MONSIEUR JEAN ET LES MORTS INVISIBLES

Baptiste de CAZENOVE

Article paru dans Le Monde, Horizons , du 21 Avril 2021

 

Chaque année, en France, des personnes, souvent âgées, meurent chez elles dans la solitude. Comme ce Parisien de
74 ans, découvert en 2018 dans son appartement, où il gisait depuis deux semaines, et dont les secrets refont surface

 

C

’est un escalier à l’ancienne, interminable et raide. Les marches s’arrêtent au sixième étage, celui des chambres de bonne, avec vue sur les toits du 9e arrondissement de Paris. La première fois que nous nous y sommes rendus, en novembre 2018, il y avait trois roses fanées devant l’une des portes. Un hommage anonyme au locataire, décédé ici même un mois et demi plus tôt. C’est une voisine qui avait donné l’alerte, un jour d’octobre. Comme il ne payait plus ses charges, elle était montée aux nouvelles, à la demande du syndic. En gravissant les marches, l’odeur l’avait saisi à la gorge. A l’arrivée de la police, le corps reposait dans ce minuscule taudis rempli d’immondices. La mort remontait à deux semaines. Le locataire s’appelait J. P., c’était écrit sur la petite plaque de cuivre, le long de la porte. Il avait 74 ans.

Pareille histoire n’a rien d’exceptionnel. Au cours de ce même mois d’octobre 2018, au moins deux autres personnes furent retrouvées dans leur logement longtemps après leur décès : une femme de 65 ans à Montpellier, un homme de 70 ans dans le Pas-de-Calais, à Boulogne-sur-Mer. Dans les douze mois suivants, la presse régionale a recensé au moins 23 décès semblables. Des « drames de la solitude », selon l’expression consacrée.

Même si l’ampleur du phénomène est difficile à évaluer, il risque de s’amplifier avec le vieillissement de la population. Selon une étude menée en 2017 par l’Association des Petits Frères des pauvres, plus de 300 000 personnes sont déjà frappées de « mort sociale » en France. Cet isolement extrême touche les plus de 60 ans en situation de précarité. Souvent  incapables de sortir de chez elles, ces personnes n’ont quasiment aucune relation extérieure, autre que « commerciale ». La crise sanitaire n’a rien arrangé : 720 000 personnes âgées n’ont eu aucun contact durant le premier confinement, selon un rapport de l’association publié en juin 2020 ; beaucoup risquent de sombrer tôt ou tard dans l’oubli, comme Jean P., l’homme du sixième.

Début 2020, nous retournons sur place. Les trois roses ont disparu. Un homme affable, la quarantaine, ouvre la porte. Michaël Nabat, un ancien voisin de palier, acquéreur de cette chambre repeinte en blanc et transformée en atelier d’horlogerie. « Voilà, il vivait ici, je laisse la plaque avec son nom, en sa mémoire, mais ce n’était pas dans cet état. C’était terrible. » L’endroit était rempli d’immondices et de détritus entassés depuis des années.

 

« ON S’EN EST TOUS VOULU »

Les travailleurs connaissent bien le syndrome de Diogène. Ceux qui en souffrent accumulent par peur de manquer. « Leur domicile représente leurs souvenirs, leur lien, leur caverne », résume Armelle de Guibert, ancienne déléguée générale des Petits Frères des Pauvres. Dans le cas de J. P., les autres habitants de l’immeuble n’ont pas mesuré l’ampleur du drame qui se jouait là-haut, à huis clos. « On s’en est tous voulu », souffle M. Nabat.

J. P., ce retraité décrit comme discret et secret, sortait une fois par jour, rasé de près, coiffé de sa casquette, portant un veston. Après avoir déjeuné à la mairie – un service spécial pour les plus pauvres –, il regagnait son antre, haletant à chaque palier, deux bouteilles d’eau sous le bras et un plat de supermarché à la main. Le soir, il le disposait sur un réchaud, dans sa chambre sans eau ni électricité, sans toilettes ni téléphone. Et retrouvait ses seuls compagnons : des livres feuilletés à la lampe frontale, et des souris.

