XIV Cambronne-Desvignes  Chantal (2014), Histoires d’amour. XI. Coups de foudre, coups de cœur

Octobre 2014

Coups de foudre, coups de coeur

J’ai gardé longtemps l’image stéréotypée du coup de foudre : le mouchoir de baptiste tombé par hasard des mains de la belle et que le beau jeune homme court lui rendre, prélude à une histoire d’amour éternel.  Mais aujourd’hui, avec ma déjà longue expérience des choses de la vie, j’ai bien envie de dire que des coups de foudre — je devrais dire plutôt des coups de cœur, j’en ai connu, et j’en connais encore, qui valent bien toutes les romances et qui s’étendent bien au-delà du champ de la passion amoureuse.

Le premier coup de coeur qui me vient à l’esprit, rencontre fulgurante, riche d’émotion, remonte à l’été de mes 11 ans, lorsque je suis partie en Norvège. Après trois jours de voyage en train, épuisants, en compagnie de galopins insupportables, plus une nuit en centre d’accueil (lequel n’avait d’accueillant que le nom) et un dernier voyage en car ou en train, je ne sais plus, j’arrive enfin chez ma famille d’accueil. Seule, la maîtresse de maison est là.

 

 Dieu qu’elle est belle ! Elle a de superbes yeux noirs, très vifs, avec plein de joyeuses petites rides autour, des pommettes hautes, une voix chantante, et un sourire, un sourire…je me dis qu’avec ses yeux en amande, elle doit venir du grand nord, de la lointaine Laponie, ce qui ajoute à son charme et me fait rêver. Elle me fait comprendre qu’elle ne sait pas un mot de français, ce qui ne l’empêche pas de me poser des questions sur ma famille, mes frères et sœurs… Quand elle voit que nous sommes arrivées au bout de ce que nous pouvons nous dire par gestes et mimiques diverses, elle va chercher un petit dictionnaire français-norvégien, que nous nous mettons à feuilleter à tour de rôle à la recherche des mots qui vont nous aider. La recherche devient de plus en plus frénétique, et, pour finir, nous nous mettons à rire, mais à rire, sans pouvoir nous arrêter. Et c’est ainsi que nous surprennent les autres membres de la famille : une grande jeune fille, un adolescent aussi farouche que beau,

 et le père de famille, un vieux monsieur (il me semble très vieux à côté de sa femme, mais ils doivent avoir le même âge) qui va être un vrai grand-père pour moi. J’ai été très heureuse cet été- là, qui avait si bien commencé.

 Deux ans plus tard, ma vie est toute différente. Cette année-là, en pension, j’ai un professeur de français-latin terrible, Madame Vasseur, dont j’ai une peur bleue. C’est une vieille femme sèche, à la voix sévère, qui ne sourit jamais.

 

Je redoute d’être interrogée, je redoute le moment où elle va nous rendre un devoir,

je redoute même de seulement rencontrer son regard.

Chaque cours avec elle est un supplice.

Et puis, il y a ce fameux jour de la lingerie. Ma mère m’a envoyé là- haut faire je ne sais plus quelle réclamation et la responsable, une horrible mégère, qui me fait encore plus peur que Madame Vasseur,  hurle contre moi pour un crime que j’aurais commis sans le savoir. Je  me retrouve dans la cour de récréation, désespérée, en larmes. Et tout à coup je sens une main sur mon épaule, et je vois le visage de Madame Vasseur penché sur moi : « Qu’est-ce qui se passe, mon petit ? »  Sa voix n’a plus rien de terrible, on dirait plutôt celle d’une gentille grand-mère.

Alors je raconte comme je peux mon histoire, entre deux sanglots. Je ne crois pas que madame Vasseur comprenne grand- chose à ce qui se passe, mais elle me parle, me dit des mots de réconfort, et réussit, pour finir, à me faire sourire.

J’imagine qu’elle ne s’est jamais douté à quel point j’ai été touchée, à quel point elle a pu, par ces quelques instants d’attention, éclairer ma vie de petite pensionnaire : ma si terrible prof est donc un être humain, elle a un cœur, elle peut éprouver de la compassion.

 

 

Je n’en reviens pas. J’ai continué à avoir peur d’elle, mais d’une façon plus normale. Jamais je n’ai oublié cette scène, jamais.

Et j’en suis encore émue aujourd’hui.  Un autre jour, dans un passé beaucoup plus récent. Je marche tranquillement dans la rue. De dos, je vois devant moi un enfant qui tient la main de sa maman. Tout à coup, il s’arrête.

