Novembre 2025
LE
CHEMIN DE CROIX DES TRAVAILLEURS ETRANGERS FACE A L'ADMINISTRATION
Aline
LECLERCQ
Le Monde - JEUDI 6 NOVEMBRE 2025
Dans
un Rapport publié mercredi, Amnesty International détaille les multiples
entraves rencontrées lors du renouvellement des titres de séjour, source de
précarité et d’exploitation
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D |
ans
son petit appartement meublé chichement d’objets de récupération disparates,
Nadia, 45 ans, pile de courriers à la préfecture du Val-de-Marne devant elle,
dresse un bilan douloureux de ces dernières années. « Moi, j’ai
toujours suivi mon chemin, c’est l’État qui m’a fait dérailler », résume-t-elle.
Son parcours est symbolique de ceux qu’a compilés Amnesty International dans un
rapport publié mercredi 5 novembre. Il démontre comment la brièveté des titres
de séjour, mais aussi la montagne de difficultés pour les faire renouveler en
préfecture, « fabrique la précarité » de travailleurs
étrangers légaux, y compris dans les métiers en tension.
Titulaire, depuis 2015, d’un diplôme
d’auxiliaire de vie – un secteur confronté à une forte pénurie de main d’oeuvre – et mère d’une fille de 11 ans qu’elle élève seule,
Nadia (tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés) a
longtemps travaillé pour un centre communal d’action sociale. Ivoirienne, elle
a eu plusieurs cartes de séjour d’un an, puis de deux, puis de trois. En 2020,
comme tous les travailleurs « essentiels », elle est restée à son
poste pendant les confinements.
Au printemps 2022, six mois avant
l’expiration de son titre, elle dépose en ligne sa demande de renouvellement.
Puis plus de nouvelles. A l’automne, inquiète, elle tente de contacter la
préfecture. « Par téléphone, on tombe sur un message qui donne des
renseignements pour faire les cartes grises, mais pas pour renouveler les
titres de séjour, explique-t-elle. Je me suis présentée sur place, mais
aujourd’hui tu ne peux plus rentrer, tout se fait en ligne. » Elle se
met alors à envoyer mails et courriers frénétiquement pour avoir des nouvelles
de son titre ou au moins obtenir un récépissé pour continuer à travailler –
c’est la pile devant elle.
En
vain. Début 2023, son titre arrive à échéance. La voilà en situation
irrégulière, et son employeur met fin à leur collaboration. « Plus de
papiers, plus de travail ; plus de travail, plus de ressources », résume-t-elle.
Ses économies lui permettent un temps de continuer à payer son loyer, puis les
dettes s’accumulent. « Nous allions aux Restos du coeur,
au Secours populaire. Même payer l’assurance scolaire j’avais du mal. C’était
vraiment très difficile, se souvient-elle. Mais tu ne peux pas te
dire : "Cela ne marche pas, je vais voir ailleurs." Car en face
de toi, c’est l’État ! » Aidée par la Cimade, elle finit par
attaquer l’État devant le tribunal administratif pour obtenir gain de cause.
Elle a fini par recevoir, en avril, un titre de deux ans. Depuis, elle a
retrouvé des heures de travail, mais doit encore rembourser de colossaux
arriérés de loyer.
« L’État fabrique de
l’irrégularité ! Une rupture de droits comme celle-ci, c’est une attaque
directe des droits économiques, sociaux et culturels, qui sont des droits
fondamentaux, s’indigne Diane Fogelman, chargée
de plaidoyer migrations à Amnesty International. Ces dysfonctionnements ont
déjà été largement dénoncés, mais rien ne change. L’État n’assume pas ses
responsabilités, alors que la situation devient humainement intenable. »
Ces dysfonctionnements
« systémiques » de l’administration chargée de la délivrance des
cartes de séjour, constatés dans l’ensemble des préfectures, et leur impact
disproportionné sur les droits des étrangers en France ont en effet été
soulevés par la Défenseuse des droits dans une dizaine de rapports et avis au
Parlement depuis 2016, mais aussi par la Cour des comptes dans trois rapports
depuis 2020 et par le Conseil d’État en 2018 et 2024 dans ses avis sur deux
projets de loi relatifs à l’immigration. Dix organisations ont même attaqué
l’État en avril pour « carence fautive ».