 

À L’ENTERREMENT,

SEULE UNE JEUNE

FEMME ÉTAIT

PRÉSENTE,

UNE INCONNUE,

BÉNÉVOLE AU SEIN

DU COLLECTIF

LES MORTS

DE LA RUE

 

« Personne n’a vu qu’il s’était dégradé », admet Liliane Belaisch. Cette femme d’une soixantaine d’années, élégante propriétaire du premier étage, avance une explication à cette cécité : « Avant, tout le monde se connaissait dans l’immeuble, il n’y avait presque que des juifs. Mais ils sont tous partis. Les locataires changent sans cesse, on se dit seulement “bonjour”. » Au sixième, l’une des chambres est en location sur Airbnb, une autre est occupée par des employés du restaurant chinois situé au rez-de-chaussée de l’immeuble. C’est ainsi à Paris : lorsque la sociologie d’un quartier change, comme ce coin autrefois populaire proche des Grands Boulevards, ce sont autant de liens qui se rompent, et qu’il est difficile de renouer, surtout pour les plus âgés.

« Le seul qui pourra vous dire quelque chose à propos de Jean, reprend Mme Belaisch, c’est Guy, il a travaillé avec lui aux Ailes, un restaurant casher. Vous le reconnaîtrez, c’est un traiteur tunisien, en bas, à l’angle. » La porte s’ouvre sur une « cantine » familiale baignée de chaleur épicée. Guy Bokobza nous accueille, casquette siglée « NYC » et lunettes rondes. « M. Jean, il est mort ? Aïe, aïe, aïe, mais qu’est-ce que vous me dites là ? Vous me faites froid dans le dos ! J’ai pourtant demandé dix fois à l’épicier en face de chez lui. » Le restaurateur s’assied, et plonge dans ses souvenirs. D’après lui, M. Jean était un ancien militaire, passé, paraît-il, par les « colonies ». Il venait parfois ici et s’installait cinq minutes. » A priori, son seul ami était le propriétaire de sa chambre, qu’il voyait tous les deux mois. « Mais sa maison, sa famille, c’était nous, l’équipe du restaurant », insiste
M. Bakobza. M. Jean y a travaillé trente-cinq ans, à deux pas de chez lui. « Deux filles ? Vous dites qu’il avait deux filles ? Comment ? Non, il n’en a jamais parlé ! Voilà plus d’un an qu’il est mort mais la nouvelle commence à se répandre.

Son ancien employeur au restaurant, Guy Cohen, désormais gérant d’un salon de thé dans le 17e arrondissement, n’est pas surpris de nous voir. « Jean ne venait ici que tous les trois ou six mois, alors je ne me suis pas inquiété. » Il garde de lui l’image d’un « sosie de Michel Serrault » et se souvient du temps où il codirigeait la cuisine, avec sa rigueur toute militaire. Tout a changé après son AVC, en 2001. « Mais j’ai continué à lui verser son salaire, précise M. Cohen, sinon il serait devenu clochard tant il était bordélique avec les papiers. Puis il m’a supplié de retravailler, sans quoi il mourrait, disait-il. Peu à peu, son élocution et sa mobilité se sont améliorées. Le travail l’a guéri. » Jusqu’au dépôt de bilan du restaurant, et à sa retraite forcée.

 

L’EFFACEMENT PROGRESSIF DU MONDE

Débute alors le déclin. Dépossédé de sa raison de vivre, son travail, et de ses liens, ses collègues, J. P. s’efface peu à peu du monde visible. Son « triangle des Bermudes » ? Sa chambre, le supermarché et le square où il s’évade dans les romans. Les années passent et, lorsqu’il se rend chez son médecin pour surveiller son cœur, le praticien l’accueille fenêtres ouvertes, tant son hygiène se détériore. « Je dois être le dernier à l’avoir vu », note Gilles Ohana, un autre ancien des Ailes, reconverti dans la plomberie. « Jean passait devant mon local lorsqu’il allait retirer de l’argent. On se saluait, de loin. Mais un matin il s’est appuyé ici, sur ce comptoir. Il était livide. Il n’avait pas mangé depuis trois jours, sa carte bancaire était bloquée après avoir rentré trois codes erronés. » A cet âge, constate Armelle de Guibert, la moindre rupture de la normalité, banale, comme une panne d’ascenseur, ou fondamentale, comme le décès du conjoint qui s’occupait du ravitaillement et des liens du voisinage, peut conduire au drame : des retraités se laissent mourir de faim. J. P., a été évacué aux urgences.

