XIII
Cambronne-Desvignes
Chantal (2014), Histoires
d’amour. X. Entre l’amour et
l’amitié….
Juillet 2014
Chantal Cambronne-Desvignes, professeur de lettres
retraitée, née en 1936, traite ici d’un sujet qui, un jour
ou l’autre, nous a tous concernés : l’état intermédiaire entre
amitié et amour. Elle en traite d’une belle façon…. à
la mode d’il y a quelque 60 ans.HC
Manolis :
entre l’amour et l’amitié…
Manolis a fait irruption dans
ma vie d’étudiante sage — je dirais aujourd’hui beaucoup trop sage — d’une
façon tout à fait inattendue, naturelle en même temps. Non pas sur un beau
cheval blanc, comme dans les contes de mon enfance, mais à la Sorbonne, un jour
que je peinais à trouver une place dans un amphithéâtre bondé, ou devant les
panneaux qui annonçaient le début des cours de tel ou tel professeur. J’étais
alors en dernière année de licence. Manolis venait
d’Athènes, vouait une admiration éperdue à la langue française, qu’il parlait à la perfection — à
tous les professeurs … et à moi. Il me réservait une place à côté de
lui au premier rang de l’amphi et son visage s’illuminait dès qu’il me
voyait.
Je
ne le connaissais pas depuis huit jours qu’il me faisait une déclaration
d’amour enflammée. Et moi qui avais tant souhaité être passionnément aimée,
voilà que j’étais incapable de lui répondre. Certes j’admirais son intelligence, son enthousiasme, j’appréciais sa
compagnie, je le trouvais vivant, sympathique, chaleureux, mais je n’éprouvais
pas la moindre attirance pour lui et je savais bien que cela ne changerait
pas. Je le lui ai dit tout de suite : je ne voulais ni lui
faire du mal, ni le faire marcher. Il a sans doute été déçu mais il n’en a rien
montré et il a gardé le même empressement, la même chaleur, le même regard
amoureux. Cela n’a pas été dit, mais, de fait, il a accepté que nos relations
restent sur un plan purement amical.
Je
pense que, malgré tout, il gardait l’espoir qu’un jour je changerais d’avis car
il a voulu connaître ma mère, qui a d’ailleurs proposé, quand je lui en ai
parlé, de l’inviter à dîner à la maison. Je
me souviens de cette soirée comme si c’était hier. Nous sommes partis de la
Sorbonne ensemble et il a absolument voulu acheter des fleurs.
Chez la fleuriste, il a choisi un énorme
hortensia, ce qui fait que, lorsque ma mère a ouvert la porte, elle n’a d’abord
vu que les fleurs avant de le voir, lui. Par la suite, nous avons beaucoup ri
de cette apparition de Manolis disparaissant
complètement derrière son hortensia.
Cela
dit, il nous a fait passer une excellente soirée, racontant de multiples
anecdotes sur son pays et ses coutumes. Ainsi il nous a dit comme il adorait
marchander avec un de ses amis commerçants, non pour faire des affaires, mais
simplement pour le plaisir de trouver le bon argument et d’emporter la partie.
Il a laissé aussi ma mère raconter ses histoires, ce qu’elle sait faire à la
perfection et elle a été, cela va de soi, entièrement conquise.
Une
autre fois, il m’a appelée, affolé parce que je n’étais pas venue à un cours.
J’étais alors au fond de mon lit, avec une bonne bronchite. Inquiet, il est
aussitôt venu me voir. Il s’est assis au bord du lit et m’a raconté les
derniers potins de la fac pour me distraire. Pareille chose ne m’était jamais
arrivée et je dois dire que j’ai été émue d’une telle sollicitude.
Mais
je crois que mon meilleur souvenir de cette époque, ce sont les dimanches que
nous passions à préparer ensemble les devoirs dans sa chambre de la Cité
Universitaire.
Il
avait convaincu quelques autres étudiants de se joindre à nous et ce petit groupe
a très bien fonctionné tout au long de l’année.
Il y avait Jacques, un garçon très gentil et toujours égal à lui-même,
Dominique, un grand timide, et une jeune fille, Catherine.
J’arrivais
toujours la première, pour avoir le temps de discuter avec Manolis.
C’était
un moment privilégié où nous pouvions échanger très librement sur tous les
sujets, y compris ses flirts éphémères dont il se sentait toujours un peu
coupable, et Helena, son premier amour, perdu de vue depuis longtemps et qu’il
ne reverrait sans doute jamais.
Puis, lorsque les autres arrivaient, nous nous
mettions au travail de façon efficace, mais toujours dans une atmosphère
joyeuse, décontractée. Pour moi qui me sentais bien isolée à la Fac, je vivais
là quelque chose de tout à fait nouveau. Je découvrais la chaleur de la bonne
camaraderie, je me sentais bien, à l’aise pour une fois. C’était formidable.
Manolis voulait
absolument nous faire partager son admiration pour nos professeurs. A la fin de
l’année, il se mit en tête d’inviter notre professeur de latin, Monsieur
Perret, un homme austère et distingué qu’il estimait particulièrement.
Et,
pour lui, il était évident que nous serions tous de la fête.
Le
professeur en question accepta l’invitation et notre petit groupe se retrouva
donc avec lui dans un restaurant tranquille près de la Sorbonne. J’étais un peu
intimidée, mais, en fait, ce fut un moment très agréable. Monsieur Perret nous
offrit l’apéritif, se montra tout au long, simple, chaleureux, attentif à
chacun de nous.
Quelques
jours plus tard, le hasard fit que je passais une épreuve orale avec lui. Il
fit exactement comme si nous ne nous étions jamais rencontrés et je suis
certaine qu’en m’interrogeant, il garda toute son objectivité.
Je
me souviens encore de la dernière rencontre de notre petit groupe, autour d’un
verre de jus d’orange et de quelques gâteaux secs.
C’était
la fête : nous étions tous reçus à ce fameux certificat de grammaire et
philologie, réputé comme le plus difficile de la licence.
Ce
jour- là, Jacques nous a annoncé que nous ne devions surtout pas boire dans son
verre parce qu’il était contagieux. Il allait entrer en sana quelques jours
plus tard. Il disait cela comme quelque chose de très naturel, sans aucune
trace de tristesse. Dominique, lui, osa inviter à danser une jeune italienne
qui était là par hasard ce jour- là.
Lorsque
je le rencontrai quelques mois plus tard, il m’annonça son mariage avec le. Je
ne sais ce qu’est devenu Catherine.
Puis
le temps a passé. Nos études avaient pris des voies différentes et je ne voyais
plus Manolis. Et puis un jour il a
surgi juste en face de moi, devant les grilles du Jardin du Luxembourg. Il
était accompagné d’une belle jeune fille, qui le dépassait d’une tête. « Tu
vois, j’ai retrouvé Hélena, et nous allons nous
marier dans dix jours. » Il était rayonnant.
Et
j’étais heureuse pour lui. Nous nous sommes embrassés chaleureusement. Et puis,
j’ai vu leurs deux silhouettes s’éloigner, sans nostalgie. Nous avions vécu une
si belle année !