Pourquoi vous
êtes-vous lancée dans cette étude ?
À chaque accident spectaculaire de "senior"– une voiture qui
remonte l’autoroute à contresens ou qui fauche un groupe de personnes – la
question revient sur le devant de la scène: faut-il fixer un âge limite
pour la conduite ? En France, rien n’est prévu pour contrôler la fin de la
"vie automobile". Le permis de conduire est, en principe, délivré
une fois pour toutes (sauf décision judiciaire et perte de tous les
points). C’est au bon vouloir de chacun d’en fixer le terme et d’en gérer
les modalités… ce qui sème souvent le désarroi dans les familles. Il était
donc intéressant de
détecter les freins à l’abandon de la conduite et de la voiture,
d’analyser les enjeux psychologiques, sociaux et symboliques qui les
sous-tendent. C’est ce que j’ai fait au travers d’une quarantaine
d’entretiens approfondis menés en Île-de-France, à Tours et à Lyon pendant
une année...
Qui avez-vous interrogé précisément pour mener votre enquête ?
J’ai interrogé deux catégories de personnes. Des "aidants
naturels", automobilistes de 50 à 65 ans, qui n’envisagent pas encore
de renoncer à la voiture et qui "véhiculent" bien souvent leurs
vieux parents. Et des possesseurs du permis de conduire de 72 à 92 ans,
plus directement confrontés au problème de la démotorisation. Pour ces deux
populations, le constat est le même: l’arrêt de la conduite est vécu comme
un drame. J’ai vu des personnes pleurer en l’évoquant, d’autres se mettre
deux doigts sur la tempe! Pour ceux qui vivent à la campagne ou en milieu
périurbain, ne plus pouvoir conduire, c’est perdre toute autonomie. En
perdant ce formidable outil de liberté individuelle qu’est la voiture, ils
entrent soudain dans la dépendance et dans l’extrême vieillesse. Cela revient
à tirer un trait définitif sur leur vie sociale.
Ce sentiment est-il ressenti par tous les conducteurs ?
Les habitants des grandes villes l’acceptent un peu mieux, car pour eux, la
voiture est aussi synonyme d’encombrement, de problèmes de stationnement et
de PV. Et surtout, sa disparition ne sonne pas la fin de leur mobilité,
puisqu’ils pourront se déplacer en transports en commun. Cela dit, même
pour eux, cesser de conduire, c’est un deuil. Le deuil de la liberté
d’aller et venir à leur guise. Le deuil de la vie passée, souvent associée
à des souvenirs heureux.
C’est pourquoi, en général, ils repoussent le moment de renoncer à
conduire…
Oui, quitte à adopter des stratégies pour contourner les difficultés
liées à l’âge: ils ne roulent plus la nuit, évitent les longs trajets, les
parcours trop complexes, les périodes chargées. Reste qu’ils n’ont aucun
doute sur leurs capacités. Ils se vivent comme bons conducteurs, se disent
plus prudents qu’au temps de leur jeunesse, ayant une meilleure conscience
des dangers et une grande expérience… et ne voient pas pourquoi ils
devraient cesser de conduire! Là est toute la difficulté pour les familles:
comment le leur dire? Bien des enfants tremblent de savoir un vieux parent
sur la route, mais ils n’osent pas le dire et préfèrent user de petits
stratagèmes, expliquant qu’ils ont envoyé la voiture chez le garagiste pour
une réparation, qu’ils ont perdu les clés… Demander à son père de ne plus
conduire, c’est le condamner à une mort sociale. C’est le tuer. Ce n’est pas
facile!
Les enfants comptent souvent sur le médecin pour faire passer le
message…
Oui, parce que c’est une personne neutre sur le plan affectif, et
fiable sur un plan technique. Donc, a priori, la mieux placée pour dire au
patient qu’il n’a plus la vue, l’ouïe et les réflexes indispensables pour
conduire en toute sécurité, aussi bien pour lui que pour les autres.
J’aurais bien aimé entendre les médecins, malheureusement restés silencieux
sur le sujet. Les échanges qui ont lieu au sein de la consultation
médicale, leur rôle dans cette démotorisation des personnes âgées restent à
explorer… En fait, face au problème du vieillissement, notre société se met
la tête dans le sable. Les pouvoirs publics n’ont pas réglé la question de
l’examen médical du permis de conduire, et ils ont très peu pensé à la
mobilité des personnes âgées en termes d’offre de services.
Selon vous, il faudrait leur
proposer des alternatives ?
Naturellement! Si l’on veut dédramatiser l’arrêt de la conduite, il faut
des solutions de rechange. On a quelques exemples de municipalités qui
offrent des services de transport à la demande, avec des minibus, pour
des sommes modiques. Cela permet à des personnes âgées et isolées de se
rendre au marché, au centre commercial ou chez le médecin. Mais c’est
encore très embryonnaire. Il faut aller plus loin. Pourquoi ne pas
imaginer des systèmes d’aides à la
mobilité comme il existe des aides ménagères ? Deux heures par semaine,
le temps de régler ses affaires à la ville… Tout le monde y trouverait
son compte : ceux qui transportent et qui trouveraient là une petite
source de revenus, les personnes âgées, qui ne se sentiraient plus
recluses dans leur logement, et les familles qui seraient soulagées
d’autant. Il nous faut inventer des solutions de ce genre.

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Parcours
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Psychosociologue,
consultante indépendante, Catherine Espinasse se consacre, depuis une
douzaine d’années, à deux sujets qu’elle explore sous toutes sortes
d’angles, au fil de ses recherches : les temporalités et les âges de la
vie, et les mobilités. "Mon objectif, précise-t-elle, ce n’est pas de
faire des études pour la beauté du geste. Je veux qu’elles débouchent sur
des réalisations concrètes." C’est ainsi que, chercheuse associée à l’unité
Prospective et Développement innovant de la RATP, elle revendique d’avoir
contribué à la mise en place du Noctilien, ce
service de bus qui fonctionne toute la nuit dans la capitale et en
banlieue. Elle est également l’auteur d’une étude sur les femmes
pro-voiture [2] et d’une autre, toute récente,
consacrée aux adolescents : "Avec ou sans deux-roues ?".
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