Mai 2022
L’INCESTE
OU LA « CONSPIR(ATION) DES OREILLES BOUCHEES »
Solène CORDIER
Article paru
dans Le Monde du 18 Janvier 2022
Installée en mars 2021, la Ciivise CLIC a entamé depuis octobre un tour de France pour
rencontrer les victimes
RÉCIT
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Elle a attendu que la
réunion touche à sa fin. Manteau rose, masque rose, elle a d’abord écouté
attentivement, pendant près d’une heure et demie, les interventions de celles
et ceux réunis, mardi 11 janvier, dans le grand amphithéâtre de l’École
supérieure de journalisme de Lille à l’invitation de la Commission indépendante sur l’inceste et les
violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). « Qui veut prendre la
parole ? », interroge Édouard Durand, magistrat qui copréside
l’instance avec Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs
Bru et de sa structure d’accueil pour jeunes filles victimes d’inceste.
La
main de la dame en rose se lève. Mais, paniquée tout à coup, elle se tourne
vers sa fille, assise à ses côtés : « Je vais pas y
arriver… » Elle saisit pourtant le micro, et les mots sortent,
entrecoupés de silences. « Je suis
venue ici pour témoigner… Pour dire que quand on vit un viol quand on est
jeune… ça va avoir des répercussions pour toute la vie, alors la protection est
très importante. » Sa main tremble un peu, mais elle poursuit
vaillamment : « J’ai 54 ans, et
j’ai eu une amnésie traumatique pendant quarante-cinq ans. Je viens de
découvrir que… que j »ai été abusée par mon père de 3 à 10, 11 ans. Pour
vous dire quel enfer je vis depuis trois ans, je suis devenue agoraphobe, je ne
savais plus sortir de chez moi tellement j’avais peur. »
Un
sanglot, et belle conclut : « Donc
c’est une super victoire aujourd’hui et un symbole très grand, parce que je
viens d’assez loin. Et c’est la première fois que je fais un trajet pour venir
jusqu’ici… alors merci… Des applaudissements accompagnent ces dernières
paroles, tandis que mère et fille s’enlacent, en larmes.
Nantes,
Bordeaux, Avignon, Lille… Depuis qu’elle a entrepris, le 20 octobre 2021, de se
rendre à la rencontre des victimes d’inceste et de violences sexuelles une fois
par mois, la Ciivise est confrontée à ces récits douloureux, exposés sans fard
lors de ces réunions publiques. C’est à partir de ces témoignages, mais aussi
de ceux reçus par le biais de son site Internet et des lignes d’écoute – 08 00
10 08 11 depuis l’outre-mer –, que la commission, installée en mars 2021,
a pour mission d’élaborer des recommandations de politiques publiques
Même rituel
A chaque étape de ce tour
de France, qui s’arrêtera le 16
février à Paris, c’est le même rituel. Les deux coprésidents et le secrétaire
général, Benoît Legrand, accompagnés d’un représentant de la direction générale
de la cohésion sociale et parfois de la militante féministe Ernestine Ronai,
membre de la Ciivise, sont installés face au public. Derrière eux, les
coordonnées de la commission sont projetées sur un mur. Après une brève
introduction, le micro circule dans la salle pendant deux heures. Dans chaque
ville, plusieurs dizaines de personnes – dans l’immense majorité des femmes –
font le déplacement ; victimes ou proches des victimes, professionnels
concernés par le sujet, elles partagent leur vécu, exposent quelquefois des
pistes d’amélioration.
Pendant ces
réunions, chaque
participante dit
le gouffre dans
lequel elle se
retrouve plongée
depuis l’enfance
Les
participantes ont tous les âges, sont issues de tous les milieux sociaux.
Certaines viennent accompagnées, comme la dame en rose. Beaucoup sont seules.
Pendant ces quelques heures suspendues, chacune dit à sa façon le gouffre dans
lequel elle se retrouve plongée depuis l’enfance. Et leurs histoires
individuelles constituent, au fil des rencontres, non seulement un récit
collectif sur l’inceste mais aussi un rappel sans concession des manquements de
la société à leur égard. Manquements qui s’inscrivent dans ce que la militante
féministe Emmanuelle Piet, président du Collectif féministe contre le viol, qui
gère la ligne d’écoute de la Ciivise, désigne sous le terme de la « conspiration des oreilles
bouchées ». Elle commence par la famille, premier cercle à être confronté
aux révélations.
