Aout 2025

 

LES AGENTS IA, VOS « FUTURS COLLEGUES »

 

Majorie  CESSAC

 

Article paru dans Le Monde du  Jeudi 19 juin 2025

 

 Ces outils capables de mener des tâches sans la supervision des salariés commencent à être commercialisés

 

REPORTAGE

D

es étoiles sont projetées sur le mur et le tube Happy, de Pharell Williams, retentit à plein volume, tandis que les visiteurs, badge pendu au cou, commencent à prendre place dans la vaste salle. Au centre, deux mascottes, dont l’une à l’effigie d’Albert Einstein, sans doute annonciatrice d’idées géniales, se dandinent sous les flashs pour chauffer la salle. En ce 22 mai, au Parc des expositions de la porte de Versailles, à Paris, le groupe Salesforce, en tournée mondiale, fait son show à l’américaine. Les dirigeants du géant du logiciel de la relation client dévoilent, devant un parterre de clients, une plateforme d’« agents IA » que le groupe commercialise déjà.

        Ces agents sont des superlogiciels, qui semblent tout droit sortis de vieux classiques de sciences fiction. Contrairement aux Chatbots (agents conversationnels), où l’humain est toujours « à la barre » - on pose une question et le chatbot répond -, les agents IA sont, eux, en mesure de réaliser une série de tâches, de plus en plus complexes, de façon autonome, avec peu ou pas de surveillance humaine. Dans le domaine du recrutement, ils peuvent, par exemple, publier des offres d’emploi, compiler des CV, envoyer des relances personnalisées aux candidats, planifier des rendez-vous. De quoi ringardiser, en quelques instants, les ChatGPT et consorts, à peine adoptés par les salariés pour rédiger leurs e-mails ou préparer leurs réunions.

        « On entre dans l’ère du collègue numérique », lance Emilie Sidiqian, la directrice en France de Salesforce, sous-entendant que ces agents IA ne sont pas là pour chômer. Robe noire, veste blanche, cette ancienne d’Accenture n’a aucun doute sur ce point : « La mutation est profonde, elle touche l’ensemble des catégories de job dans l’entreprise. » Elle concernera aussi bien le « vendeur » que le « contrôleur de gestion » et le « directeur financier », assure-t-elle.

        Ce ne sont pas les grands de la tech qui la démentiront. Google, OpenAI, Meta, Nivida aux Etats-Unis, DeepSeek en Chine, Mistral en France… Toutes les sociétés d’intelligence artificielle planchent sur ces systèmes argentiques.

        Aux côtés d’ Emilie Sidiqian, des dirigeants de grands groupes comme Engie et Bouygues Telecom se succèdent pour chanter les louanges de ces agents IA, capables d’abattre les tâches les plus rébarbatives. « L’objectif est de simplifier la vie des conseillers clientèle afin qu’ils puissent se concentrer sur le lien émotionnel avec les clients pour les fidéliser », insiste Alain Angerame, directeur de la relation client de l’opérateur téléphonique.

 

« La mutation
est profonde
et touche
l’ensemble des
catégories de job
dans l’entreprise »

ÉMILIE SIDIQIAN
directrice France
de Salesforce

 

        Vient ensuite la simulation d’Adecco, très éloquente. Debout sur la scène, costume sombre, téléphone à la main, Carlos Lozano, directeur produit du groupe d’intérim, se fait appeler par l’agent Ada. Cette dernière a été missionnée par un recruteur « surchargé de travail », pour mener des entretiens à sa place. « Tu as une qualification de cariste, quelle est sa durée de validité ? », interroge la voix au naturel forcé. « Je l’ai passée en juin, mais elle est valable deux ans », lui répond-il. Sur les écrans, l’assistance, captivée, découvre la photo de l’interlocutrice, une femme au visage aussi lisse qu’imaginaire, concocté par les algorithmes. « Tu sembles être un bon candidat. Si tu es retenu, dans combien de temps pourrais-tu commencer ? », demande-t-elle. « Ada, il me reste quarante-cinq secondes pour finir ma démo, mais, si tu veux, je te rappelle plus tard », affirme-t-il. « Hahaha, j’aime ton enthousiasme », conclut-elle sur un ton empathique quelque peu glaçant. Sans oublier son objectif : « Je vais organiser un entretien pour la semaine prochaine. »

