Aout 2020

 

FAIRE PARLER LES CHARBONS DE BOIS ISSUS DE L’INCENDIE DE NOTRE-DAME

 

Damien DELDICQUE et Jean-Noël ROUZAUD, Géosciences, ENS-Paris

 

Pour contact : rouzaud.jn@gmail.com.

 

 

Lorsque la cathédrale Notre-Dame de Paris a brûlé, le 15 avril 2019, la charpente en chêne d’origine (XIIIe siècle) a été presque entièrement détruite par les flammes. L’estimation des températures qui régnaient dans le bâtiment au plus fort de l’incendie est immédiatement apparue comme une question essentielle pour l'enquête judiciaire comme pour la maîtrise d'œuvre du chantier de reconstruction. Il était donc primordial d’estimer de manière scientifique les températures maximales atteintes lors de l’incendie et les confronter à celles (sans base scientifique) données par certains media. Les connaître, permettrait en effet de savoir si le plomb des toits avait été vaporisé ou non et d’évaluer les altérations thermomécaniques des pierres en calcaire de l’édifice. Le défi était de déterminer ces températures sur les restes d’un incendie éteint. Nous (Damien DELDICQUE et Jean-Noël ROUZAUD) avons donc fait parler les charbons de bois collectés sur place après l’incendie.

Ouverture dans la croisée du transept de Notre-Dame de Paris laissant apparaitre des poutres carbonisées

Ouverture dans la croisée du transept de Notre-Dame de Paris laissant apparaitre des poutres carbonisées : ce seront les « thermocouples fossiles » de notre paléothermométrie Raman.

 

Principe de la paléothermométrie Raman

Soumis à un traitement thermique croissant entre 400 et 1300°C, sous l’effet d’un feu ou dans un four de laboratoire, un précurseur organique (bois, os, etc.) donne des résidus solides : les carbonisats. Ils sont formés de feuillets d’hexagones d’atomes de carbone dont la taille augmente (de 0.5 à quelques nanomètres) de façon irréversible avec la température. Ces feuillets de carbone peuvent diffuser la lumière comme le font, par exemple, des poussières autour d’une source lumineuse. L’intensité de cette diffusion augmente avec le nombre et la taille des feuillets. Dans le cas de la microspectrométrie Raman, la source lumineuse est un laser et l’intensité de la bande de diffusion D augmente de façon monotone et irréversible avec la température. Nous avons ainsi pu proposer en 2016 un « thermomètre Raman » capable d’indiquer la température maximale atteinte et ce avec une précision de +/- 20°C à 1000°C. La croissance des feuillets étant irréversible, on peut donc mesurer des températures sur des foyers éteints, d’où le terme de paléothermomètre Raman.  Via leurs spectres Raman, les charbons de bois sont alors de véritables « thermocouples fossiles ». Après une validation avec des charbons de bois expérimentaux élaborés à des températures connues, ce paléothermomètre a été testé avec succès sur des charbons de bois de pin provenant de foyers au sein de grottes préhistoriques paléolithiques de Chauvet et de Bruniquel (publications dans Carbon et dans Nature en 2016).

Transformer les charbons de bois de Notre Dame en « thermomètres fossiles »

Nous avons eu l’idée d’appliquer notre paléothermomètre Raman aux charbons de bois provenant de poutres de chêne incendiées de la charpente de Notre-Dame. A l’invitation de Pascal PRUNET, Architecte en Chef des Monuments Historiques, nous avons prélevé sur place des échantillons de charbons de bois quelques semaines après l’extinction de l’incendie. Nous avons alors ressenti une grande émotion face à la destruction d’un chef d’œuvre de l’Humanité et une excitation scientifique de pouvoir peut-être « apporter notre pierre » à la compréhension de cet incendie et à la reconstruction de la cathédrale. Pour plus de pertinence, une nouvelle calibration a été effectuée en chauffant dans un four de laboratoire des morceaux de poutre de chêne restés intacts. Nous avons ensuite construit, à partir de carbonisats expérimentaux, une courbe d’étalonnage spécifique aux charbons de bois de Notre Dame où l’intensité de la diffusion de la bande D est donnée en fonction de la température de carbonisation. Le report sur cette courbe des intensités Raman mesurées sur les charbons de bois collectés permet de déterminer les températures atteintes par la charpente de chêne au cours de l’incendie.

