Décembre 2025
EN
ABANDONNANT L’ECRITURE A L’ IA, ON RISQUE DE S’EMPECHER DE REFLECHIR
Corentin
LAMY
( Le Monde - Vendredi 14 novembre
2025)
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Q |
uelle
est la hauteur de la Tour Eiffel ? Que cuisiner avec de la semoule et une
poignée de cornichons ? L’hippopotame est-il plus fort que
l’éléphant ? Dix mots, un point d’interrogation, et voilà ChatGPT qui restitue, fort de son spectaculairte
corpus d’entraînement et d’une capacité quasi magique à deviner, après un mot,
celui qui a la plus grande probabilité d’être le suivant, une réponse crédible
– et parfois même véridique.
Déjà largement sollicités pour répondre
ainsi aux questions les plus diverses, les générateurs de texte par
l’intelligence artificielle sont de plus en plus utilisés comme des substituts
à l’écriture : il ressort d’une étude publiée par OpenAI
que 10,6 % des requêtes à ChatGPT consistent à
lui demander d’éditer ou de critiquer un texte, et 1,4 % à rédiger une
fiction.
Plus étonnant : dans 8 % des
cas, les utilisateurs de ChatGPT, lui demandent
d’écrire, à leur place, un texte ou une communication personnelle. L’auteur de
ces lignes peut en témoigner : il a déjà vu un adolescent répondre aux
questions d’un journaliste en passant manifestement sa réponse à la moulinette ChatGPT, ou entendu l’histoire de jeunes tourtereaux
entretenant une relation épistolaire en se laissant souffler la réplique par le
chatbot, tel Christian répétant les mots de Cyrano.
Façon de déléguer à un générateur de texte la tâche de matérialiser sa pensée,
comme on a déjà souvent délégué aux correcteurs orthographiques celle de gommer
nos fautes.
Mais écrire, ce
n’est pas seulement communiquer, c’est aussi penser.
Dans un récent entretien au magazine Usbek et Rica, le philosophe Eric Sadin regrette ainsi que des »milliards
d’individus » trouvent en technologies « l’occasion de ne plus
exercer leurs facultés fondamentales, au premier rang desquelles celle de
parler et d’écrire à la première personne ». Et de poursuivre : « Saisit-on
qu’une vie privée de l’expression de nos facultés et de liens actifs avec nos
semblables ne peut que faire le lit de la tristesse, de la rancoeur
et de la folie ? »
« Un écrivain ne fait pas qu’écrire
des mots, abonde Ed Zitron, auteur
américain spécialiste de l’intelligence artificielle, dans son Réquisitoire contre l’IA
générative. Il fait s’entrechoquer des idées, des idéaux, des émotions, des
réflexions, des faits et des sentiments (…). La bonne écriture est une tension,
(…) un processus traversé par l’émotion – une émotion qu’une IA ne saurait
répliquer. »
La question du bénéfice
pour le lecteur d’un texte écrit par un être humain est évidente. Mais celle du
bénéfice pour l’auteur n’est pas anodine. Une étude du Massachusetts Institute
of Technology portant sur 54 étudiants a montré que
83 % d’entre ceux qui avaient rédigé une dissertation en se servant de ChatGPT étaient incapables de se souvenir d’une seule
phrase de ce qu’ils avaient écrit.
Plus généralement, mettre de l’ordre dans
un texte, c’est mettre de l’ordre dans sa pensée. Souvent, l’universitaire qui
signe un papier, la chroniqueuse qui critique un disque ou l’amoureux éconduit
qui met des mots sur ses émotions n’écrivent pas juste ce qu’ils pensent :
ils écrivent pour savoir ce qu’ils pensent. Or, se questionnait la revue Nature
Reviews Bioengineering en
juin, si écrire, c’est penser, un texte écrit avec l’assistance de ChatGPT ne matérialise-t-il pas les pensées du générateur
de texte, plutôt que les nôtres ?
UN TEXTE ÉCRIT AVEC L’ASSISTANCE DE CHATGPT NE MATÉRIALISE-T-IL PAS
LES PENSÉES DU GÉNÉRATEUR DE TEXTE, PLUTÔT QUE LES NÔTRES ?
Du contenu soi-disant neuf
Et
à quoi pense donc ChatGPT ? Heureusement, à
rien : on l’a dit, le programme se contente de régurgiter les textes
figurant dans son corpus d’entraînement, et en déroulant des variantes selon un
modèle probabiliste. Les générateurs de texte produisent des phrases comme la
montagne produit des torrents, sans avoir conscience d’où ils vont, de /*ce qui’ils charrient. Ni même qu’ils existent.
Les observateurs du secteur savent, en
revanche, d’où ils viennent, comment ils ont été constitués, avec quels biais,
quelles limites. Les chercheuses Emily M. Bender et Alex Hanna, dans The AI
Con (en anglais), explorent ainsi longuement les biais racistes et sexistes
des générateurs de texte. Et soulignent qui en tient les rênes. Les patrons des
entreprises comme OpenAI, xAI
et autres fers de lance de l’industrie ont un agenda politique parfois clair
(tel Elon Musk avec ses prises de position extrême droitières), parfois plus
nébuleux, mais jamais à rebours des grandes orientations lancées par l’actuel
occupant de la Maison Blanche.
Surtout, la plupart d’entre eux ont
baigné dans le même magma culturel, fait de littérature transhumaniste, de
délires long-termistes et de rêves d’immortalité.
Ceux-ci n’envisagent l’humanité que fusionnée avec les robots, et la
civilisation délocalisée dans l’espace. Des rêves mégalomaniaques,
nécessairement financés par des fortunes toujours plus colossales – le genre
que l’on accumule en accaparant, idéalement, toutes les richesses du monde.
C’est ainsi que leurs modèles ont aspiré
tous les textes, toutes les images, toutes les vidéos disponibles en ligne
nourrissant des programmes conçus pour recracher du contenu soi-disant neuf, en
réalité maquillé. C’est ainsi qu’ils promettent à des investisseurs des
perspectives économiques insensées, leur faisant miroiter le remplacement par
la technologie de la quasi-totalité des travailleurs humains qualifiés. « Dans ce paradigme, l’humain devient
plus que jamais une matière première, dont il faut tirer un maximum de
profit », résume le journaliste Thibault Prévost dans Les Prophètes
de l’IA, et ChatGPT, « le paravent
technique d’une entreprise tout à fait classique de privatisation et de
captation des richesses »
.
S’attaquer
à l’écriture et, ultimement, à la pensée, c’est ainsi s’attaquer à la dernière
tâche, la plus intime d’entre elles, que l’on pensait impossible à privatiser. ■
CORENTIN LAMY (SERVICE
PIXELS)