Mai 2022
OUI, LE PORC
EST L’AVENIR DE L’HOMME !
Héloïse
RAMBERT, Envoyée en Allemagne du Magazine Le Point, du 20 Janvier 2022
Révolution. L’implantation d’un cœur porcin sur
un être humain, à Baltimore, a fait faire un bond de géant à la greffe
d’organes. Le Point est rentré dans les coulisses de cet exploit.
Münich, d’où nous venons, c’est qu’à une
vingtaine de minutes de route de là, mais la ville n’est déjà plus qu’un
souvenir. Á perte de vue, des pâturages. Rien ne distingue à priori cette
porcherie dirigée par Barbara Kessler des autres fermes bavaroises qui bordent
les tranquilles routes de campagne. L’accueil est surprenant. « On vous
a prévenue ? Il vous faut laver des pieds à la tête avant d’aller voir les
cochons. Après des années à travailler ici, j’ai opté pour une coupe
pratique ! » plaisante la vétérinaire en ébouriffant ses cheveux
poivre et sel très court. S’il faut se désinfecter les mains et les pieds,
prendre une douche, passer des sous-vêtements jetables et des vêtements
propres, ce n’est pas tant que les cochons raffolent de l’odeur du savon. D’ailleurs,
les employés ont beau passer les boxes des 350 animaux au Kärcher, les effluves
porcins nous prennent à la gorge dès l’entrée. Ici, pas question de contaminer
les porcs avec des bactéries ou des virus venus de l’extérieur. Les visiteurs
doivent observer une hygiène irréprochable pour réduire le risque au maximum.
Il faut dire qu’ils ne sont pas banals, ces cochons : 20 % d’entre
eux sont dédiés à la recherche sur la xénotransplantation – la greffe sur un
individu d’organes prélevés sur un autre appartenant à une espèce différente –
et sont génétiquement modifiés. La ferme, attenant à un laboratoire de
manipulation génétique, fait partie intégrante du Center for Innovative Medical Models (ou CiMM) de l’université Louis-et-Maximilien de Munich, l’unique
centre en Europe qui élève des porcs dans ce but-là. « Vous voyez
celle-ci ? Nous interpèle Barbara Kessler,
tout en s’élançant par-dessus la barrière pour rejoindre quelques cochons qui
s’ébrouent joyeusement dans un enclos. « Elle a reçu les mêmes
modifications génétiques que le cochon qui a donné le cœur à David Bennett, le
7 janvier », indique la vétérinaire en tapotant la petite femelle âgée
de 5 mois.
« Il ne voulait tout simplement pas mourir. » Bartley Griffith,
|
La récente notoriété de David Bennett, 57 ans, dépasse
largement le petit cercle des spécialistes de la greffe. Le selfie pris sur son
lit d’hôpital du centre médical de l’université du Maryland, à Baltimore
(États-Unis), avec Bartley Griffith, son chirurgien,
a fait le tour du monde, et pour cause : il est le premier homme à avoir
reçu une greffe de porc porcin. Atteint d’une insuffisance cardiaque en phase
terminale, il était inéligible au don d’organes humains, et toutes les
solutions thérapeutiques étaient épuisées. « Il ne voulait tout
simplement pas mourir, a affirmé Bartley Griffith
dans une vidéo mise en ligne le 13 janvier par l’université de Maryland. Avant
qu’on l’opère, il m’a dit que, même s’il mourait, nous apprendrions peut-être
quelque chose qui nous permettrait d’aider d’autres malades. ». Bennett
a été doublement exaucé ; il a survécu et l’expérimentation à laquelle il
s’est prêté pourrait révolutionner la transplantation et changer la vie des
patients en attente d’un organe. Ce 7 janvier 2022, le professeur Raphaël
Meier, chirurgien spécialiste de la greffe rénale dans le même centre que le Dr
Griffith, n’est pas près de l’oublier. Il a assisté, heure par heure, à la
glorieuse intervention de ses collègues. « Ça a été un moment
historique ! » s’enthousiasme-t-il. La prouesse a eu lieu quatre
jours plus tôt, mais il n’est pas redescendu de son petit nuage. Il est à peine
plus de 6 heures du matin sur la côte est des États-Unis, mais sa voix, à
l’autre bout du fil, est claire et enjouée. « Il y avait beaucoup plus
de monde dans le bloc opératoire qu’à l’accoutumée, raconte-t-il. Des
personnes non averties auraient pu croire qu’il s’agissait d’une greffe banale.