Et je vois le fin visage d’un tout petit garçon — peut-être 4-5 ans — le regard tourné vers sa mère, sans aucune trace de colère, ni d’ennui, et je l’entends dire, de sa douce voix tranquille : « J’aurais pas voulu que ce soit si loin. »

C’est tout. La maman ne dit rien et l’enfant recommence à trotter à côté d’elle. J’ai trouvé extraordinaire qu’il utilise aussi bien le langage (au diable la grammaire !) pour dire au plus juste ce qu’il ressentait, l’ennui du chemin trop long, la fatigue, tout cela le plus naturellement du monde. J’ai vécu toute la matinée avec ce regard et cette petite voix d’enfant. J’ai fixé à jamais en moi ce bien bel instantané. 

Un autre moment de pur bonheur, dans un tram bondé à une heure d’affluence. J’ai la chance d’être assise, près de la porte. Entre une dame d’une cinquantaine d’années, peut-être plus, peut-être moins. Sa silhouette me semble un peu lourde, massive plutôt et son visage n’a rien de remarquable.

 

 

Enfin, c’est ce que je crois tout d’abord. Jusqu’à ce que je m’aperçoive que quelque chose me retient chez cette femme, que je suis comme aimantée par elle. En fait, elle emplit complètement de sa présence l’espace autour d’elle. Jamais je n’ai vu une telle expression de bonté, de plénitude rayonnante. Elle parle doucement à sa voisine, une toute jeune fille, elle ne sourit pas vraiment, elle ne fait rien de spécial, rien. Mais elle est là, complètement là.

Dans le tram, je ne vois plus que ce visage, je pourrais presque dire que je m’en nourris. J’aurais envie de lui parler, de lui dire ce que je ressens à la regarder, envie de savoir qui elle est, quel est le secret de ce rayonnement qui émane d’elle.

Mais je ne fais rien d’autre que la regarder et la regarder encore.

Je n’ai jamais revu cette femme, mais, après des mois, son visage ne s’est pas encore effacé.

Il y a aussi, parmi ces passants dans ma vie, cet homme que je n’ai rencontré que quatre ou cinq fois. C’est un des voisins de ma belle-famille et rituellement, à chaque promenade, il convient de s’arrêter devant sa maison. Je ne sais rien de lui sinon qu’il a perdu la vue à la suite d’un accident et qu’il est veuf depuis peu.

 

 

 L’après-midi, il est accoudé à la barrière de son jardin et répond naturellement à notre bonjour.

 Mais c’est vers moi, qu’il ne connaît pas, qu’il se penche pour me raconter une histoire. Je ris de bon cœur et il s’empresse d’en raconter une autre. Il me dit qu’il aime m’entendre rire. Je me rends compte qu’il aimerait bien que je reste là, mais bon : je dois bien suivre les autres qui n’ont pas envie de s’attarder.

La fois suivante, deux jours après, il me dit qu’il me reconnaît avant même que j’aie eu le temps de dire quelque chose, qu’il me sent arriver. Alors nous rions et il me serre les mains chaleureusement, les bras, les épaules, il me respire, il est heureux. Comme la première fois, il se penche vers moi pour me parler. Il a une belle voix chaude. Je sens bien que, pour lui, le monde entier a disparu, il ne voit plus que moi, si on peut dire cela d’un aveugle. Ce que nous nous disons importe peu. L’important c’est d’être là, de trouver quelque chose, n’importe quel prétexte pour prolonger la rencontre. Je suis happée par cette voix, cette main sur mon bras, ce désir que le regard ne peut plus dire,  mais que je ressens si fort que je voudrais que les autres disparaissent et qu’il n’y ait plus que nous, entrant ensemble dans la petite maison et tombant dans les bras l’un de l’autre sitôt la porte refermée. La même scène se reproduit encore plusieurs fois durant mon séjour, avec le même trouble, le même bouleversement,

 

la même attirance réciproque, à la fois manifestée et tue.

  Je garde un souvenir très fort de ces brefs échanges à fleur de voix, à fleur de peau. Rien ne pouvait se passer entre nous, rien, et nous le savions tous les deux. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a donné une telle force à ce coup de foudre.

Oserai-je raconter le petit bal de Martel ? C’était encore un autre temps, plus lointain. Je campais avec ma sœur. Il faisait un temps détestable et vivre sous la tente avec la pluie n’est pas très exaltant. Alors, quand nous avons vu l’annonce, sur une affiche, d’un bal à Martel, deux soirs de suite, nous n’avons pas hésité. Lorsque nous sommes arrivées sous la halle du marché, lieu des réjouissances, il n’y avait encore personne. Si, deux jeunes gens, arrivés comme nous en avance. Tout naturellement, nous avons commencé à parler, échangeant nos expériences de camping sous la pluie. Et, tout aussi naturellement, quand la musique a commencé, nous sommes entrés sur la piste de danse. Et Michel ne m’a plus quittée de la soirée.