Sur les 871 000 cartes de séjour
renouvelées au cours de l’année 2024, 22 % l’ont été pour motif économique
(37 % pour motif familial). Et 49 093 des 343 024 premières cartes de
séjour qui ont été délivrées sont des titres « salarié »,
« travailleur temporaire » ou « travailleur saisonnier ».
« Si je me plains,
l’employeur me
dit :
"N’oubliez
pas que vous
avez besoin
de travailler
pour renouveler
vos
papiers" »,
raconte une aide
à domicile
« Corvéables à merci »
L’organisation
non gouvernementale met en outre en évidence la façon dont cette « précarité »
ouvre la voie à des abus, en rendant ces travailleurs étrangers « corvéables
à merci ». C’est ainsi parce qu’elle a peur de « perdre tous [s]es
droits » que Célia, Colombienne de 41 ans, en France depuis 2016,
n’ose pas quitter l’entreprise d’aide à domicile qui l’emploie. « On me
demande de faire des tâches que je ne devrais pas faire, je me suis blesse en
donnant une douche à une personne très lourde, raconte-t-elle. Et on me
confie les cas les plus difficiles, des personnes qui vivent dans des
conditions déplorables. »
Elle constate aussi que
certaines heures ne sont pas payées au bon taux horaire. « Mais si je
me plains, l’employeur me dit : "N’oubliez pas que vous avez besoin
de travailler pour renouveler vos papiers", continue-t-elle, au bord
des larmes. Je me sens prise en piège. »
« Ces abus sont certes commis
directement par des employeurs (…). Mais in fine, la responsabilité de l’État
français est partiellement mise en cause », insiste
le Rapport, qui évoque en autres, des vols de salaire, des tâches sans rapport
avec le contrat de travail, des conditions de travail dangereuses et des cas de
violences et de harcèlement.
Mais il y a aussi la complexité des
procédures. Chaque nouvel employeur d’un salarié étranger doit notamment faire
une demande d’autorisation de travail auprès de l’administration. En France
depuis 2018, Jean-Louis, Sénégalais de 34 ans qui a, lui aussi, vu sa carte de
séjour se périmer alors qu’il attendait une réponse de la préfecture, a fini
par recevoir, après deux ans de galère, une carte de séjour d’un an. « Mais
avec ça, tu ne peux rien faire !, estime-t-il.
Dans les entretiens, dès que j’évoquais la demande d’autorisation de
travail, les employeurs changeaient de tête. Ils me disaient : "C’est
trop de paperasse pour quelqu’un dont le titre va expirer dans quelques mois,
j’ai une boîte à faire tourner." Or, cette multiplication de cartes de
séjour courtes participe justement à l’engorgement de l’administration chargée
du renouvellement, souligne Amnesty.
Des situations « absurdes »
Alors
qu’il est diplômé d’un master 2 en gestion des territoires et développement
local, Jean-Louis a, pour le moment, renoncé à chercher un emploi en lien avec
ses compétences. « Quand tu disposes de si peu de temps, tu trouves
plus facilement en tant qu’agent de sécurité », explique-t-il.
C’est comme ça qu’il a pu renouveler son
titre en septembre, recevant cette fois une carte de séjour de quatre ans. Il
vient d’être embauché en CDI comme agent d’exploitation d’un parking. « Je
suis un genre de gardien, je renseigne les clients. Mais si des
sans-abri ont fait leurs besoins dans un coin, je nettoie, j’ai pas le choix. C’est pas le
paradis, mais on respecte mes horaires et le salaire tombe à l’heure. J’ai
connu tellement pire que, pour moi, c’est le Saint Graal », lance-t-il
en souriant.
« Ces situations sont absurdes, insiste
Diane Fogelman. Cela montre bien que le système
est dysfonctionnel à tout point de vue. Simplifier les procédures et permettre
une stabilité de ces salariés serait bénéfique pour tout le monde : ces
travailleurs, leurs employeurs et l’administration. » ■
ALINE
LECLERCQ