Novembre 2025
VERS
UNE SECURITE SOCIALE DE L’ALIMENTATION
Bénédicte Bonzi, Maxime Combes et Pauline
Scherer, chercheurs en sciences économiques et
sociales, plaident pour étendre le dispositif d’entraide sociale à
l’alimentation
(
Le Monde - Dimanche 5 - Lundi 6 octobre 2025 )
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a fallu près de deux siècles d’expérimentations sociales, de luttes populaires
et de décisions politiques pour que la Sécurité sociale voit le jour, comme une
évidence collective. Son code révolutionnaire a progressivement permis de mieux
faire face aux risques de nos existences (maladie, chômage, accident,
vieillesse, etc.) et d’imaginer pouvoir vivre – et pas seulement survivre –
au-delà de nos périodes de travail. Mais ce combat est inachevé, parce que, quatre-vingts
ans après la création de la « Sécu », nombre d’entre nous ne
disposent toujours pas des moyens nécessaires pour assurer leur subsistance
dans des conditions décentes.
Inachevé aussi parce qu’il reste des
trous dans la raquette. La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), qui part
d’un constat simple, propose d’en combler un : notre système alimentaire
n’assure en effet ni la soutenabilité du système agricole, ni la rémunération
juste et suffisante des paysans, ni l’égale dignité, la satisfaction et la
sécurité des mangeurs.
En 2025, pouvons-nous nous satisfaire que
8 millions d’entre nous soient en insécurité alimentaire, doivent réduire la
quantité et la qualité de leurs aliments et soient dépendants de l’aide
alimentaire pour se nourrir ? Pouvons-nous accepter que les pathologies
liées à l’alimentation prennent un tournant épidémique (+ 160 % de
diabétiques en vingt ans, selon la Fédération française des diabétiques) ?
Pouvons-nous, d’autre part, accepter un
système agricole qui concourt à faire disparaître tant de petites fermes et
oblige les autres à se tourner vers l’agrandissement et l’intensification pour
supporter la compétition internationale, alors que près de 18 % des
agriculteurs vivent sous le seuil de la pauvreté, que 30 % des oiseaux des
champs ont disparu en quinze ans et que la pollution des terres et des eaux
s’étend.
La SSA vise à garantir un droit à
l’alimentation et à une juste rémunération des producteurs, ainsi qu’à diminuer
les impacts négatifs de notre système alimentaire. Ce n’est pas une idée en l’air.
Elle est aujourd’hui portée par un collectif national, composé de nombreuses
organisations de la société civile, et inspire des dizaines d’expériences de
terrain, portées par des habitants, associations et collectivités en Alsace, en
Ariège, en Gironde, dans l’Yonne, mais aussi à Toulouse, à Montpellier, à
Gardenet (Vaucluse) ou à Dieulefit (Drôme).
Revenu digne, prix supportables
La
Sécurité sociale de l’alimentation propose de doter chaque habitant d’une sorte
de « carte vitale de l’alimentation » permettant de dépenser chaque
mois 150 euros dans des lieux conventionnés. Ces marchés, magasins de
producteurs ou supermarchés seraient choisis collectivement, selon des critères
élaborés démocratiquement tenant conjointement compte des objectifs d’accès à
une alimentation de qualité et choisie pour tous et à une rémunération digne
pour les producteurs dans une perspective de transformation du système
alimentaire.
La SSA s’inspire des trois piliers de la
Sécurité que sont l’universalité, la cotisation et le conventionnement. Accès
universel, car tout le monde y aurait droit en cotisant selon ses moyens et en
l’utilisant selon ses besoins. Un financement par cotisation pour garantir une
solidarité effective et sortir des logiciels marchandes une part conséquente de
notre système alimentaire. Enfin, le conventionnement comme pilier démocratique
et moyen de garantir un revenu digne aux agriculteurs et un prix supportable
aux consommateurs.
A l’heure où la « Sécu » n’est
regardée que sous le seul angle de son financement, il pourrait paraître
saugrenu de proposer de lui ajouter une nouvelle branche : comment
financer son expansion quand la dette nationale est montrée du doigt ?
C’est oublier que la protection sociale
n’est pas un coût pour l’économie, mais un investissement dans l’avenir de la
population. Un investissement qui nourrit la demande collective en produits et
services le plus souvent non délocalisables, et qui concourt à jouer un rôle de
stabilisateur économique essentiel.
C’est surtout oublier que notre système
alimentaire est devenu très coûteux pour les finances publiques : une
étude de septembre 2024, portant sur l’« injuste
prix de notre alimentation » (réalisée notamment par le réseau des
centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural, Civam), évalue à 19 milliards d’euros l’argent public
mobilisé chaque année pour compenser une partie de ses impacts négatifs sur la
santé et l’environnement. Un moment sous-évalués, qui
ne tiennent pas compte de nombreux coûts non chiffrés : perte de
biodiversité, maladies liées à l’exposition aux pesticides dans l’alimentation
et dans l’eau, dégradation des sols.
Certes, trouver 120 milliards d’euros de
cotisations par an permettant de financer cette « carte vitale de
l’alimentation » ne se fera pas d’un coup de baguette magique. Mais
avait-on anticipé, en 1945, que la Sécurité sociale représenterait 650
milliards d’euros quatre-vingts ans plus tard ? Non, bien sûr. Parce que
le chemin à parcourir, si exigeant soit-il, ne doit jamais empêcher les
premiers pas de s’effectuer : ils le sont déjà dans les dizaines
d’expériences en cours sur le terrain. Réjouissons-nous : l’espérance de
la « Sécu » vit toujours. ■
Bénédicte Bonzi est
anthropologue, autrice
de
« La France qui a faim » (Seuil, 2023) ;
Maxime Combes, économiste, a coécrit
« Un
pognon de dingue mais pour qui ? »
(Seuil,
2022) ; Pauline Scherer,
sociologue,
est
coautrice du rapport « La caisse
alimentaire commune
de Montpellier » (2025)