Novembre 2025

 

PARALLELEMENT A LA « SCIENCE DES MALADIES », NOUS PLAIDONS LA « SCIENCE DES SYMPTOMES »

 

Cédric LEMOGNE, Victor PITRON, Omer VaN DEN BERGH

 

( Le Monde - Mercredi 5 novembre 2025 )

 

TRIBUNE  Un collectif de chercheurs et de cliniciens plaide pour dépasser l’opposition entre corps et esprit, et repenser la compréhension des symptômes à la lumière des neurosciences

 

S

elon Santé publique France, la persistance des symptômes pénibles et invalidants après un épisode de Covid-19, ou Covid long, affectait 4 % de la population française fin 2022. Pourtant, plus de cinq ans après le début de la pandémie, de nombreuses personnes concernées rapportent encore ne pas être prises au sérieux.

       En l’absence d’anomalies observables lors des examens de routine, elles redoutent qu’on ne leur dise que leurs symptômes sont « dans la tête ». Ce dualisme, souvent qualifié de « cartésien », les symptômes seraient soit « réels », soit « dans la tête » continue de hanter les débats autour du Covid long, mais aussi de la fatigue chronique, de la fibromyalgie et d’autres maladies dont le diagnostic ne repose que sur les symptômes.

 

Et, sur le terrain, les personnes qui en souffrent doivent souvent se battre pour faire reconnaître leur maladie comme « réelle » et non imaginaire, voire feinte. Pourtant, bien qu’il domine le discours public et médical, ce dualisme reflète une méconnaissance du rôle de l’organe le plus complexe de notre corps : le cerveau.

 

       Les symptômes sont, bien sûr, toujours réels, puisque ressentis. Ils sont toujours construits « dans la tête » : lorsqu’une personne se cogne le tibia, le signal est transmis par les nerfs jusqu’au cerveau, qui crée la sensation douloureuse. Mais les neurosciences cognitives montrent que cette douleur n’est pas le simple reflet de l’attente corporelle. Elle émerge d’interactions entre le signal nerveux et les prédictions du cerveau. Il en va ainsi de tous les symptômes, comme l’illustre une expérience de cyclisme en réalité virtuelle : l’essoufflement des participants était influencé autant par l’effort « réel » (la résistance du pédalier) que par l’effort « attendu » (la pente virtuelle).

 

       De telles observations questionnent le dualisme cartésien. La question n’est plus de savoir si les symptômes sont « réels » ou « dans la tête », mais plutôt dans quelle mesure ils sont influencés par les signaux nerveux périphériques et par les processus cérébraux centraux. Cette question vaut pour tous les symptômes, même ceux qui ont une cause organique évidente.

 

       Mais plus une affection devient chronique, plus le lien entre l’atteinte organique et les symptômes s’affaiblit et plus les facteurs cognitifs, émotionnels et comportementaux prennent de l’importance. Dans une étude menée auprès de milliers de personnes atteintes d’une maladie respiratoire chronique stabilisée, les facteurs psychologiques expliquaient cinq fois mieux l’essoufflement que les paramètres physiologiques, dont les résultats des tests fonctionnels respiratoires.

 

       Ces résultats peuvent expliquer l’efficacité des thérapies cognitives et comportementales sur les symptômes persistants. Par exemple, un programme axé sur l’insuffisance respiratoire chronique a permis de diviser par deux les hospitalisations et d’améliorer la qualité de vie. Fait notable : la fonction pulmonaire n’était pas améliorée : seuls les symptômes étaient atténués. De même, au moins trois essais contrôlés randomisés ont montré que la fatigue des personnes souffrant de Covid long pouvait s’améliorer grâce à de telles interventions.

LA PRISE EN COMPTE

DES FACTEURS

COGNITIFS

QUI CONCOURENT

AUX SYMPTÔMES

ARRIVE SOUVENT

TROP TARD,

VOIRE N’ARRIVE

JAMAIS

 

       Bien souvent en médecine, aucun lien ne peut être établi entre symptômes et dysfonctionnement d’organe. Toutes les explorations pouvant mener au traitement d’une cause organique que doivent, bien sûr, être considérées avec soin. Mais quelle que soit la maladie, il est fréquent que les symptômes persistent, alors même que les marqueurs biologiques de l’affection initiale ont disparu.

 

       Le risque est alors que les personnes concernées entreprennent une longue quête, souvent coûteuse, frustrante, voire angoissante, pour trouver la cause organique de leurs symptômes persistants, alors que les neurosciences cognitives apportent désormais à ce phénomène des explications… cartésiennes. Le coût, personnel comme sociétal, de cette impasse est considérable : multiplication des examens souvent inutiles ; traitements inappropriés ; arrêts de travail prolongés ; retentissement sur les vies familiale, sociale et professionnelle… La prise en compte des facteurs cognitifs, émotionnels et comportementaux qui concourent aux symptômes arrive souvent trop tard, voire n’arrive jamais.

 

       Lorsqu’une personne soignée pour un cancer a fait l’expérience répétée de nausées après une chimiothérapie, il peut ensuite lui suffire de revoir la salle de perfusion pour que le malaise apparaisse : quelle est alors la cause de ces nausées ? La chimiothérapie qui les a initialement provoquées ? Ou le fonctionnement du cerveau qui, par apprentissage, les perpétue ?

       Les symptômes, surtout chroniques, résultent rarement d’une cause unique. Parallèlement à la « science des maladies », nous plaidons pour que la « science des symptômes » devienne un pilier de la recherche et de la formation médicale. L’offre de soins doit aussi être repensée en conséquence, pour proposer une prise en charge véritablement biopsychosociale et multidisciplinaire dans laquelle tous les symptômes sont pris au sérieux. Pour qu’enfin le fantôme de Descartes cesse de nous hanter en nous demandant si les symptômes sont « réels » ou « dans la tête ».

 

Cédric Lemogne, professeur de psychiatrie, France ;

Victor Pitron, psychiatre, France ;

Omer Van den Bergh, professeur émérite de psychologie, Belgique.

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