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Avril 2025 LA MALADIE, CE
TUE-L’AMOUR Antonia GRATIEN (Le Monde,
dimanche 16 - lundi 17 mars 2025) Peur du regard
de l’autre, Antonin Gratien |
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Longtemps, j’ai été persuadée de ne pas
avoir droit à la sexualité », pose sobrement Anne (le prénom a été
modifié). Depuis l’âge de 7 ans, cette Francilienne lutte contre les douleurs
abdominales, des altérations de poids et des diarrhées impérieuses engendrées
par la maladie de Crohn.
Celle qui est aujourd’hui sexagénaire
l’explique sans détour : cette pathologie inflammatoire de l’intestin a « hanté »
sa sexualité, par crainte de « l’accident ». Jusqu’à la
pousser, un temps, vers le repli affectif. « Lorsque vous appréhendez
le trauma de la souillure durant l’acte, le célibat apparaît parfois comme
l’unique porte de secours, explique-t-elle. Il m’a fallu des années pour
surmonter ces peurs et apprendre à me sentir désirable. » Et ce, grâce
à un patient travail mené auprès d’hypnotiseurs et de psychothérapeutes.
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Des pistes d’abord explorées à tâtons puis
grâce aux conseils prodigués sur le site associatif AFA Crohn
RCH France – le corps médical n’a jamais, en plusieurs décennies de suivi,
évoqué « l’emprise muette de la maladie » sur son intimité.
Un
défaut de prise en charge auquel se heurtent de nombreuses personnes porteuses
de maladies chroniques, qui concernent 37 % des Français de plus de 15
ans, soit 19 millions d’individus en 2012, selon le ministère de la santé.
Parmi eux, « les troubles sexuels
sont en moyenne de deux à six fois plus fréquents que dans la population
générale », selon Afrapedia, le
livre multimédia de l’Alliance francophone des acteurs de santé contre le VIH
et les infections virales chroniques ou émergentes.
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« Nous sommes face à un paradoxe
criant, déplore
la psychologue et sexologue Joëlle Mignot, présidente de l’Association des
sexologues cliniciens francophones.
Alors
que le corps médical est parfaitement informé de l’incidence néfaste des
pathologies chroniques sur la vie intime, les soignants n’ont guère le réflexe
d’aborder cet empiètement auprès des patients. »
Résultat, les
personnes concernées errent trop souvent dans un « désert
informatif » médical et se retrouvent « seules au monde »
pour affronter le séisme d’une intimité bouleversée.
« Certains doivent composer avec le
caractère invasif des traitements, comme l’hormonothérapie, utilisée contre le
cancer, dont on sait qu’elle peut tarir la libido et provoquer d’intenses
sécheresses vaginales », illustre la coautrice de Psychosexologie en 40 notions (Dunod,
« Aide-mémoire », 2023). Avant de préciser : « Dans
d’autres cas, c’est la pathologie elle-même qui s’attaque aux fonctionnalités
sexuelles, en grippant plusieurs mécanismes physiologiques. »
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Une problématique avec laquelle Eric a dû se familiariser. Diagnostiqué diabétique à 20
ans, cet ancien cuisinier dans la restauration a régulièrement enduré la
frustration des « pannes » provoquées par des chutes de
glycémie perturbant l’érection. Pour prévenir ces « faux bonds »,
celui qui exerce désormais comme patient expert auprès de la Fédération
française des diabétiques a appris à anticiper, en s’assurant, en amont des
rapports, que son taux de sucre ne bascule pas en deça
de la normale.
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Une « charge mentale » –
elle est parfois couplée à la nécessité de surveiller l’apparition
d’infections génitales douloureuses auxquelles les diabétiques sont
particulièrement vulnérables – dont notre interlocuteur reconnaît qu’elle
perturbe le script sexuel des élans spontanés, notamment en rappelant l’« anomalie »
de la maladie. Laquelle impose aussi, chez ce sexagénaire, le port d’une
pompe à insuline ainsi qu’un cathéter. Une altération physique « difficilement
camouflable », mais à laquelle ce résident des Alpes du Sud confie
s’être habitué, notamment grâce au soutien indéfectible d’une campagne ayant su
le « mettre en confiance ».
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Mais la disposition des partenaires à
cultiver une relation où la maladie s’invite jusque dans les sphères les plus
intimes ne va pas de soi.
Pour Michelle (le prénom a été modifié),
63 ans, aucun doute : en plus d’alourdir le quotidien, la sclérose en
plaques, qui l’accompagne depuis la vingtaine, a parasité son parcours
affectif. « Il y a l’incapacité à “orgasmerˮ, l’extrême
fatigue provoquée par le traitement à la cortisone, l’hypersensibilité
lancinante du corps lors des poussées de la pathologie. Sans oublier les fuites
urinaires », égrène
la Bordelaise. Des troubles qui ont parfois fait vaciller l’équilibre conjugal,
au point de précipiter la rupture avec un ancien compagnon, puis de plonger
cette retraitée dans une spirale auto dépréciative.
« LA CHAIR EST RESSENTIE COMME VECTEUR DE SOUFFRANCE, D’ANXIÉTÉ ET DE DÉGOÛT PLUTÔT QUE DE PLAISIR » Marie de Bonnières, |
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« C’est l’illustration de la double
peine que subissent les personnes atteintes d’affections de longue durée, explique Marie de
Bonnières, psychologue clinicienne. La chair est ressentie comme vecteur de
souffrance, d’anxiété et éventuellement de dégoût plutôt que de plaisir.
