VII
Cambronne -Desvignes
Chantal (2012), Histoires d’amour. IV. Ma chérie, nous
prendrons un appartement de 2 ou de 3 pièces ?
Septembre 2012
Ce ne fut pas le coup de
foudre au premier regard entre mes parents. Leur rencontre fut organisée par ma
grand-mère et l’oncle de mon père, qui étaient de vieux amis et les premiers
échanges ne furent pas marqués par l’enthousiasme. Ma mère surtout ne savait
pas trop si elle plaisait ou non à mon père et restait dans l’inquiétude.
Et puis, alors qu’elle
commençait à penser que cela ne marcherait pas entre eux, il y eut, dite sur le
ton le plus naturel, cette phrase de mon père, demeurée à jamais dans les
annales familiales : « Ma chérie, prendrons-nous un appartement de deux ou de
trois pièces ? » Cette déclaration d’amour n’avait certes rien de romantique.
C’est pourtant bien ces termes que mon père a employés pour déclarer sa flamme
à ma mère. Mais aussitôt après, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre et
s’embrassaient avec passion. Les fiançailles furent brèves, deux mois à peine.
Une fois la décision prise, et mon père sûr de ce qu’il voulait,
il
n’était pas question de perdre une seconde.
J’ai toujours gardé
l’album de mariage de mes parents, et il m’a accompagnée dans tous mes
déménagements. Ce fut un mariage tout à fait traditionnel, avec robe blanche à
traîne pour la mariée, queue de pie pour le marié, demoiselles d’honneur,
photos officielles, long cortège, grande réception, et mon père dut se plier à
toutes ces cérémonies qu’il n’appréciait guère.
Par contre, le voyage de
noces n’eut rien de conventionnel. Grands sportifs tous les deux, mes parents
remplacèrent le classique voyage à Venise par la descente du Rhône en canoë, et
dormirent sous la tente, une modeste canadienne.
Et, très vite, ce
mariage, tout à fait « raisonnable » du point de vue des parents (ma mère
apportait une belle dot, et mon père la perspective d’un brillant avenir, en
tant qu’ingénieur) devint une union très passionnée. Je peux dire que mes parents,
ont vécu un amour fou durant 7 ans, amour hélas, brutalement brisé par la mort
de mon père. Certes, je n’ai pas été le témoin direct de leur histoire, mais ma
mère nous a beaucoup raconté les petits et grands événements de leur vie et,
lorsque ma mère est entrée en maison médicalisée, à la fin de sa vie, j’ai eu
en mains leur correspondance : les lettres que mon père lui écrivait au cours
de ses déplacements, et surtout, au début de la guerre, les lettres quotidiennes durant les
quelques mois qui ont précédé sa mort.
Et j’en ai été longtemps
bouleversée.
Ils étaient très
différents tous les deux. Ma mère, vive et intelligente, aurait bien aimé faire
des études et devenir enseignante, mais, à cette époque, une jeune fille de
bonne famille devait seulement se préparer à tenir sa maison, s’occuper de son
mari et de ses enfants. Elle fut tout juste autorisée à suivre des cours
d’infirmière, et à être cheftaine de louveteaux.
En tant qu’aînée des
filles, elle s’était beaucoup occupée de ses soeurs plus
jeunes, les
aidant pour leurs devoirs, leur faisant travailler leur
piano. Mais elle était aussi très imaginative et inventait pour elles toutes
sortes de jeux. Elle savait raconter des histoires, embellir la vie. Vivant
dans une famille très nombreuse et accueillante (en plus de ses nombreux
enfants, ma grand-mère, très généreuse, accueillait volontiers les cousins et
les amis, sa maison était toujours pleine) elle avait l’habitude du bruit, du
mouvement ce qui convenait à son tempérament très actif. Elle était à la fois
sérieuse et gaie.
Mon père, lui, était un
homme grave, toujours sérieux, très méthodique. Il n’avait qu’une soeur, de deux ans plus âgée que lui, et il avait vu, dans son
enfance, son père, un homme doux et sage, plein de délicatesse, s’affaiblir et
mourir
lentement de tuberculose.
Sa mère, jeune veuve de
40 ans, avait trouvé un emploi à la banque,
mais
ses revenus étaient modestes et mon père savait qu’il ne devrait sa situation
qu’à son mérite personnel. Il était d’une grande rigueur morale, je dirais même
un peu raide. Son sérieux, son manque d’humour et de fantaisie pesait parfois à
ma mère. Cela dit, comme ma mère, il avait un esprit curieux, et aussi un côté
épicurien, aimant les bons repas et le bon vin (la saga familiale dit qu’il
reconnaissait non seulement les vins, mais l‘année du crû
qu’on lui servait.) De tempérament plutôt sauvage, il avait malgré tout gardé
depuis son adolescence quelques très bons amis.