 Lorsque le dernier slow est arrivé, il m’a embrassée, un long baiser qui a duré tout le temps de la danse. Et nous nous sommes donné rendez-vous pour le lendemain.

 

 

Cette fois, je suis retournée seule à Martel et Michel est arrivé seul lui aussi sur la place. A nouveau, nous avons dansé toutes les danses jusqu’au dernier slow, et il y a eu encore un très long baiser. Le bal était terminé et nous sommes allés nous asseoir sur un banc. Nous avons parlé, longtemps, de nous, de nos vies, de nos désirs les plus chers. Puis nous avons cherché un coin tranquille… et nous nous sommes aimés, comme on dit dans les histoires. Nous nous sommes revus le jour suivant, et encore le jour suivant. J’avais près de 40 ans, et lui, beaucoup plus jeune, venait d’entrer dans la vie.

Comment faire comprendre cela ? Ce n’était pas une passade, une petite histoire pour rire, pour passer le temps, mais bien autre chose : une vraie rencontre, pleine de fraicheur et de tendresse.

Michel voulait fonder une famille, rendre une femme heureuse, lui être fidèle et avoir des enfants. De mon côté, je ne lui ai rien caché de ce que je vivais, mon divorce, ma nombreuse famille, mon désir d’un grand amour. Nos échanges étaient simples et naturels tout comme était naturelle notre intimité. 

Quand le jour de la séparation est arrivé, nous savions que notre adieu serait définitif : nous habitions dans des villes trop éloignées l’une de l’autre pour prolonger la rencontre, au moins un temps.

 

 Pour la dernière fois, nous nous sommes embrassés, cette fois fraternellement,

 et je suis partie sans me retourner, heureuse et prête à affronter le retour au quotidien.

Au moment où je pensais en avoir terminé avec ces coups de foudre, coups de cœur, il m’en est revenu un tellement plus fort que tous les autres que je l’avais caché bien au fond de moi.

J’ai 15 ans et je suis en maison familiale. Un jour, je rencontre une de mes camarades de classe. Je ne suis pas amie avec elle, et même je la connais très peu, mais là, nous sommes contentes de nous voir et elle nous invite aussitôt, mes frères et moi, à venir chez elle.

Très bon accueil de sa mère et de sa soeur, une jeune fille aussi resplendissante et tonique qu’elle est pâle et effacée. Mais surtout, surtout,

j’ai le coup de foudre pour le jeune homme qui s’avance vers nous.

Il est très beau, sportif, avec un visage qui inspire d’emblée la sympathie, un regard vif, des gestes harmonieux. Bref je suis plus que sous le charme, et je tombe follement amoureuse.

Il me faut un certain temps pour réaliser que ce jeune homme si séduisant est, en réalité, le père des deux jeunes filles.

 

 

 Je le comprends seulement lorsque je le vois jeter vers les trois femmes de sa vie, des regards pleins d’amour et d’admiration.

 A ce moment- là, mes pensées, mon désir prennent un autre tour, bien évidemment.

 

Je revois la photo de mon père. Lui aussi était jeune et beau, et, s’il avait vécu, lui aussi peut-être jouerait au ballon avec nous et je serais fière de lui, et heureuse, si heureuse. Je suis amoureuse de cet homme et en même temps, non, je ne peux pas être amoureuse, puisqu’il est l’image de mon père.

 

Je vis un torrent d’émotions. Mon dieu, elle ne sait pas quelle chance elle a, cette fille, d’avoir un père pareil, un père qui joue avec ses enfants, et qui est heureux de jouer avec eux, un père qu’elle peut présenter à ses copines, un père qui est là tous les jours, un père qui regarde sa petite famille avec amour.

 

C’est un peu comme si, tout à coup, je rencontrais mon père, comme s’il était là, devant moi, vivant, ô combien vivant. Ce n’est plus une image dans un cadre.

 

 

Maintenant que j’ai raconté cette histoire, il me semble que je ne peux pas en raconter d’autres, bien que les coups de cœur fassent toujours partie de ma vie.

 

Sans doute parce que celui-là a été plus fort, plus marquant, et que je n’en ai jamais parlé à personne, sinon à ma petite sœur très aimée, à qui je dédie ce texte.