Février
2025
LA FRANCE SANCTIONNEE POUR L’USAGE DE LA
NOTION DE « DEVOIR CONJUGAL » DANS UN DIVORCE
Solène CORDIER
Article paru dans Le Monde de Samedi 25 Janvier
2025
La Cour européenne des droits de l’homme,
saisie en 2021, a donné raison à la requérante.
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C’est une étape importante dans la
jurisprudence relative au « devoir conjugal » –
un terme souvent invoqué en droit français bien qu’il ne figure pas dans le
code civil. Dans un arrêt rendu jeudi 23 janvier, la Cour européenne des droits
de l’homme (CEDH) sanctionne la France pour l’usage de cette notion et juge que
le fait de refuser d’avoir des relations sexuelles avec son mari ne constitue
pas une « violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du
mariage ».
La cour donne ainsi raison à la
requérante, une femme de 69 ans, qui l’avait saisie le 5 mars 2021. Mariée en
1984, cette dernière a lancé une procédure de divorce en 2012. Un divorce pour
faute, à ses torts exclusifs, avait été prononcé, au motif qu’elle s’était
soustraite au devoir conjugal.
Par
un arrêt du 7 novembre 2019, la cour d’appel de Versailles, soulignant « le
refus continu opposé par l’épouse à partir de 2004 à des relations intimes avec
son mari », considérait en effet que cela constituait « une
violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant
intolérable le maintien de la vie commune ».
La
Cour rappelle
que « tout
acte sexuel
non consenti
est constitutif
d’une forme
de violence
sexuelle »
Après avoir épuisé toutes les voies de
recours en France, la requérante s’était tournée vers la justice européenne,
soutenue par des associations féministes comme le Collectif féministe contre le
viol. Elle dénonçait la méconnaissance de son droit au respect de la vie
privée, consacré par l’article 8 de la CEDH. Évoquant une « vision
archaïque du mariage », elle soulignait que son refus des relations
intimes s’inscrivait dans un contexte de violences de la part de son époux et
s’expliquait aussi par des problèmes de santé importants.
« La réaffirmation du devoir conjugal
et le fait d’avoir prononcé le divorce pour faute au motif que la requérante
avait cessé toute relation intime avec son époux constituent des ingérences
dans son droit au respect de la vie privée, dans sa liberté sexuelle et dans
son droit de disposer de son corps », tranche la décision, adoptée à
l’unanimité des sept juges. La CEDH reconnaît donc le « préjudice moral
certain » de la requérante.
Mais elle va plus loin, profitant de cette
occasion pour rappeler à la France que « tout acte sexuel non consenti
est constitutif d’une violence sexuelle » –
la formulation a une résonance particulière au moment où se pose la question
d’introduire la notion du consentement dans la définition pénale du viol.
Le « devoir
conjugal » est « contraire à la liberté sexuelle et au droit
de disposer son corps », insiste la CEDH. « La cour ne saurait
admettre, comme le suggère le gouvernement, que le consentement au mariage
emporte un consentement aux relations sexuelles futures. Une telle
justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère
répréhensible », tance-t-elle. Or, ce dernier est admis par la Cour de
cassation depuis 1984, et, depuis une loi de 2006, le viol entre époux est une
circonstance aggravante de l’infraction de viol.
« Décision
historique »
Il s’agit d’une « décision
historique », ont salué la Fondation des femmes et le Collectif
féministe contre le viol dans un communiqué. « Désormais, le mariage
n’est plus une servitude sexuelle. Cette décision est d’autant plus
fondamentale que près d’un viol sur deux est commis par le conjoint ou le
concubin. Les arrêts de la CEDH bénéficiant d’une "autorité de la chose
interprétée", la décision de ce jour va s’imposer aux juges français, qui
ne pourront plus considérer qu’une communauté de vie implique une communauté de
lit », souligne l’une des avocates de la requérante, Delphine Zoughebi, citée dans ce communiqué.
« C’est une avancée formidable, se réjouit auprès
du Monde Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le
viol. Cela vient reconnaître que, quand on est marié, on n’est pas obligé
d’avoir des relations sexuelles, les juges ne pourront plus invoquer le devoir
conjugal », encore au cœur de certaines décisions de divorce rendues
en première instance et en cour d’appel.
Pour Mme Piet, cet arrêt plaide
pour une « réécriture des articles 212 et 215 du code civil ». L’article
212 prévoit que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité,
secours, assistance », et l’article 215 que « les époux
s’obligent mutuellement à une communauté de vie ». Interrogé sur cet
arrêt, Gérard Darmanin, le ministre de la justice, a répondu : « Évidemment
que nous irons dans le sens de l’histoire et que nous adapterons notre
droit. » ■