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 TRENTE-SIX FRANÇAIS, DONT UN SEUL HOMME, ONT PLUS DE  CENT-DIX ANS  

 

Par Pascale KREMER

 

Etude  parue dans Le Monde du 30.06-01.07- 2024

 

ENQUÊTE

Le marathon des supercentenaires

Ils ont connu la guerre de 1914 et les déplacements en charrette. Trente-six Français ont plus de 110 printemps, une longévité spectaculaire qui impose une charge certaine aux descendants

 

 

Cet article est extrait de la partie de l’Enquête intitulée :  

 

 

UNE POIGNÉE DE PASSIONNÉS DE STATISTIQUES ET DE LONGÉVITÉ ONT CRÉÉ UN SITE PARTICIPATIF :

 

 

https://centenaires-francais.forumactif.org/

 

 

 

Certains loisirs étonnent. Le leur ? Lister les ultravieux. La dizaine de bénévoles du site Web collaboratif « Les grands centenaires français » tient scrupuleusement à jour le recensement des supercentenaires de France, ce club restreint d’une trentaine de personnes ayant franchi le cap des 110 ans.

 En tête de leur tableau Excel, Marie-Rose Tessier, née le 21 mai 1910, âgée de 114 ans, vivant aux Sables-d’Olonne (Vendée). Tout en bas, en 36e et dernière position, la Marseillaise Hélène Malfuson, qui a vu le jour le 29 mai 1914. Un seul homme figure à ce palmarès des Français les plus âgés : Maurice Le Coutour, qui a fêté ses 110 ans le 12 mai, à Barfleur, en Normandie.

 

      

C’est donc un petit collectif de passionnés de statistiques et de généalogie qui a repéré, une à une, ces 36 exceptions aux normes d’espérance de vie. Étudiants, actifs ou retraités, éparpillés dans tout le pays, ils communiquent entre eux sans guère se côtoyer et cherchent plus ardemment les grands centenaires que la lumière. Leur quête est précieuse : aucun organisme officiel ne la mène.

 

      

Certes, l’Insee produit des estimations de population en extrapolant à partir d’échantillons recensés, « mais, pour une catégorie d’âge aussi réduite, les risques d’erreurs sont grands », précise France Meslé, directrice de recherches à l’Institut national d’études démographiques  (INED), qui voit donc d’un bon œil cette « démarche de détection » citoyenne. « En France, il n’y a pas de registre de population, complète le démographe et épidémiologiste Jean-Marie Robine, spécialiste de l’allongement de la vie. Avec leur décompte de supercentenaires, ces amateurs font de la science participative. Nous reconnaissons tout à fait leur travail. »

 

      

Les traqueurs de « grands centenaires » participent d’ailleurs aux séminaires internationaux de l’INED sur les supercentenaires. Ils ont cosigné la dernière étude de l’Institut, parue en mai, sur la vie au-delà de 105 ans. Et c’est avec les scientifiques qu’ils ont élaboré leur protocole de validation d’âge imposant le recueil de l’acte officiel de naissance, d’un document de milieu de vie et d’une preuve d’existence récente. « Cela se révèle souvent compliqué avec les mairies corses, par exemple, qui ne répondent pas. On a l’impression de voler leur histoire quand on leur demande un document administratif. Je dois parfois passer par le conciliateur de justice », regrette Laurent Toussaint, ingénieur informatique de 57 ans.

 

      

Qu’est-ce qui pousse ce Bordelais à « mettre au propre », une demi-journée par semaine, des tableaux de doyens ? « J’aitoujours été fou de statistiques, et de sport. Alors j’ai commencé par des tableaux statistiques sur le foot, le tennis, le rugby. J’aime l’histoire, aussi. J’ai rencontré des vétérans de 1914-1918, dont certains ont vécu plus de 110 ans. Un jour, grâce aux articles de la presse régionale qui se font l’écho de ces anniversaires hors norme, j’ai commencé tout seul un tableau des personnes de plus de 110 ans. »

 

 Le sujet en intéresse d’autres, constate-t-il. Chercheurs, familles de centenaires, grand public, même. Ainsi naît l’idée du site Web collaboratif qu’Arnaud Le Page crée en 2013, et qu’il coordonne aujourd’hui.