Pour ceux qui, comme moi, connaissent bien le domaine de la xénogreffe et
comprenaient tout ce qu’il se tramait, ce fut incroyable. Je n’ai jamais eu de
doute sur le fait qu’on y arriverait un jour. »
L’aventure de la
xénogreffe est pourtant
parsemée d’échecs. L’idée n’est pas nouvelle : les toutes premières
greffes de l’histoire de la médecine impliquaient des animaux. En 1906, déjà,
un Lyonnais, Mathieu Jaboulay, avait tenté de
transplanter un rein de porc sur une femme et de chèvre sur une autre. Dans ces
deux cas, le rejet fut immédiat. En 1984, peu après la découverte des
immunosuppresseurs qui révolutionnent la greffe, Stéphane Fae
Bauclair, une petite Américaine de quelques semaines,
née avec une malformation cardiaque, reçoit un cœur de babouin. Nouveau revers.
L’enfant ne survit qu’une vingtaine de jours à l’opération. Á la même époque,
d’autres tentatives du même type menées aux États-Unis
tournent court. Les scientifiques ont compris que les immunosuppresseurs
seuls ne suffiraient jamais à faire tolérer un organe animal au corps humain.
Il fallait aller plus loin et modifier génétiquement les greffons animaux
pour minimiser le risque de rejet », explique Léo Bühler, professeur de chirurgie à la tête d’un groupe de
recherche sur la xénotransplantation à l’université de Fribourg (Suisse) et
membre de la Société internationale de xénotransplantation. Deuxième prise de
conscience des spécialistes : avec le singe, ils n’ont pas misé sur le bon
cheval. « On a compris qu’il fallait se tourner vers le porc, plus
facile à modifier génétiquement que les primates, et aux organes comparables
aux nôtres », ajoute le chirurgien.
« Je n’ai jamais eu de doute |
La découverte, en
2012, des ciseaux génétiques (Crisp-Cas9) par les microbiologistes
Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, qui ont reçu le prix Nobel de chimie
en 2010, donne un très grand coup d’accélérateur. « Des manipulations
génétiques multiples ont pu être réalisées sur les cellules porcines »,
explique le Pr Bühler. Avec Crisp-Cas9, les
chercheurs sont capables d’effectuer un travail d’orfèvre sur l’ADN. Ils
peuvent inactiver les gènes porcins responsables d’un rejet immédiat du griffon
et même ajouter des gènes qui « humanisent » le tissu animal.
Le rein donne le la. Dans un contexte d’émulation
scientifique internationale, les réussites s’enchaînent. Sur l’animal, d’abord.
En 2018, Barbara Kessler, vétérinaire allemande, et son équipe publient des
travaux cruciaux dans la revue scientifique Nature. « Nous sommes les
premiers à avoir greffé avec succès un cœur de porc génétiquement modifié sur
un babouin. Le greffon est resté en place six mois sans montrer de signes de
rejet.si l’expérimentation a pris fin au terme de ce délai, c’est uniquement
pour des raisons éthiques », précise-t-elle non sans une once de
fierté
Tout
semblait prêt pour passer à l’homme. « Quelqu’un devrait se jeter à
l’eau ! » lance Robert Montgomery, chirurgien à l’hôpital NYU Langone de Brooklyn, à New-York, l’un des spécialistes
mondiaux de la greffe rénale. Ce sera lui. Le 25 septembre 2021, il est le
premier à greffer un rein de cochon génétiquement modifié à un être humain. Le
receveur sélectionné pour l’expérience était une femme en état de mort
cérébrale et maintenue en vie artificiellement. Elle n’a pas reçu la greffe à
proprement parler : le rein est resté à l’extérieur de son organisme, sous
l’œil des chirurgiens. À peine relié à la patiente par ses vaisseaux sanguins,
il s’est mis à fonctionner parfaitement pendant cinquante-quatre heures, avant
que le respirateur qui maintenait la patiente en vie soit débranché, là encore
pour des raisons éthiques. Bien que brève, l’expérience s’est révélé déterminante. « Le rein porc inutilisé sur
cette patiente a été développé par la même société de biotechnologie (Revivicor, NDLR) que celle qui a travaillé sur le cœur
implanté à David Bennett. Notre réussite, ajoutée aux données solides obtenues
chez le primate, a fini de convaincre la FDA [Food and Drug Administration,
agence fédérale américaine chargée notamment de la pharmacovigilance, NDLR] de
tenter une véritable greffe, poursuit le chirurgien new-yorkais. Je suis
simplement surpris qu’elle ait choisi de donner son premier accord à une
transplantation cardiaque. Greffer un cœur, c’est vraiment une opération “sans
filet” ! Un échec est synonyme de mort du patient. C’est vraiment génial
que ce soit réussi. Maintenant, nous avons tous les yeux rivés sur
Baltimore... » Robert Montgomery serait-il jaloux ? « Nous
entretenons des liens amicaux, bien sûr, mais nous sommes… Je cherche un mot
entre collaborateur et compétiteur », dit-il.