L’image que les malades se font d’eux-mêmes et la manière dont ils habitent
leur corps s’en trouvent bousculées. »
Et à l’épreuve de cette perception de soi
écornée s’ajoute parfois l’assaut « d’émotions négatives suscitées par
la maladie elle-même, comme le stress, la honte ou la tristesse ». Des
sentiments qui court circuitent encore un peu plus le lâcher-prise nécessaire à
l’éveil du désir. Paralysés par le sentiment d’être murés dans l’impasse d’une « indisponibilité
de corps et d’esprit », certains adoptent alors une « conduite
d’évitement », traduite par un « désinvestissement de la vie
érotique, de peur d’aller au-devant du rejet ou de l’échec ».
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Afin d’inciter les malades à recouvrer une
« qualité de vie digne et une intimité qui leur convienne », l’autrice
de Mieux vivre avec une maladie chronique (Larousse, 2022) esquisse
plusieurs pistes. « Une première étape consiste à faire le deuil de la "sexualité
d’avant"», avance la thérapeute. Pour aller « vers
l’exploration de la sensualité plutôt que vers la course à la
performance ». La méthode : engager un dialogue entre
partenaires, bien sûr. Mais aussi s’essayer aux sextoys,
s’autoriser une incursion ludique vers les jeux de rôles et s’initier aux
techniques de relaxation pour créer un rapport pacifié à son corps.
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Une perspective réconciliatrice placée au coeur du projet Sensori’elles.
Née en décembre 2024 à l’initiative d’Alexis Himeros,
pionnier du porno audio hexagonal et créateur du podcast « Le Son du
désir », cette plateforme propose un programme sonore pour « mieux
vivre son intimité, malgré les barrières du corps et l’embuscade des douleurs
qu’impliquent les maladies chroniques ». L’idée ? « Raviver
la flamme du désir », grâce à un voyage en dix étapes, à mi-chemin
entre l’hypnose, la méditation et la suggestion érotique.
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Guidé par la voix du podcasteur,
l’auditeur est immergé dans des environnements imaginatifs ouatés, où il est
invité à la « redécouverte apaisée des sens ». En
sanctuarisant ce moment de détente, « l’ombre de la maladie s’estompe,
au moins quelques minutes, afin d’accueillir la possibilité du retour au
plaisir ». Un horizon réjouissant, qu’Alexis Himeros
n’hésite pas à qualifier de « levier thérapeutique ». Un abus
de langage ? « Certainement pas », affirme Patrick Papazian, sexologue et médecin spécialisé dans les
pathologies infectieuses à l’hôpital Bichat-Claude-Bernard et à l’hôpital la
Pitié-Salpêtrière, à Paris. Pour lui, la réhabilitation de la sexualité « peut,
et doit, s’intégrer au parcours de soins ».
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« Notre tradition de médecine
occidentale non intégrative incite les soignants à traiter une maladie plutôt
qu’à prendre soin de la personne dans sa globalité, intimité comprise », regrette-t-il.
L’absence d’échange autour de la sexualité « endommage l’alliance
thérapeutique » et nuit même à l’observance des traitements, selon un
article paru en 2013 dans la revue Sexologies, autant que, faute
d’éclairages professionnels adéquats, « 43 % des hommes qui
arrêtent leurs antidiabétiques spontanément [y compris l’insuline] le
font de leur propre initiative, lors de l’installation de troubles de
l’érection, en pensant ainsi pouvoir y remédier ».
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Un exemple de renoncement risqué au soin
contre lequel le docteur Papazian appelle à
lutter : « Les médecins ne disposant d’aucune formation en
sexologie, ils n’osent pas mettre le sujet sur la table. Et, face à ce non-dit,
les patients s’enferment dans le mutisme, de crainte de passer pour des obsédés
déconnectés des "vrais" périls de la maladie, au moment d’évoquer
leurs troubles privés. » Avant de rappeler l’évidence : « L’intimité
sexuelle n’a rien d’accessoire. Elle enrichit la qualité de vie, au même titre
que le sommeil ou la digestion – sinon plus. Après tout, ce qui nous préoccupe
en tant qu’humains, c’est bien de goûter aux plaisirs de l’existence, d’aimer
et d’être aimé. » De sorte qu’en mettant hors jeu
la santé sexuelle dans la tactique thérapeutique se trouvent dépossédés d’une « ressource-clé »
pour apprivoiser leur pathologie.
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Touché par un cancer de testicule en 2020,
Bruno a longtemps souffert de ce manque d’attention médicale. « Après
être passé par une ablation de la glande atteinte, je suis entré dans une phase
de rémission durant laquelle la question de la réhabilitation de ma sexualité,
longtemps entravée par des dysfonctionnements érectiles, n’a jamais été
discutée lors des consultations », témoigne ce gestionnaire de bureau.
Alors, pour ne plus être l’« esclave »
d’un corps l’ayant trahi, ce trentenaire a repris le contrôle de sa
sexualité, pas à pas, en échangeant avec des associations de malades au sein
desquelles l’intimité est abordée sans tabou ». Des dialogues « libérateurs »
qui ont impulsé un « sursaut de vie ».
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Concrètement, voilà quatre ans que Bruno
se réapproprie une intimité un temps volée, en s’essayant au triolisme, au sexe
tantrique, ou encore en jouant les modèles pour des séries photographiques où
il pose nu, prothèse et cicatrices à découvert. L’air gaillard et convaincu, le
Francilien dresse le bilan de ses expériences : « En refusant que
le cancer me condamne à faire une croix sur ma vie intime, je me suis prouvé
que j’avais droit à l’épanouissement sexuel, comme tout le monde, au
fond. » Un moyen d’affirmer sa « résilience » face à
la maladie, au gré d’étreintes nouvelles. Et de joies complices.