Octobre 2025

                       

                              SANS COLERE, IL N’Y A JAMAIS EU DE PROGRES SOCIAL

 

                                                                      Eric La BLANCHE

 

                                                     (Le Monde - Vendredi 12 septembre 2025)

 

L’essayiste et philosophe défend la colère, distincte de la violence, comme une émotion légitime et essentielle au bon fonctionnement démocratique

En cette période période propice aux mouvements sociaux, beaucoup redoutent l’embrasement. Comme souvent, les responsables politiques et certains commentateurs cherchent à disqualifier la colère : elle serait irrationnelle, dangereuse, archaïque. Mauvaise par nature. Mais ce procès permanent en illégitimité occulte une vérité fondamentale : sans colère, il n’y a jamais eu de progrès social.

 

Certes, la colère peut effrayer. Mais elle n’est pas la violence. Ne confondons jamais. La première est une émotion, la seconde un passage à l’acte. Confondre les deux, c’est déconsidérer par avance le message qu’elle porte. La colère est une émotion profondément démocratique. Il suffit de se rappeler le sort que réservent les dictatures aux mouvements contestataires pour s’en convaincre.

 

En démocratie, la colère est un indicateur, un signal d’alarme. Elle retentit lorsqu’une limite a été franchie, qu’un seuil d’injustice a été atteint. Elle est la sentinelle des déséquilibres sociaux. Refuser de la considérer, c’est nier le principe même de la démocratie, qui consiste à permettre aux citoyens d’exprimer leur mécontentement et

de traduire en action politique.

 

Aujourd’hui pourtant, les injustices s’accumulent : crise écologique et sociale, dégradation des services publics, accroissement des inégalités. Parallèlement, la foi dans l’avenir et la natalité s’effrite considérablement. Tout concourt à nourrir des colères que le pouvoir s’obstine à traiter comme des débordements ou des caprices, à coups d’anathèmes ou de balles de défense.

 Pourtant, on n’éteint pas une maison qui brûle en y jetant de l’essence. Réprimer, criminaliser, délégitimer ne fait que renforcer la colère, la durcir, la radicaliser.

 

Aveuglement des élites

 

Le paradoxe est là : ce qui menace nos démocraties, ce n’est pas l ‘excès de colère du peuple, mais l’aveuglement des élites devant des injustices que la population, dans sa majorité, commence à trouver intolérables. Continuer comme si de rien n’était face à l’effrondrement écologique et aux injustices sociales et fiscales, voilà la véritable irrationalité.

 

 La colère n’est pas le problème : elle est au contraire la condition d’un sursaut collectif. Les grandes avancées sociales et politiques n’ont jamais surgi, comme par magie, de l’apathie, mais toujours de colères collectives transformées en force d’action.

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk rappelle que la colère constitue l’un des moteurs principaux de la civilisation occidentale.

 

 Notre histoire est un long récit de colères étouffées, réprimées, massacrées, mais aussi d’insurrections et de réformes fécondes. Il montre comment la plupart des progrès sociaux ont été conquis lorsque les citoyens ont choisi d« investir » leurs affects dans de grandes « banques de colère » - partis, syndicats, mouvements – au lieu de les épuiser en récriminations désorganisées.

 

CONTINUER COMME SI

DE RIEN N’ÉTAIT FACE À L’EFFRONDREMENT ÉCOLOGIQUE ET AUX INJUSTICES, VOILÀ LA

VÉRITABLE

IRRATIONALITÉ

 

       Ces banques fonctionnent comme des institutions de dépôt et de transformation : elles recueillent les colères individuelles dispensées et impuissantes pour les convertir en une force collective organisée. Au lieu d’être consumées dans l’instant, les colères y sont accumulées et transformées en un capital thymotique, c’est-à-dire relatif à l’humeur et aux passions. Cette épargne peut ensuite être réinvestie dans des stratégies à long terme : campagnes électorales, luttes syndicales, actions militantes. C’est ce travail de canalisation et de mise en forme qui rend la colère politiquement efficace. Sans ces médiations, elle explose en ressentiments ou en violences stériles, vite réprimées par le pouvoir. Avec elles, la colère devient une énergie créatrice, capable de peser durablement sur les institutions.

 

Eco colère constructive

 

L’histoire récente illustre cette mécanique. Le mouvement des « gilets jaunes », parce qu’il était largement dépourvu d’organisation structurante, a eu du mal à transformer son immense réservoir de colères en conquêtes durables.

 

A l’inverse, les grandes victoires sociales du XXe siècle ont souvent été le fruit de colères patiemment organisées par des syndicats et des partis. Quant aux mobilisations écologistes, elles doivent aujourd’hui tirer les leçons de cette histoire et trouver d’urgence le moyen de transformer l’éco anxiété stérile qui se répand – notamment parmi les jeunes générations – en éco colère constructive et implacable. Elle seule est capable de convertir l’angoisse en énergie politique suffisante pour arracher des décisions à la hauteur de l’urgence environnementale.

 

Il est temps de cesser de craindre la colère et de la reconnaître comme une boussole politique.

 La colère populaire n’est pas mauvaise conseillère, au contraire. Si elle n’est pas entendue, d’autres colères surgiront, brutales et désespérées. Mais si nous choisissons de l’entendre et de la considérer, alotrs elle peut devenir ce qu’elle a toujours été dans l’histoire : le moteur d’une démocratie vivante, capable de se remettre en cause et de transformer l’indignation en action et la rage en justice.

                                                                                       

 

Eric la Blanche est essayiste, philosophe et conférencier. Il est l’auteur d’« Osons la colère. Eloge d’une émotion interdite par temps de crise planétaire » (Actes Sud, 240 p., 22 euros)