« Les ciseaux génétiques de la xénotransplantation |
Tous retiennent leur souffle et surtout des sociétés
de biotechnologie lancées dans la fabrication du « cochon sur
mesure ». « Les porcs sont de plus en plus génétiquement modifiés
pour être toujours plus sûrs du point de vue infectieux et davantage
compatibles avec les tissus humains », indique le Pr Leo Bühle. Pour l’instant, la start-up sino-américaine eGenesis remporte la palme avec un modèle de cochon porteur
de 13 modifications génétiques qui lui permettent de l’estampiller : « garanti
sans Perv ». Pour le label « garanti
sans OGM », c’était évidemment raté. Dans le génome du porc se trouvent en
effet des rétrovirus endogènes porcins (Perv),
potentiellement transmissibles à l’homme. eGenesis
est parvenue à supprimer ces Perv de l’ADN de leurs
animaux. Une course à la manipulation à laquelle Barbara Kessler refuse de
participer : « Notre objectif, c’est de développer un modèle de
porc qui soit approuvé par un usage thérapeutique. En multipliant les modifications,
il devient difficile d’établir un lien solide entre un effet biologique et
l’une de ces modifications. Se contenter d’un nombre de manipulations moindre,
mais d’expression stable, est plus raisonnable », explique la
vétérinaire allemande.
Pour autant, l’équipe de Munich ne renonce pas à
obtenir le cochon le plus « sûr » possible. Un petit porcelet au
poil foncé est anesthésié sur une table du bloc opératoire de la ferme.
Penché au-dessus de l’animal, le vétérinaire Andreas Lange lui fait passer un électrocardiogramme.
Cette espèce de petit cochon noir – originaire des îles Auckland, ou Auckland
Island pig – représentent un espoir précieux pour
les spécialistes de la transplantation cardiaque. Introduite sur les îles
Auckland, archipel néo-zélandais inhabité, en 1807, elle a proliféré de manière
incontrôlée. En 1999, 17 porcs – dont plusieurs truies enceintes – ont été
sauvés de l’éradication par le ministère de la Conservation du patrimoine
local. « Comme ils sont restés en quarantaine pendant deux siècles, ils
ne sont pas porteurs du Perv de type C, considéré
comme le plus dangereux, dans leur génome, explique le Dr Andreas Lange. Par
ailleurs, ils présentent une taille idéale et ne grandissent pas trop vite,
contrairement aux cochons d’élevage. » Le laboratoire munichois a donc
importé des lignées cellulaires mâles et femelles de ces cochons des îles très
spéciaux afin de constituer sa propre population par clonage. « Nous
étudions leur cœur, ses éventuelles anomalies, pour avoir s’ils seraient de bons
candidats à la greffe, continue le vétérinaire en scrutant son écran de
contrôle. Pour l’instant, ça se présente bien ! »
« Le
génie sorti de la lampe ».
La route vers la généralisation de la xénogreffe est
encore longue. « Plusieurs
équipes préparent des essais cliniques encadrés pour des greffes de cœur et de
rein. Le génie est sorti de la lampe ; avec mon équipe, nous nous
dirigeons vers un essai de xénogreffes rénales sur quelques patient », indique
le Pr Robert Montgomery. Malgré le potentiel de la discipline, le chirurgien se
veut résolument réaliste. « Avec une greffe de rein fonctionnelle, les
chances de survie à un an sont de 97 %. La barre est vraiment haute !
Il est difficile de penser qu’on obtiendra de tels résultats avec des greffons
d’origine animale. Et il y a encore tellement d’inconnues. »
Au CiMM, alors que le petit
porcelet revient à lui, un autre passage par la douche s’impose si les cochons
n’ont que faire de l’odeur du savon, nos congénères dans l’avion, eux,
l’apprécieront ■