A sa sortie de l’hôpital, le vieil homme vit sur le fil, incapable d’être autonome. « Qu’on le laisse sortir de l’hôpital pour aller dans une chambre de bonne au sixième étage et non dans un hospice, c’est inhumain », s’insurge Guy Bokobza. Jean P. regorgeait d’humanité, pourtant, selon lui. « Un jour, l’un de nos anciens collègues, lui aussi sans famille, sans amis, s’est effondré en plein service. Il est mort peu de temps après. Parmi les 28 employés du restaurant, M. Jean est le seul à être venu avec moi à l’enterrement. Nous avons suivi le corbillard jusqu’au cimetière de Thiais, au carré des indigents. »

Jean P. lui aussi, a été enterré dans ce cimetière du Val-de-Marne, le 24 décembre 2018. Une jeune femme était présente : Mélanie Ganeshan, 27 ans. Une inconnue, sans lien de parenté ou d’amitié avec lui. Bénévole au sein du collectif Les Morts de la rue, elle participait à son premier accompagnement : quatre morts, isolés et sans famille, dont Jean P. C’était la veille de Noël, il pleuvait, personne ne parlait dans le corbillard. Il a tracé son chemin jusqu’à la division 48, ligne G, tombe n° 11, concession 372GT 2018. Mélanie a lu un poème et déposé des cyclamens roses sur la dalle.

Au jour le jour, seule l’entraide de proximité peut contribuer à limiter le fléau de la « mort sociale ». « Les familles ne sont plus à même de prendre soin des personnes âgées, plus nombreuses et isolées, constate Armelle de Guibert, mais il existe dans chaque quartier des réservoirs de fraternité. Chacun de nous doit devenir responsable des aînés de son immeuble. Nous sommes tous le remède. » Cet appel s’accompagne d’initiatives gouvernementales. En février, la ministre déléguée à l’autonomie, Brigitte Bourguignon, a installé le premier Comité stratégique de lutte contre l’isolement de personnes âgées, une « mission » jusque-là principalement dévolue aux associations. Mais le contexte actuel n’aide pas à détecter les personnes vivant recluses, ni à recenser les « drames de la solitude », plus invisibles que jamais. Depuis le début de la pandémie, la seule histoire rendue publique est celle d’une sexagénaire d’Agen découverte « momifiée », en décembre 2020, deux ans après sa mort.

 

UN ÉRUDIT EN RETRAIT DE LA SOCIÉTÉ

A la même époque, soit deux ans après l’enterrement de Jean P. à Thiais, un texto nous est parvenu par l’entremise du collectif Les Morts de la rue. Il était signé « Madame G. » : la petite-fille de M. Jean. » J’ai hâte d’entendre tout ce que vous aurez à me dire ! Toute sa famille habite en Indre-et-Loire (…). J’ai envie de monter à Paris pour visiter son quartier », écrit-elle. Trois jours après, Tiffany et son frère Jérémy arpentent les Grands Boulevards. « Je suis sur ses traces depuis des années, confie la jeune femme. Lorsque je suis tombée enceinte, j’avais besoin de le connaître. Sans résultats, jusqu’à ce qu’un ami, qui travaille dans l’administration et m’aidait dans mes recherches, m’annonce son décès. J’ai alors contacté le collectif Les Morts de la rue, qui avait publié l’annonce de sa mort sur sa page Facebook. »

Tiffany et Jérémy restent un moment assis sous les platanes où s’écoulaient les après-midis de solitude de leur grand-père. Ils esquissent son portrait grâce aux souvenirs épars transmis par leur grand-mère, celui d’un érudit, collectionneur de beaux ouvrages, mais vivant déjà en retrait de la société. Tiffany évoque une rare photo où on le voit à la plage, une caricature d’Obélix aux cheveux bruns, sur laquelle il pose avec ses deux filles. Mais l’homme était, paraît-il, un déserteur, de l’armée puis de sa famille : « Vers l’âge de 25 ans, il a tout quitté du jour au lendemain : sa femme, ses enfants, sa sœur. Sans donner de nouvelles. Sa sœur n’a même jamais déménagé. Elle voulait qu’il puisse la retrouver. Ses filles sont restées dans l’incompréhension, attendant le retour de leur père. Une fois adultes, elles aussi l’ont recherché… », confie Tiffany, encore interdite par le rejet de cette famille décrite comme « unie ». « L’administration m’a certifié qu’il ne s’était jamais remarié », ajoute-t-elle, perplexe.

M. Jean est parti avec ses secrets, sans doute aussi bien des non-dits. Tiffany et Jérémy marchent vers son immeuble. Les voici, essoufflés, face à la porte du sixième. « Alors toutes ces années, il était là, si proche de nous… », dit Jérémy en effleurant le « Jean P. » gravé dans le cuivre. ■

BAPTISTE DE CAZENOVE