Mars 2025

L’EFFET DU TELETRAVAIL SUR LES COUPLES

 

                                                                         Claudia SENIK

 

Article paru dans Le Monde - Dimanche 9 - Lundi 10 mars 2025

 

L’économiste Claudia Senik constate une évolution de la répartition des tâches ménagères entre hommes et femmes grâce au télétravail

 

Le télétravail s’est installé dans nos pratiques à la suite d’une conjonction imprévue : les confinements imposés par le Covid-19 et la technologie.

Il touche aujourd’hui un quart des salariés en France, deux tiers des cadres.

Il est particulièrement répandu chez les personnes en CDI, chez les plus diplômés, chez les plus jeunes et dans le secteur privé, notamment dans les professions impliquées dans le numérique : informatique, information et communication, banque, assurance, études, recherche, encadrement commercial (Dares analyse n° 64, 5 novembre 2024, par Mikael Beatriz et Louis Erb).

 A l’échelle mondiale, il concerne un tiers des salariés à temps plein, selon l’enquête G-SWA.

 

 La pratique la plus courante est le télétravail « hybride », quelques jours par semaine.

Le télétravail a transformé nos pratiques. En 2024, aux États-Unis, 40 % des réunions incluaient au moins une personne à distance.

 Cette révolution organisationnelle produite sans coup férir fait-elle consensus ?

 

Pour les entreprises, le travail à distance présente l’avantage majeur de permettre des économies non négligeables de loyer. De fait, le taux d’occupation des bureaux s’est effondré à New-York comme à la Défense. Mais au-delà de cette réduction de coûts, il pose la question du collectif et de la productivité.

 

On sait que les interactions entre collaborateurs sont plus fécondes en personne qu’à distance. L’aspect kinesthésique de la communication, le rôle bénéfique du hasard, la circulation fluide des idées, les alliances spontanées, tout cela se produit lorsque nous sommes en présence les uns des autres.

D’ailleurs, les salariés français, s’ils plébiscitent le télétravail, essentiellement pour l’autonomie qu’il leur offre dans l’organisation de leur vie (plutôt que de leur métier), reconnaissent qu’ils bénéficient de moins de soutien de la part de leurs collègues, de leur supérieur et du collectif en général lorsqu’ils travaillent à distance (Mikael Beatriz et Louis Erb, « Dares analyse n° 65, 5 novembre 2024).

D’où l’émergence d’une norme du jour de présence obligatoire commun.

 

Des intérêts opposés ?

Les études ne sont pas unanimes sur la baisse de la productivité des salariés en télétravail.

Car ils utilisent aussi une partie du temps de transport économisé à travailler plus : et surtout, le télétravail réduit le turnover et les démissions.

 

 Mais, depuis quelques mois, on constate un retour en arrière, y compris dans les entreprises les plus susceptibles de favoriser le travail à distance : celles de la « tech ». De façon emblématique, l’entreprise Zoom impose désormais deux jours de présence par semaine aux salariés qui résident à moins de 80 kilomètres. Dans les entreprises de la Silicon Valley, on redécouvre le secret qui a fait leur succès : la concentration physique de talents divers.

 

Un bras de fer s’annonce. Car le télétravail a offert aux salariés un gain de temps et une liberté auxquels ils ne renonceront pas volontiers. La moitié d’entre eux changeraient d’emploi s’ils étaient contraints de retourner tous les jours.

 Les intérêts des salariés et des entreprises sont-ils pour autant opposés ? En réalité, même pour les salariés, le travail à distance a ses limites. Pour certains, il brouille les repères temporels qui rythment la vie. Surtout, il aggrave le mal du siècle : la solitude.

Une enquête récente montre que 40 % des Américains en télétravail intégral passent des jours entiers sans sortir. Pour les jeunes qui commencent leur vie professionnelle, le risque de désocialisation est très inquiétant.

 

Le télétravail transforme aussi les dynamiques familiales. Les études conduites pendant le Covid-19 avaient montré qu’il alourdissait, pour les femmes, la charge de la vie domestique. Cinq années après, une autre évolution, plus favorable, semble se dessiner.

 

La division traditionnelle des rôles repose en effet sur une séparation spatiale : femmes au foyer, hommes au travail, à l’extérieur. Le télétravail tend à la gommer. Et selon les enquêtes d’emploi du temps les plus récentes, il semble que cela induise une évolution dans les activités domestiques respectives des conjoints.

 Aux États-Unis, au cours d’une journée de télétravail, les hommes effectuent davantage de tâches ménagères qu’avant le Covid, alors que les femmes en font moins.

 En France, les heures de travail domestique s’allongent pour les hommes qui télétravaillent, mais pas pour les femmes. Pour favoriser cette convergence des emplois du temps, les femmes seraient avisées de ne pas choisir les mêmes jours de télétravail que leur conjoint.

 

Les normes sociales changent sous le coup de la technologie et des accidents de l’histoire. La première guerre mondiale avait conduit les femmes à travailler.

 Le télétravail semble aujourd’hui déclencher une évolution de la répartition des tâches au sein des couples.

Le défi reste de trouver un équilibre qui préserve à la fois le lien social et ces nouveaux acquis.

                                                                                        

 

Claudia Senik est économiste, professeure
à Sorbonne Université et à l’École
d’économie de Paris. Elle dirige
l’Observatoire du bien-être du Cepremap