Janvier
2025
QUE
SE PASSE-T-IL EN NOUS LORSQUE NOUS UTILISONS LES INTELLIGENCES ARTIFICIELLES
NADIA
GUEROUAOU
Article
paru dans Le Monde du 30 mai 2024
Nous nous demandons encore trop peu ce
qu’il se passe en nous lorsque nous utilisons les
intelligences artificielles
Le rôle joué par les IA dans la
présentation de soi et dans les relations sociales implique de donner à chacun
des clés de compréhension du fonctionnement de la cognition et du psychisme,
pour que les utilisateurs puissent faire des choix éclairés, estime la
chercheuse
Rares sont les individus qui passent à
côté de l’effervescence qui entoure l’intelligence artificielle [IA] aujourd’hui.
Plus que la sophistication récente des techniques d’apprentissage profond, ce
sont la mise à disposition et la diffusion des objets issus des recherches en
informatique au sein de notre société qui suscite cet intérêt. L’IA est un
sujet de discussion, parfois de polémiques, et ce débat témoigne d’un effort de compréhension de
la profondeur des transformations causés par les systèmes artificiels
intelligents dans nos sociétés.
Il n’est pas
question ici de discuter de la validité de l’étiquette « révolution »
régulièrement attachée à l’IA, mais d’en considérer une signification trop
souvent négligée. Si l’IA pouvait effectivement s’avérer porteuse d’une
révolution, ce pourrait être dans le sens premier du terme, étymologique – revolvere – de retour vers soi : car
nous nous demandons encore trop peu ce qu’il se passe en nous lorsque nous
utilisons les IA.
De ce point de
vue, certains usages de l’IA posent question. L’IA intervient de plus en plus
dans nos interactions en faisant office d’interlocuteur, comme c’est le cas de ChatGPT ‘parmi ses utilisateurs, une part importante
l’utilise régulièrement : 41 % d’entre eux y ont recours au moins une
fois par semaine en France), ou encore en nous permettant de façonner
algorithmiquement notre image au cours de nos interactions audiovisuelles par
divers filtres de visage et de voix.
L’Académie
américaine de chirurgie plastique et reconstructive du visage détaille de son
côté le rôle croissant des selfies dans la chirurgie plastique du visage :
les transformations physiques chirurgicales sont dorénavant sollicitées afin
d’améliorer non plus son apparence physique réelle mais son image numérique,
alors même que cette dernière correspond à une réalité déformée par l’objectif
de l’appareil photo. Mais ces mêmes filtres ont un effet positif sur l’humeur
lorsqu’ils sont utilisés afin de stimuler l’imagination ety
la création
.
En poursuivant la
réflexion des philosophes Andy Clark et David Chalmers
sur la « cognition étendue », nous posons qu’émotions et
sociabilité se trouvent désormais également externalisées dans notre technique.
Comprendre et mesurer l’incidence sur notre cognition et notre psychisme du
déploiement de ses dispositifs dans notre quotidien nécessite donc un minimum
de connaissances sur la manière dont nous fonctionnons.
Révolution souhaitable
or, ces
connaissances font encore trop largement défaut chez les utilisateurs – mais
aussi chez les ingénieurs concepteurs – des systèmes artificiels intelligents.
Il s’agirait donc de profiter de l’intérêt actuel envers ces outils pour
réfléchir à un socle de savoirs dont il faudrait disposer pour réellement se
saisir des enjeux qu’ils charrient. Si apprendre aux élèves à coder par exemple
révèle d’un effort louable d’« encapacitation » des individus face aux dispositifs
numériques, leur permettre de comprendre comment s’élaborent leur pensée et les
processus qui sous-entendent leurs émotions(autant de facultés visés par les
systèmes artificiels intelligents et dont certains redoutent le déclin) est
plus que crucial afin d’éveiller un regard critique à l’endroit des usages de
l’IA
.
Cette initiative
nous semble d’autant plus souhaitable que la santé psychique des jeunes
Français est préoccupante : en 2021, 40 % des 18-24 ans souffraient
de troubles de l’anxiété généralisée, et plus d’un jeune sur cinq connaissait
des symptômes dépressifs. Or, la méconnaissance de soi – qui du reste ne se
limite pas aux facultés cognitives – joue assurément un rôle dans le mal-être
psychologique de nos contemporains. Dès lors, une révolution souhaitable que
pourrait susciter notre rapport – contrarié ou enthousiaste – à l’IA serait
celle d’un retournement du regard de l’outil vers soi.
Plus que jamais,
face aux changements sociiétunx que nous vivons, le
souci de soi – dans le sens du « soin » (cura) décrit
notamment par le philosophe Michel Foucault – est une nécessité. Car la
négligence de soi conduit inévitablement à se faire prendre en charge par
autrui et à laisser aux autres (comme les entreprises commercialisant les
systèmes artificiels intelligents, plus souvent soucieuses de rentabilité que
de « care ») les choix de nos usages à notre place.
Penser les effets
de l’IA, désormais médiatrice de la présentation de soi et des relations sociales,
est indispensable dans un monde où la frontière entre vie numérique et physique
est dorénavant poreuse. Il nous faut donc créer des conditions permettant de
faire des choix éclairés, et réfléchir à l’élaboration d’un socle de
connaissances concernant notre fonctionnement psycho-cognitif, et plus
largement notre vie mentale. Chacun doit pouvoir saisir à la fois les bénéfices
potentiels et les possibles dégâts induits par les innovations découlant de
l’IA, qui font partie intégrante de notre environnement actuel et à venir. ■
“ LA
NÉGLIGENCE DE SOI
CONDUIT INÉVITABLEMENT À
LAISSER AUX AUTRES
LE CHOIX DE
NOS USAGES |