière fois que j’ai
joué, c’était avec mon compagnon, que je venais alors de rencontrer.
Et cela a été un grand
bonheur de me retrouver avec lui sur la scène à danser un tango et une valse
avec des figures que nous avions inventées tous les deux
et de vivre ensemble
la joie d’applaudissements nourris.
Et puis, très peu de
temps après, alors que nous devions présenter le même spectacle devant un autre
public, je suis tombée et je me suis fêlé deux côtes, ce qui a eu pour effet de
m’écarter pour un temps de la scène.
La fin de l’aventure, qui
a duré tout de même presque huit ans, est alors survenue très vite. La cause
directe en a été un différent avec Geneviève qui nous
a amenées à une rupture rapide. Cela a été un peu douloureux sur le moment,
mais très vite, j’ai réalisé que, depuis un moment déjà, je pressentais que
tout pouvait s’arrêter d’un jour à l’autre, ne serait-ce qu’en raison de mes
problèmes physiques. Plus tard j’ai compris aussi que nous étions peut-être
arrivées au bout d’une certaine façon de travailler ensemble.
Du jour au lendemain
donc, le théâtre est sorti de ma vie. Sans regrets. J’ai vécu avec lui de belles
années, intenses et riches, connu des émotions inoubliables, fait, grâce à lui,
de belles rencontres. Et mon regard, quand je vais au spectacle, s’en est
trouvé changé pour toujours, plus aigu, plus chaleureux aussi parce que je sais
le travail qu’il y a derrière ce qui semble parfois si facile, comme allant de
soi.