XIX Cambronne Chantal  (2016), Le temps. III. Une petite fille pendant la guerre (1939-1945)

Janvier  2016

chantal.cambronne@orange.fr 

 

Une petite fille pendant la guerre (1939-1945) 

-Née en janvier 1936, j’ai donc 3 ans et demi au début de la guerre et 9 ans le 8 mai 1945 lorsqu’elle se termine.

  Je suis trop petite pour avoir des souvenirs des années qui ont précédé.  Mais j’entendrai toujours ma mère dire j’entends toujours ma mère dire qu’elle a eu 4 enfants en 4 ans. Mon frère François est en effet né en juin 1934, moi, Chantal en Janvier 1936, mon frère Michel en décembre 1936, et ma petite sœur Marie-Christine en juillet 1938. Je n’ai aucun souvenir de mon père, mobilisé dès le premier jour de la guerre et qui mourra le 13 Juin 1940 à Neufchâteau au cours d’un bombardement. Il n’est pour moi qu’une photo dans un cadre, que nous ornons, à chaque fête des Rameaux, d’un rameau de buis.

 

 

— Quand j’entends les grandes personnes dire, en soupirant « avant la guerre, on trouvait de tout… avant la guerre, on ne manquait de rien, avant la guerre je ne crois pas à ce conte de fées qu’elles racontent. Cela me fait le même effet que les leçons de morale qu’elles ne cessent de nous prodiguer, à nous les enfants, au nom de leur expérience. Moi, je ne connais que la guerre, elle fait partie de mon quotidien.

—A vrai dire, je trouve naturelles, normales, des tas de choses qui paraissent horribles pour les adultes. Je suis habituée aux cartes d’alimentation, au poêle qui trône dans la salle à manger et remplace le chauffage central, aux pannes d’électricité, à la sirène, aux Allemands dans la rue et dans le métro. J’appelle le monsieur qui passe tous les soirs pour vérifier que nos stores sont bien baissés : « la défense passive » sans me poser de questions sur le sens de cette expression. Je ne peux même pas dire que j’ai peur des bombardements car ils m’effraient beaucoup moins que les pistolets à amorces de mes frères, qu’ils font claquer exprès sous mon nez. J’aime bien quand ils ont lieu la nuit parce que nous descendons à la cave par l’escalier de service, ce qui donne à l’expédition un parfum d’aventure et que, là, nous retrouvons les autres enfants de l’immeuble avec qui nous jouons aux cartes ou aux osselets.

 

Et, quand ils ont lieu dans la journée, les sœurs nous rassemblent dans le réfectoire et nous font dire le chapelet, ce que je trouve beaucoup plus plaisant que de faire des problèmes et d’écouter la maîtresse. Je me plais d’ailleurs beaucoup dans ma petite école libre : les sœurs sont gentilles, les récréations très longues. Entre l’histoire de France et l’Histoire Sainte, les processions, les reposoirs fleuris, les bougies de la chapelle, l’odeur d’encens, mon imagination est abondamment nourrie. Il y a même une séance de cinéma tous les jeudis après-midi et je ne la manquerai pour rien au monde, avec la magie des « oh » et des « ah » à chaque changement de bobine.

—Pendant toutes ces années, je n’ai jamais non plus souffert de la faim. Le matin, ma mère nous fait une bouillie consistante avec le lait que nous touchons quotidiennement. A l’école, la nourriture est détestable la plupart du temps. Je me souviens en particulier de choux fleurs avec une horrible sauce au vin. Et je suis un peu dégoûtée quand je vois les jeunes bonnes repartir avec les piles d’assiette restées pleines d’où le jus s’écoule tout le long de leur passage, mais, pour moi, le principal est que personne ne m’oblige à manger.

—Et puis, il y a aussi des choses que ma mère trouve horribles et que, moi, j’adore : l’hydromel    par exemple, un succédané de miel savouré à la petite cuillère,

 

 et ces barres sucrées à peine enrobées d’une mince pellicule de chocolat qui font partie de nos rations du mois. De toute façon, je n’ai pas énormément d’appétit.

—Les destructions de la guerre, je ne les vois qu’une fois, en septembre 1944, lorsque je reviens de chez ma grand-mère. Le train s’arrête dans la gare d’Orléans qui a été bombardée. Je vois encore les locomotives, ou ce qui en reste, suspendues en l’air, les rails tordus, les wagons éventrés… Le silence qui règne sur les lieux m’épouvante. Je m’attends presque à voir sortir des morts des décombres. C’est un grand choc.

—De l’occupation, il ne me reste qu’un souvenir marquant.  Deux officiers SS habitent l’appartement juste au- dessus du nôtre. Nous les croisons parfois dans l’escalier, sanglés dans leur bel uniforme. Ils sont polis, saluent toujours ma mère.

—Un jour, alors que nous sommes tous descendus dans la cour pour aller donner une pièce à un chanteur des rues, nous claquons, dans notre précipitation, la porte de l’appartement en oubliant de prendre la clé. Notre mère n’est pas là et nous sommes résignés à l’attendre sur les marches de l’escalier. C’est alors que les deux officiers SS arrivent :

—Que faites-vous là, les petits enfants ?

