Mars 2025
SUR L’IMMIGRATION, AVANT DE PARLER DE SUBMERSION , IL FAUT TENIR COMPTE DES FAITS
Hervé Le BRAS
Article paru dans Le
Monde de Jeudi 13 Février 2025
Entre 2019 et 2023, l’augmentation moyenne du nombre d’immigrés en
France a été de 100 000 par an. Un chiffre plus faible que lors de la décennie
précédente, relève le démographe
L’utilisation de l’expression « submersion » migratoire par le
premier ministre [lors d’une interview par LCI, le 27 janvier],
l’évocation d’un seuil de tolérance, de « Français qui ne reconnaissent
plus leur pays », de délits qui seraient majoritairement le fait des
étrangers, sont dommageables.
Certes, pour être élu, il faut manager l’opinion, donc prêter attention
à ce que les sondages disent du ressenti des Français, mais, une fois élu, pour
agir, il faut tenir compte des faits, et ceux de l’immigration sont tenaces,
voire têtus.
D’abord, avant de parler de
submersion, une question simple s’impose : de combien d’immigrés la population de la France augmente-t-elle chaque
année ?
Tout un chacun peut facilement le savoir. Il lui suffit d’aller sur le
site de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(Insee), puis de taper « immigrés ». Le premier titre qui lui sera
proposé s’intitule « L’essentiel sur les immigrés et les étrangers ».
On y trouve un tableau donnant la répartition des immigrés ainsi que leur
origine nationale, par année depuis 2006 et ce jusqu’à la dernière recensée,
2023. En 2006, l’Insee a compté 5,14 millions d’immigrés, qu’ils soient ou non
en situation régulière, et, en 2023, 7,28 millions, soit une augmentation de
2,14 millions.
Citoyenneté à deux vitesses
Le chiffre peut sembler élevé, mais il porte sur dix-sept années, ce qui
correspond à une augmentation de 126 000 immigrés par an en moyenne, très en
dessous des chiffres couramment donnés dans les médias et par les hommes
politiques. Certes, une moyenne pourrait cacher une augmentation récente rapide
qui serait appelée à s’amplifier. Ce n’est pas le cas.
Entre 2019 et 2023, l’augmentation moyenne a été de 100 000 immigrés par
an, donc plus faible qu’auparavant (le maximum a été observé en 2014, au moment
de la crise due aux réfugiés, avec une augmentation de 190 000 immigrés).
La méthode de comptage de l’Insee est-elle fiable ? L’institut
procède chaque année à des enquêtes de recensement portant sur environ 8
millions de personnes. Un cinquième des communes de moins de 10 000 habitants
sont recensées à tour de rôle et 8 % des logements des communes plus
grandes. En matière de représentativité et de précision, c’est largement
au-dessus des enquêtes d’opinion réalisées par Internet ou par téléphone, qui
portent sur une ou deux milliers de personnes. Si ceux qui avancent des chiffres
très supérieurs à cette moyenne de 126 000 nouveaux immigrés par an peuvent
s’appuyer sur une méthode d’estimation plus sérieuse que celle de l’Insee, il
serait bon qu’ils la fassent connaître.
Si le terme « submersion » n’est pas approprié, celui d’« immigré » mérite aussi la critique. Trente quatre pour cent des immigrés ont la nationalité
française. Bien que citoyens français comme les autres, en l’occurrence, ils
sont mis à part à cause de leurs origines, car en France, un immigré n’est pas
une personne née à l’étranger, comme le définissent les Nations unies, mais une
personne née étrangère à l’étranger. Cette distinction a été introduite pour
exclure les Français nés à l’étranger, les pieds-noirs par exemple, et, plus
généralement, les enfants d’expatriés.
Il est un peu gênant de créer une sorte de citoyenneté à deux vitesses,
celle des Français nés français et celle des naturalisés. On comparait autrefois la naturalisation à un
baptême, à une reconnaissance qui abolissait le passé. Dit autrement, être
citoyen est de l’ordre de la culture – on peut le devenir ou s’en démettre –
être immigré est de l’ordre de la nature – on ne peut pas modifier la
nationalité qu’on possédait à sa naissance.
Il paraît donc légitime de compter les étrangers plutôt que les
immigrés, comme on le faisait d’ailleurs jusqu’aux années 1990. Dans le document
de l’Insee auquel nous avons fait référence, les étrangers sont aussi comptés
année par année et par nationalité. En 2006, 3,65 millions se trouvaient sur le
territoire français et 5,61 millions en 2023, soit une augmentation moyenne de
115 000 étrangers par an, comparable à l’augmentation du nombre d’immigrés.
Parmi eux, 810 000 sont nés en France de parents étrangers. La
nationalité française ne leur sera acquise qu’à partir de l’âge de 13 ans, par
déclaration, ou automatiquement à leur majorité. En proportion, les étrangers
représentent en 2023, 7,5 % de la population totale. Au recensement de
1931, ils étaient 6,5 %. En Suisse, ils constituent 26 % de la
population totale.
Métissage fréquent
Reste une objection fréquemment faite : les immigrés ont eu des
enfants que l’on nomme la « seconde génération », et ils sont souvent
perçus comme tels. Il est plus difficile de connaître leur nombre, mais l’Insee
a mis au point une méthode dont le résultat figure aussi sur son site.
En 2023, le nombre de descendants d’immigrés, tous âges confondus, a
ainsi été estimé à 8 millions. Ce chiffre comprend les descendants d’unions mixtes,
celles d’un(e) immigré(e) avec un(e) non immigré(e). Ils sont majoritaires
(56 % du total). Ils sont donc descendants d’immigré autant que de
non-immigré. Les classer seulement comme descendants d’immigrés rappelle la célèbre règle américaine de la « one
drop of blood rule » (une
seule goutte de sang noir fait de nous un Noir). Un seul parent immigré nous range
dans la seconde génération de l’immigration.
Or, la France est l’un des pays où le métissage est le plus fréquent, ce
qui constitue un obstacle aux classifications ethniques dont la proposition
revient périodiquement. L’Insee s’est aussi intéressé aux origines des
grands-parents, donc des Français qui n’ont pas de parents immigrés mais au
moins un grand parent immigré. La mixité devient prédominante puisque seulement
6 % d’entre eux ont leurs quatre grand-parents
immigrés, les 94 % restant étant donc issus de métissages.
Les chiffres cités ici
établissent des faits. Ils ne disent pas la réalité dans sa complexité, mais
ils en forment une part incontournable. A partir d’eux, les opinions
contradictoires peuvent être émises, certains trouvant que les 126 000 immigrés
supplémentaires chaque année sont trop nombreux pour telle ou telle raison
culturelle, sécuritaire, d’autres qu’ils ne le sont pas assez pour des raisons
différentes, métiers en tension, diversité culturelle, ouverture au monde. Les
opinions doivent prendre appui sur des faits. En ne citant pas les faits pour
lesquels il:s s’appuie, en
parlant de « submersion », de seuil de tolérance, de délits commis
par les étrangers, le premier ministre inverse la démarche. Partant des
opinions, il ouvre la voie à la croyance en des chiffres extravagants. ■
Hervé Le Bras est historien,
démographe, directeur d’étu-
des à l’École des hautes études
en sciences sociales et cher-
cheur émérite à l’Institut nat-
tional d’études démographiques