      

Ce quinquagénaire de Vannes (Morbihan), cadre du privé, évoque pour justifier un passe-temps déroutant ses « grands-parents adorables », son « affection pour les anciens dont la société ne prend pas suffisamment soin », enfin son « intérêt scientifique pour les problématiques de longévité ».

 

Dans cette bande de détectives démographes du dimanche, l’on croise encore un commandant de police à la retraite : Denis Le Févre, 69 ans, dont la femme râle de trop le voir le nez sur l’écran. « Je le fais pour rendre hommage à nos grands aînés, assure-t-il. « Quand j’étais gamin, mes grands-parents lisaient la page décès dans Ouest-France, ils disaient : "Ah, tu le rends compte, un tel avait tel âge !" »

      

Inlassablement, Denis Le Févre contacte maisons de retraite, familles, mairies ou journalistes pour vérifier à chaque anniversaire de supercentenaires qu’il est toujours en vie. « Pas toujours évident d’obtenir des nouvelles, remarque-t-il. Certaines familles craignent pour leur tranquillité. » L’ex-policier surveille le fichier des personnes décédées que fournit mensuellement l’Insee et les articles de presse quotidienne régionale. Sur le moteur de recherche Google et les réseaux sociaux, il entre, jour après jour, des mots-clés comme « anniversaire 110 ans ».

 

      

Le collectif ne prétend pas à un résultat exhaustif. Certains supercentenaires n’ont été connus de lui qu’après trépas. Ainsi, Georges Thomas, à Rochefort (Charente-Maritime), est passé sous les radars jusqu’à sa mort, à 112 ans. Il était l’homme français le plus âgé de tous les temps. Quatre années que la bande de chercheurs avait eu vent de son existence, récoltait des indices, sans jamais parvenir à l’identifier. Veto de la famille, fut-il supposé. « Du coup, son décès n’a eu aucun retentissement, cela m’attriste », dit M. Le Févre.

 

      

D’autres familles acceptent, au moins, de fournir des informations anonymisées. L’on sait ainsi que vit chez elle, en Haute-Savoie, avec des enfants à proximité, une certaine Marie-Thérèse, née en novembre 1911, cinquième personne la plus âgée de l’Hexagone. « Elle a un ordinateur, elle s’en sert, elle communique, décrit Laurent Toussaint. Son petit-fils nous donne régulièrement des nouvelles sans dévoiler son identité. Nous l’avons trouvée grâce à une indiscrétion d’une employée de mairie sur Facebook. Elle avait posté que dans sa commune vivait une personne de 112 ans. »

 

      

Évidemment, l’accord de la famille est requis avant publication dans les tableaux du site qui nourrit la base de données internationale sur la longévité gérée par l’INED (International database on longevity-IDL) ainsi que son équivalent européen (European supercentenarian organisation-ESO). « Avec 36 supercentenaires vivants, remarque Laurent Toussaint, nous sommes largement au premier rang européen » quand le Japon domine, au niveau international. Une baisse temporaire d’effectifs est attendue à partir de cette année jusqu’en août 2029, soit 110 ans et 9 mois après l’armistice de novembre 1918

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En tout, quelques 500 supercentenaires (quasi uniquement féminines) ont été recensés par les bénévoles depuis Ferdinise Nebollé, morte en 1965 à la Martinique.

 

 Prédispositions génétiques, hygiène alimentaire et du sommeil, optimisme, maintien des liens sociaux, de la capacité à se projeter… Arnaud Le Page commence à avoir sa petite idée sur leurs caractéristiques communes.

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