A vrai dire, la force de
leur amour balayait tout ce qui aurait pu les opposer, comme un ouragan. En
dépit de la fatigue, des naissances rapprochées, le désir, la faim qu’ils
avaient l’un de l’autre est toujours restée aussi vive. Dans les lettres que
mon père écrivait à ma mère au début de la guerre, depuis sa garnison en Bourgogne,
il se plaignait parfois qu’elle ne lui écrive pas tous les jours, ou que ses
lettres soient trop brèves. Ma mère répondait qu’avec nous quatre, si petits,
(lorsqu’il fut mobilisé, dès le début de la guerre, mon frère aîné avait 5 ans,
moi 3, mon autre frère 2 et ma sœur tout juste un an) elle n’arrêtait pas de la
journée et le soir, elle était morte de fatigue.
Alors il lui demandait
pardon de ses exigences, et trouvait les mots les plus tendres pour lui dire
son amour et son admiration. Il lui disait combien elle lui manquait, ce qu’il
lui ferait si… Et lorsque, parfois, il rêvait qu’il la trompait, il en était
bouleversé et horriblement malheureux.
Elle était plus
importante que tout, la première, et passait bien avant nous, ses enfants,
qu’il avait désirés pourtant et dont il était fier. Dans la vie de tous les
jours, c’était toujours à elle qu’il pensait. Pour elle, il avait fait
lui-même, dans la salle de bains, les installations les plus pratiques, pour
qu’elle se fatigue le moins possible quand elle nous baignait ou nous
changeait, il lui faisait la lecture quand elle était occupée à ses tâches
ménagères. Pour que sa famille ne manque de rien, il se privait, lui, de petits
plaisirs, acceptait de faire des repas moins raffinés, voyageait en seconde
lorsque son entreprise l’envoyait sur des chantiers en province et donnait la
différence à ma mère. Dans l’amour aussi, il était plein d’attentions et de
tendresse.
Ma mère, elle, était
souvent tiraillée entre nos besoins à nous, et cet amour insatiable. Mais
c’était vers mon père que son cœur, son corps, sa vie, allaient.
Plus tard, elle nous a
souvent dit que, pour une mère, rien ne pouvait être pire que la mort d’un de
ses enfants. Mais je ne la croyais pas vraiment.
La mort de mon père l’a
laissée dans un désespoir profond.
En une nuit ses cheveux
étaient devenus tout blancs et de ses yeux secs ne pouvait couler aucune larme,
tant elle était au-delà de la douleur, comme amputée d’une partie d’elle-même
Elle ressentait le manque
de lui au creux de son ventre, dans son corps tout entier. Quelque chose en
elle s’était brisé,. Certes il y avait la guerre,
les difficultés de ravitaillement, la queue partout, nos problèmes de santé, la
misère, les papiers pour avoir trois sous. Mais il y a avait,
plus que tout, ce manque dont elle ne se remettait pas, ces baisers et ces
caresses si brutalement enlevés et, lorsqu’elle a failli mourir à la fin de la
guerre, ce fut autant de désespoir que de faim, je crois.
On dit toujours que
l’amour est aveugle. En ce qui les concerne, je ne le crois pas. Ma mère
parlait des défauts de mon père aussi bien que de ses qualités, de ce qui les
opposait aussi bien que de ce qui les rapprochait, de leurs différents aussi bien
que de leurs moments de pur bonheur.
Comment dire, c’était un amour enraciné dans
le quotidien, lucide et généreux, une passion physique très intense,
accompagnée d’une grande tendresse
et
d’une grande admiration réciproque.
Ils ont passé une dernière
fois huit jours ensemble, comme de jeunes mariés,
lorsque,
nous confiant à la garde de ses sœurs, réfugiées avec elle en Dordogne, elle
réussit à le rejoindre quelque part du côté de Dijon, là où il était en
garnison pendant la drôle de guerre. Là, ils furent heureux une dernière fois,
savourant chaque instant de liberté, faisant des projets pour après la guerre.
J’en ai beaucoup voulu à
mon père lorsque j’ai lu dans ses lettres le poids de ses exigences, la piètre
opinion qu’il avait de moi, de nous quatre, mais j’ai fini par lui pardonner à
cause de cet amour pour ma mère. Il pouvait lui avouer ses faiblesses, oublier
sa dureté, devenir par moments en face d’elle comme un enfant qu’elle devait
consoler. Et elle, lasse et accablée de soucis, tirait toujours de leur amour
une incroyable force, renaissant au plus petit mot tendre et à la caresse des
mots.
Cet amour de mes parents
je ne l’ai connu que dans l’absence. Lorsque mon père est mort, en effet, le 13
juin 1940, je n’avais que 4 ans. Et cette absence m’a profondément marquée.
Mais je les remercie tous les deux de m’avoir donné en héritage le désir,
depuis ma plus tendre enfance, de vivre un grand amour dans la simplicité et la
vérité du quotidien, d’y avoir cru, et finalement, de l’avoir rencontré.