Février 2025

 

NOUS, LES VIEILLES ET LES VIEUX , DEMANDONS QUE NOTRE PAROLE SOIT PRISE EN COMPTE SUR LA FIN DE VIE

 

Edwige KHAZNADAR

 

Article paru dans Le Monde du 26 avril 2024

 

Plutôt que de poser un regard paternaliste sur les personnes gravement malades, très âgées ou handicapées, le corps médical comme la société doivent placer la volonté des patients au cœur des débats sur la fin de vie, estime Edwige Khaznadar, professeure de lettres honoraire

 

 

Dans les discussions sur la « fin de vie », n’oublions pas que, à la base, c’est la personne, mortelle, qui est en question : chacune, chacun est confronté à sa propre souffrance, éventuelle, à « sa » mort, inéluctable.

 

Pourtant, l’immense majorité des interventions dans ces débats en France sont celles du corps médical français, délivreur d’ordonnances. Les médecins sont-ils détendeurs de la vie et de la mort ? Dans le projet gouvernemental actuel, oui, bien que dans un sens inverse à celui qu’on entend habituellement « pouvoir de vie et de mort » : à la personne qui désire mourir, ils peuvent imposer de continuer à vivre ou autoriser la mort.

 

Leur prise de parole est entièrement justifiée, tant par les soins qu’ils prodiguent que par leur conscience et leur « serment », le serment d’Hippocrate : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément », engagement symbolique puissant appuyé par le « Tu ne tueras point » biblique. Mais, concrètement, ces jeunes gens de 30 ans ont-ils ou elles réfléchi au moment  , abattus par la dégradation continue de l’âge, ils affronteront eux-mêmes le temps de l’attente se terminant de toute façon par la mort ?

 

 D’une manière générale, qu’est-ce qui permet à des personnes dans la force de l’âge ou dans une verte vieillesse de pontifier sur le sort de leurs semblables ravagés de faiblesse et proches de la mort ? Il est temps que les principaux concernés, grands malades, octogénaires, nonagénaires, centenaires, voient leur parole aussi largement publiée que celle des biens portants, lesquels sont en pleine possession de leurs claviers et de leurs moyens.

 

Les vieux, les vieilles dont je suis puisque j’ai plus de 90 ans, sommes pliés par l’arthrose, tenaillés par des douleurs qui se multiplient, promis à la cécité ou au moins à la malvoyance. Nous sommes tassés au fond du lit médicalisé dans l’attente d’une aide-soignante surchargée de travail, ou accueillis en famille et ressentant lourdement dans notre impuissance le poids imposé à nos aidants ; ou encore chez nous, isolés, entourés d’aides sociales mais toutes et tous accablés par la perte de l’époux, de l’épouse, de tant d’amies, et dans la crainte d’un nouvel accident renvoyant au lit de l’hôpital

.

Tout cela la démarche vacillante, la vue brouillée, dans un espace de plus en plus restreint depuis la renonciation à l’automobile, se limitant pour la fin au fauteuil et au lit, enfin au lit seul. Consciente de tant d’autres douleurs que je ne connais pas, j’arrête ici.

 

Atténuation de la souffrance

 

Cette énumération inachevée ne cherche pas l’effet de pathos, elle est seulement une illustration concrète de nos conditions de vie, à garder à l’esprit dans tout développement sur la question. Pour les médecins et les législateurs, il ne s’agit pas aujourd’hui d’arbitrer entre la vie et la mort : il leur revient de choisir d’infliger à tout le monde une mort lente ou d’ouvrir à toute personne le choix du moment de sa mort.

 

C’est pourquoi nous les vieilles et vieux, toujours citoyens et citoyennes, demandons à pouvoir prendre la parole et que celle-ci soit prise en compte, ainsi que nos droits. Ce qui semble une mainmise du corps médical sur la question de fin de vie doit être discuté. Qui est à même de décider qu’une souffrance devient insupportable, et à quel moment ? Sont-ce les médecins et les députés qui sont détenteurs de cette connaissance ? La réponse est évidente, c’est le « patient », c’est-à-dire le « souffrant ».

 

CE QUI SEMBLE UNE MAINMISE

DU CORPS MÉDICAL

SUR LA QUESTION

DOIT ÊTRE DISCUTÉ

 

Un paragraphe, un chapitre entier pourrait être écrit sur la façon dont, dans l’histoire médicale, le « client » est devenu

 « patient » : les origines latines du terme nous enseignent que le « souffrant » ou « patient »est celui ou celle qui subit. Il n’y a

pourtant pas lieu de mettre entre les seules mains du « docteur » la mort de la personne, sa mort. Nombreux seront ceux et celles qui

choisiront en effet la seule atténuation de la souffrance, de la crainte de ce que peut être la mort.

 

 Des raisons religieuses peuvent retenir leur choix. Or la liberté de la personne est un principe républicain. Et laïque.

 

Dans une vision active – et non passive – de la fin de vie, ce doit être le citoyen ou la citoyenne qui détient la décision : celle de mourir maintenant ou plus tard. Il est impératif que dans tout texte législatif, cette dimension soit prise entièrement en compte. Il faut certes réguler les abus possibles ou les décisions désespérées.

 

Mais une personne de 80, 90, 100 ans, ou gravement malade, ou handicapée, qui choisit le moment de sa mort ne prend pas une décision désespérée : aucune discussion paternaliste n’est à avancer si au cours de sa vie elle a manifesté cette volonté.

 « Mon corps est à moi » ont dit les femmes, et c’est aujourd’hui gravé dans le marbre. Aucun discours spécieux ne peut dénier fondamentalement à la personne la possession de « sa » mort.

                                                                                        

 

Edwige Khaznadar est professeure
de lettres honoraire. Elle a notam-
ment publié « Le Féminin à la
Française (L’Harmattan, 2002)
et le Sexisme ordinaire du langage.
Qu’est-ce l’homme en général ? »
(L’Harmattan, 2015)