—Nous attendons que notre maman revienne car nous n’avons pas les clés pour rentrer.

—Venez les enfants, vous l’attendrez chez nous

—Bien entendu, nous n’osons pas refuser l’invitation et nous nous retrouvons tous les quatre dans leur appartement. Ils nous posent quelques questions, celles que posent toujours les adultes : l’école, la sagesse à la maison… Ils parlent parfaitement français. L’un d’eux prend ma petite sœur sur ses genoux. Et alors là nous sommes terrorisés : que pourrons nous faire si jamais ils lui font du mal ? Et ces bonbons qu’ils nous ont donnés, s’ils sont empoisonnés ? Jamais le temps ne nous a paru aussi long !

—Enfin, ma mère arrive. Elle remercie poliment les deux allemands de nous avoir hébergés (que peut-elle faire d’autre ?) mais sitôt la porte de l’appartement refermée, elle explose :Vous ne savez donc pas que ces gens sont méchants, très méchants ! je vous ai cherchés partout, vous vous rendez compte ?

—Je réalise alors qu’elle a eu encore bien plus peur que nous ! Bien que je n’aie pas vraiment souffert matériellement de la guerre, tout n’est pas rose malgré tout dans ma vie d’enfant, loin de là. Notre mère, qui a appris, très vite, le métier de pédicure reçoit les clients à la maison, ou va les soigner chez eux,

 

pendant que nous sommes à l’école. L’été, nous sommes dispersés tous les quatre. Je ne comprends jamais trop ce qui se passe, pourquoi par exemple je passe l’été de mes six ans dans une ferme en Normandie, chez des inconnus. Je sais seulement que ma mère, elle, doit rester à la maison pour travailler et qu’elle ne peut pas s’occuper de nous.

—Surtout je me rends compte que je ne suis pas la petite fille qu’elle aurait rêvée d’avoir : je ne suis pas jolie, je suis renfermée, maladroite, étourdie, et, comme elle dit, « je ne trouve pas de l’eau à la rivière ». En plus je n’ai jamais les amies qu’il faut : l’une est juive (« avec le nom qu’elle a) ; l’autre m’offre un bon goûter parce qu’elle a des parents « collabos ». Le soir surtout, elle crie beaucoup, nous reproche à tous les quatre, « de ne penser qu’à jouer, jouer, jouer. »  J’essaie de bien faire, je voudrais tellement lui faire plaisir, mais ce que je fais n’est jamais bien, et je souffre beaucoup de ne pas répondre à ce qu’elle attend de moi.

—Et, à la fin de la guerre, peu de temps après la Libération, il se passe quelque chose de beaucoup plus grave. Un soir en rentrant de l’école, je la vois couchée dans le noir. Elle me dit qu’elle est très malade et que je dois partir tout de suite chez ma grand-mère maternelle, qui me fait très peur. Mes frères, eux, seront chez l’une ou l’autre de mes tantes.

 

Je suis terrorisée à l’idée que ma mère pourrait mourir, et persuadée que nous serons alors tous les quatre séparés. Lorsqu’après seulement trois mois, nous pouvons rentrer à la maison, elle est encore très fatiguée et nous confirme qu’effectivement elle a failli mourir, mais que l’idée qu’elle ne pouvait pas nous laisser complètement orphelins l’a aidée à rester en vie. Pour nous, elle a abrégé sa convalescence, mais nous devons être très sages.

— C’est à ce moment- là qu’elle abandonne peu à peu son métier de pédicure pour entrer comme comptable dans l’entreprise familiale de peinture à Aubervilliers, entreprise dirigée par son frère aîné. On lui assure qu’elle pourra rester à la maison pendant les vacances, qu’elle gagnera mieux sa vie qu’en restant pédicure. Mais il n’en sera rien en réalité.

—Le 8 mai 1945, je suis seule à la maison lorsque toutes les cloches se mettent à carillonner. La guerre est finie. Mais pour moi, cela n’a pas grand sens. Avec les Américains, nous sommes toujours dans l’occupation, et ils sont même plus encombrants que les Allemands. Rien n’a vraiment changé et ma mère est toujours aussi pauvre. Pour comble de malheur, peu après, je suis pensionnaire à la Légion d’Honneur où je reste pendant six ans : je ne m’habituerai jamais à la pension. Et mon père me manque plus à l’adolescence que dans mon enfance.

 

— Finalement, je n’ai guéri de la guerre et de ses douloureuses conséquences : le poids trop lourd d’un père absent, la détresse tyrannique de ma mère, la famille éclatée, que vers la cinquantaine. Parcours long et difficile donc, et il me faudrait tout un livre pour le raconter. Livre que je me mets, dès aujourd’hui, à écrire. 

Le vécu de la guerre de 1939-1945, pendant l’enfance, a été particulièrement individualisé. Pour ma part, j’étais dans une très petite ferme du Brionnais (71), et n’ai guère été directement affecté, pour la raison que mon père était réformé. Nous alimentions, contre paiement, des « Lyonnais» pouvant venir jusqu’à nous. Alors que d’autres « Lyonnais », telle ma compagne, en étaient réduits à consommer des épluchures de topinambour !  Henri Charcosset °