 

 

Laisser des
agents IA agir
à notre place
fait planer
le doute sur la
désignation des
responsables
en cas d’incident

 

 

        Au Royaume-Uni, où la législation sur les données personnelles est plus souple qu’au sein de l’Union européenne, qui s’est dotée d’un règlement encadrant l’IA, « des candidats sont déjà exposés à des agents de ce type », souligne Pierre Matuchet, directeur général de la croissance à Adecco France. « Quand les employés arrivent le matin, des entretiens ont été réalisés », poursuit-il, précisant que 66 % des interactions se font en dehors des horaires de bureau. L’outil devrait d’ailleurs être expérimenté en France, à la fin du mois de juin ou début juillet, selon le groupe.

 

Vers des disparitions de postes

S’ils sont assez matures pour aller chercher de l’information et la traiter, ces agents le sont nettement moins quand il s’agit de mener à bien une série d’actions. « Dès que le processus est un peu long, ils ont encore tendance à se perdre en route », confirme Flavien Chervet, écrivain et entrepreneur dans le domaine de l’IA. Operator, l’agent d’OpenAI, testé dans la version professionnelle (payante) de ChatGPT, est encore « bridé pour ne pas faire n’importe quoi dans le cadre de tâches sensibles », précise-t-il. Les systèmes d’IA sont susceptibles de générer des erreurs ou des « hallucinations », selon le terme consacré pour décrire leur propension à inventer ou à donner de fausses réponses. Les laisser agir à notre place fait planer le doute sur la désignation d’un ou de plusieurs responsables en cas d’incident.

 

A ce jour, ces inconnus font partie des obstacles à un développement à grande échelle. « Nous n’en sommes qu’aux prémices », admet Virginie Vinson, directrice générale du groupe Le Wagon, qui dispense de la formation en intelligence artificielle. « Pour les petites entreprises, c’est difficile et long à mettre en place, car elles n’ont pas forcément beaucoup de ressources », explique-t-elle, alors que son groupe fait lui-même « doucement » évoluer l’assistant qui sert à renseigner le public sur son site en un agent IA sophistiqué. « L’expert qui se charge de développer cet agent IA doit le faire en lien avec un interlocuteur en interne pour identifier les points qui peuvent être automatisés », détaille-t-elle. S’ils ont plus de moyens, les grands groupes sont confrontés à des « problèmes de sécurité des données » mais aussi à des « réticences de la part de certaines directions (RH ou marketing), qui ont déjà  vu l’impact de l’IA et sont plus craintives à l’idée de se faire remplacer par ces outils ».

 

Car, derrière le discours promu à Salesforce ou ailleurs, celui d’un cercle vertueux engagé par ces outils – plus de productivité, donc plus d’activité, et un maintien de l’emploi – ou la création de nouveaux emplois, l’évocation assumée de ces « collègues virtuels » ne laisse guère de doute. Ils vont faire disparaître des postes. Dans une enquête du cabinet Metrigy, publiée en 2024, environ 89 % des firmes interrogées avaient d’ailleurs affirmé avoir moins recruté de personnel pour les relations client durant l’année précédente, du fait de la mise en place de l’IA générative. Au-delà des chiffres, certaines annonces marquent déjà une rupture, comme celle de l’hebdomadaire Le Point, en avril, qui a révélé avoir prévu 58 licenciements de salariés, dont des correcteurs, qui seront remplacés par l’IA.

 

A la porte de Versailles, dans les allées du forum, cette fuite en avant ne semble guère rebuter. De stand en stand, l’agent IA est promu comme la solution à bien des maux. Marketing, retail, vente, nombre de secteurs sont passés au crible. « Les commerciaux sont débordés par des tâches à répétition et, en face, les clients attendent plus d’attention de leurs marques », expose un conférencier devant un groupe curieux pour justifier le recours indispensable à ces agents. Au stand d’à côté, un de ses collègues décèle dans ses documents vidéoprojetés un argument allant dans le même sens dans ces métiers : « 41 % du temps serait perdu dans des tâches à faible valeur ajoutée et répétitives », assure-t-il. Partout, la même incantation se répète en boucle. Pour toujours plus d’automatisation. Et la promesse d’une illusoire libération.

MAJORIE CESSAC