La publication, le 5 juin 2020, des résultats dans les Comptes Rendus Géosciences de l’Académie des Sciences* donne les premières mesures scientifiques des températures de carbonisation auxquelles a été soumise la charpente de Notre Dame lors de l’incendie. A partir des charbons de bois prélevés à différents endroits stratégiques du monument, nous avons pu estimer les températures atteintes. Les plus élevées (jusqu'à plus de 1200°C) ont été trouvées dans la croisée. La température maximale détectée à ce jour à  cet endroit est 1212 +/- 79°C. Les températures sont supérieures à 900°C dans la nef et le transept. Ces mesures scientifiques sont cohérentes avec les températures maximales (1000-1100°C) mesurées in situ au cours de feux de forêt. Ces températures infirment donc complètement certaines « élucubrations » qui imputaient à l’incendie des températures pouvant aller jusqu’à 2000°C.

Les températures maximales, mesurées grâce aux charbons de bois de Notre-Dame, sont toutes très inférieures à la température de vaporisation du plomb (1749°C) : il n’y a donc pas eu émission de vapeur de plomb stricto sensu. En revanche, le plomb a une température de fusion de 330°C. Il a fondu et a même coulé sur les murs de la cathédrale avant de se resolidifier. Il faut cependant bien préciser que l’absence de vaporisation du plomb n’exclue absolument pas que de petites particules de plomb, nanométriques à micrométriques, aient pu polluer l’environnement sous forme d’aérosols. L’examen, par des équipes spécialisées, de ces «particules fines» (analyses élémentaires, minéralogiques, isotopiques) devraient assurément permettre de savoir si elles viennent, ou non, de la toiture et si elles sont responsables, au moins en partie, des pollutions au plomb observées dans le quartier.

En revanche, les températures mesurées (souvent de de 900 à 1200°C) confortent une transformation du calcaire (CaCO3) en chaux (CaO), laquelle se produit vers 900°C. Il est donc plus que probable qu’une transformation au moins partielle des blocs de calcaire de la cathédrale ait eu lieu. Certaines pierres ont été brûlées, au moins en surface. Même si la calcination est superficielle, elle peut suffire à fragiliser les joints entre blocs. Elle est donc potentiellement responsable d'une dégradation thermomécanique de la résistance mécanique de l’édifice. Là encore, il existe des équipes de scientifiques qui ont toutes les compétences pour établir un diagnostic fiable indispensable pour la reconstruction.

Ces premières données scientifiques de températures atteintes par la charpente de chêne lors de l’incendie de Notre Dame le 15 avril 2019 ont été utilisées début juillet 2020 par les architectures en charge des bâtiments de France chargés de la reconstruction de Notre Dame. Cette méthode unique sera aussi vraisemblablement utile pour évaluer les dégâts de l’incendie partiel de la Cathédrale de Nantes le 18 juillet 2020.

Ces travaux et ces résultats originaux montrent, si besoin en était, l’absolue nécessité d’une recherche publique dédiée à l’acquisition, dans la durée, de Science de base indispensable pour établir des expertises indépendantes. Cela implique des financements récurrents pour des recherches sans qu’elles soient focalisées sur des retombées économiques immédiates. La transformation du système de recherche français, mise en œuvre depuis 20 ans, est au contraire basée sur des appels à projets thématiquement et temporellement ponctuels. Des financements comme le crédit impôt-recherche (qui est en fait une niche fiscale) canalisent l’argent public sur des intérêts privés au détriment d’expertises indépendantes de tout groupe de pression et qui devraient donc être dévolues aux organismes publics de recherche.



Damien Deldicque et Jean-Noël Rouzaud se sont rendus sur place pour effectuer des prélèvements de charbons de bois de Notre-Dame

Damien Deldicque (à g.) et Jean-Noël Rouzaud (à d.) lors des prélèvements
de charbons de bois de Notre-Dame.

 

 

Damien Deldicque est assistant-ingénieur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS de Paris). Il est responsable de la plateforme analytique du laboratoire de géologie de l’ENS-PSL. C’est un expert dans des couplages extrêmement originaux de techniques d'analyse (microscopies électroniques MET et MEB et de microspectrométrie Raman) d'objets naturels ou anthropiques multiphasés.

Jean-Noël Rouzaud est directeur de recherche CNRS de classe exceptionnelle, retraité depuis 2016. Il a été lauréat de l’Académie des Sciences en 2014. Depuis 40 ans, c’est un spécialiste de la carbonisation, de la graphitisation et des carbones naturels et anthropiques.

 

 

* Temperatures reached by the roof structure of Notre-Dame de Paris in the fire of April 15th 2019 determined by Raman paleothermometry.Damien Deldicque & Jean-Noël Rouzaud, Comptes Rendus. Géoscience, Tome 352 (2020) no. 1, pp. 7-18.