Octobre
2025
L’ESPRIT
DU DEBUTANT
(Psychologies
- Août 2025)
LE
RENDEZ-VOUS DE MARINE COLOMBEL
Psychiatre, praticien hospitalier dans
l’établissement
public de santé
mentale Barthélémy-Durand,
à Etampes (91),
où elle a ouvert une consultation
dédiée à la
prévention et la prise en charge
du burn-out,
elle est l’autrice entre autres de
Je crois en moi (Marabout), 2025).
L’esprit
du débutant
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Depuis quelques temps, en
consultation, mes patients me parlent de plus en plus souvent de leurs lectures ou de ce qu’ils ont trouvé
en ligne : articles Wikipédia, blogs, forums ou vidéos de vulgarisation en
psychologie, pour répondre à toutes sortes de questions sur leur quotidien,
leurs relations ou eux-mêmes.
Curieuse, j’ai exploré moi
aussi ces nouveaux outils. En quelques clics ou quelques pages, on accède à une
masse d’informations à la fois précises et accessibles. Me voilà à butiner
presque au hasard : la biographies d’auteurs oubliés de la psychologie,
les variations circadiennes de la dopamine, ou encore des études sur l’état de
santé mentale des médecins à travers le monde…
Une avalanche de savoir à
portée de doigts.
Mais face à cette profusion
de contenus, difficile pour mes patients de ne pas tomber, comme leurs
psychothérapeutes avant eux, dans l’écueil de l’esprit de l’expert.
« Dans l’esprit du
débutant, il y a beaucoup de possibilités : dans celui de l’expert, il y
en a peu », écrivait le maître zen Shunryu
Suzuki dans son chef-d’œuvre Esprit zen, esprit neuf1.
Plus
on progresse dans un domaine, plus on risque de se figer dans des schémas
mentaux. Le débutant, lui, voit sans filtre, écoute sans attentes, apprend sans
défendre son ego.
En psychiatrie, conserver
cet esprit du débutant est un défi permanent. Ne pas appliquer une grille de
lecture toute faite. Construire avec le patient une compréhension de sa
souffrance. Comme le disait le psychiatre anglais Wilfried Bion :
« Sans mémoire, sans désir, sans compréhension. » Loin d’être naïf ou
amateur, l’esprit du débutant en thérapie est une posture d’ouverture radicale,
faite de présence, de curiosité et de capacité à accueillir la surprise. Il ne
s’agit pas d’ignorer ce qu’on sait, mais de ne pas se faire piéger par ce
savoir. C’est une forme de suspension volontaire du savoir.
Je ne vois donc pas d’un
mauvais œil cet engouement de mes patients pour les vidéos ou les articles sur
la santé mentale. Cette accessibilité renforce l’empowerment :
mieux comprendre, mieux nommer, mieux faire face à la pathologie. Ces
ressources répondent à des questions très concrètes, auxquelles nous,
thérapeutes, peinons souvent à répondre dans l’instant.
Mais là aussi, l’esprit du débutant reste
essentiel. Car accumuler des réponses ne garantit pas la compréhension. Cet
état de conscience est un préalable à toute démarche d’empowerment,
de conscientisation du savoir. C’est une forme d’humilité du thérapeute et
de son patient face aux questions humaines.
Si vous aussi, vous vous prenez à naviguer
d’un article à l’autre sur le web, n’oubliez pas que la vraie réponse n’est
jamais dans l’écran, mais dans votre façon de le regarder. ●
1. Points, ″Sagesse", 2014.