Novembre 2025

 

NOUS POUVONS BÂTIR UNE IA SOUVERAINE DANS LE DOMAINE DE LA SANTÉ, ADAPTÉE À NOS VALEURS

 

GOEHRS Clément et MARTIN Guillaume

 

( Le Monde - Mercredi 1er octobre 2025 )

 

TRIBUNE – Les dirigeants de la medtech Synapse Medicine mettent en garde contre le risque de dépendance à l’égard de technologies étrangères, en particulier pour les dépenses

 

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’intelligence artificielle (IA) n’est plus une promesse lointaine dans le domaine de la santé. Selon l’American Medical Association, deux médecins sur trois aux États-Unis utilisent déjà des outils d’IA dans leur pratique quotidienne. Les usages observés en France montrent une tendance similaire. Chaque mois, des dizaines d’études montrent que des outils comme ChatGPT peuvent faire gagner du temps médical, réduire les erreurs et même améliorer la qualité des soins.

 

      

Dans de nombreux hôpitaux et cabinets, ces IA sont déjà utilisées pour rédiger des courriers, résumer des dossiers ou suggérer des prescriptions. Demain, elles feront bien plus encore. Dans son rapport « Charges et produits 2026 », l’Assurance maladie fixe l’objectif que, à l’horizon 2030, tous les prescripteurs utilisent des outils numériques de dernière génération, intégrant des algorithmes d’IA, pour améliorer la pertinence des soins.

 

      

Face à cette révolution, il serait naïf de croire que la France peut rester spectatrice. La réalité est implacable : les solutions les plus avancées viennent aujourd’hui des États-Unis. Comme pour les réseaux sociaux ou le cloud, nous risquons de dépendre totalement de technologies étrangères. Mais, lorsqu’il s’agit de santé, l’enjeu dépasse la souveraineté numérique : c’est l’équilibre même de notre système de financement qui pourrait être en jeu.

 

      

Car, si les médecins s’appuient demain massivement sur de l’IA américaine ou chinoise pour orienter leurs diagnostics, choisir un traitement ou décider d’un parcours de soins, cet outil aura un impact direct sur nos dépenses collectives. Nous passerions d’un système au sein duquel l’équilibre financier repose sur la formation et les choix de milliers de praticiens à un système dans lequel une technologie pourrait orienter massivement les prescriptions, et donc les dépenses. Cet effet pourrait, selon la manière dont l’IA est conçue, améliorer la pertinence des soins et contenir certaines dépenses… ou, au contraire, alourdir brutalement la facture de l’Assurance maladie.

 

      

Ce risque n’a rien d’hypothétique. On sait déjà que les paramètres d’un algorithme peuvent, sans raison médico-économique valable, orienter vers des examens plus coûteux. Demain, rien n’empêchera un laboratoire pharmaceutique de financer un modèle pour mettre en avant ses propres molécules. Imaginer un président américain demandant que son IA recommande  d’abord les médicaments made in America n’a rien d’absurde.

 

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one grise déjà réelle

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ransposé en France, cela représente des milliards d’euros supplémentaires pour l’Assurance maladie – et donc, in fine, pour les contribuables et les patients. Sans aller jusqu’à ces scénarios extrêmes, il faut rappeler que les recommandations médicales varient d’un pays à l’autre. Certes, les IA peuvent être adaptées à un contexte national, mais cette adaptation reste imparfaite et rarement contrôlée, un constat souligné par des chercheurs dans une tribune publiée dans Le Monde daté du 10 septembre.

 

      

L’essor de ces technologies repose sur une zone grise déjà bien réelle. Aujourd’hui, de nombreux médecins utilisent ChatGPT, un outil d’IA généraliste, comme aide à la décision. Or, ces outils généralistes échappent au règlement européen encadrant les dispositifs médicaux numériques, leurs éditeurs affirmant qu’ils ne sont pas destinés à cet usage. Pourtant, en Europe, tout logiciel médical d’aide à la décision doit obtenir un marquage CE, prouver sa sécurité et son efficacité clinique, et être soumis à une surveillance. D’où le paradoxe : plus une IA est puissante, plus elle est utilisée, plus elle échappe aux obligations spécifiques de son secteur. Sans clarification, c’est la cohérence de l’écosystème numérique et la soutenabilité de notre système de santé qui pourrait être menacées.

 

      

Pour autant, il ne s’agit pas de freiner l’innovation. L’IA appliquée à la santé peut générer des gains d’efficience considérables, améliorer la pertinence des prescriptions et renforcer la sécurité des soins. Mais, pour que ces promesses se concrétisent, elle doit être évaluée et intégrée dans un cadre clair. La France dispose des institutions pour le faire : la Haute Autorité de santé peut évaluer le service rendu de ces technologies comme elle le fait déjà pour les médicaments. L’Assurance maladie peut financer les solutions dont le bénéfice, notamment médico-économique, est prouvé, au juste prix pour la collectivité.

 

      

Nous avons donc un choix à faire. Si nous restons passifs, nous importerons des solutions conçues ailleurs, avec leurs biais et leurs logiques économiques. Si nous agissons, nous pouvons bâtir une IA souveraine dans le domaine de la santé, adaptée à nos valeurs et à notre modèle de financement.

      

Àl’heure où nos responsables politiques mettent tout en œuvre pour redresser les comptes de la Sécurité sociale, il est tout aussi vital que nous gardions la maîtrise de ces technologies. Cela suppose une stratégie européenne de souveraineté numérique, mais aussi d’utiliser dès aujourd’hui des outils conçus et évalués en France. Choisir le « made in France » en matière d’IA médicale, c’est non seulement faire émerger une industrie nationale stratégique, mais aussi contribuer à la pérennité de notre modèle social solidaire.

 

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octeur Clément Goehrs, cofondateur et CEO de la medtech Synapse Medecine, et docteur Guillaume Martin, responsable des affaires médicales de Synapse Medicine.