A
Lille, une jeune fille le dit très simplement. La vingtaine tout au plus, elle
est vêtue d’une robe couleur crème, avec des motifs marrons sur le buste, qui
rappelle la couleur de sa chevelure. Un ton monocorde. Se présentant comme « victime de violences sexuelles »
par un des frères à 8 ans, elle se souvient que ses parents l’ont appris. « Je ne sais plus comment », mais
en fait, rien ne s’est passé ». Quelques
années plus tard, à 14 ans, elle est une nouvelle fois violée, cette fois-ci
par un cousin. « Ça, mes parents ne
l’ont su qu’il y a trois mois, parce que je ne voyais pas bien l’intérêt de le
leur dire, vu qu’ils n’avaient rien fait par rapport à mon frère. »
Le
temps a passé, elle a quitté le domicile familial pour faire ses études et elle
s’étonne presque : « Je parle à
mon frère comme s’il ne s’était rien passé, tout le monde fait semblant. »
Pourtant, « aujourd’hui je suis
en colère contre mes parents », reconnaît-elle. « Ça s’est réveillé il y a trois, quatre mois,
avant je ne voyais pas la gravité de tout ça », malgré « des angoisses » et « un état dépressif. »
A
Nantes, une autre femme l’avait formulé un peu différemment : « Il faut remettre les choses dans
l’ordre. » La question taraude aussi une femme d’un certain âge, aux
cheveux gris coupés courts, assise dans les premiers rangs à l’université d’Avignon,
où la commission a fait une halte, le 14 décembre. « Que pouvez-vous dire de la famille ? »
interroge-t-elle en prenant la parole la première. Veste sombre, voix forte,
elle poursuit avec des propos qui provoquent dans la salle des murmures de
désapprobation : « Être violée,
ce n’est pas grave, mais le déni de la famille… »
Sacrifice de la victime
Elle voudrait comprendre.
Violée par « le mari de [sa]
mère », entre ses 6 et 18 ans, elle s’est confiée l’année suivante à
sa grand-mère qui l’avait élevée. Sans effet. « Après je suis allée en psychiatrie, j’ai fait deux tentatives de
suicide, je l’ai dit à 22 ans à mon frère, et je l’ai appris le 4 août de cette
année qu’il avait dit à l’époque à ma mère », égrène-t-elle. « Et ma mère, ma grand-mère m’ont dit
que j’étais menteuse, folle, que je voulais me faire remarquer. » Sa
voix se brise, l’émotion l’envahit. Et on ressent très fort à quel point la
non-assistance reçue par la jeune fille qu’elle fut continue de tourmenter, des
décennies plus tard, l’adulte qu’elle est devenue.
Un
rang plus loin, le psychiatre Olivier Fossard, chef du service psychiatrique de
l’hôpital de Montfavet d’Avignon qu’ont visité un peu plus tôt dans la journée
les membres de la Ciivise, esquisse une réponse. « C’est compliqué pour les familles, c’est une alternative entre
dénoncer et faire éclater la famille. » L’anthropologue Dorothée
Dussy, qui s’est intéressée dans sa thèse aux rapports de domination à l’œuvre
dans l’inceste, explore cette réalité dans son ouvrage Anthropologie de l’inceste (réédité en 2021 chez Pocket) : la
plupart du temps, les autres membres de la famille choisissent de faire corps
autour de l’agresseur. Ce sacrifice de la victime par ses proches rend
particulièrement difficile par la suite ses tentatives de réparation.
D’autant plus quand les institutions, censées être
protectrices, prennent le relais et prolongent le déni familial, ce
qu’attestent aussi de nombreux témoignages. « À 60 ans passés »,
j’ai décidé d’aller porter plainte à la brigade des mineurs », raconte
à Lille une dame qui porte un masque FFP2 et un foulard grenat. « J’ai
été victime à l’âge de 12 ans d’un viol d’un cousin, je suis sortie du déni
après une longue amnésie traumatique, bien au-delà de 50 ans passés, complète-t-elle
sans s’épancher davantage. Il y avait prescription évidemment, mais je me
suis dit, il a peut-être continué sa carrière, est-ce que tu n’as pas honte de
ne rien faire ? »
Reçue par « un officier de police judiciaire
très gentil, très sympathique », elle se dit cependant « sidérée »
qu’il n’ait eu de cesse de [la] convaincre que c’était
complètement inutile de penser porter plainte, et que, surtout, les prédateurs
à répétition, il y en avait très peu. » À ces mots, Ernestine Ronal
tient à rappeler que « c’est exactement le contraire de la réalité.
Parce qu’on sait que les prédateurs continuent jusqu’à se faire prendre. Et une
des façons, notamment dans le cadre des prescriptions, de quand même arriver à
ce que l’agresseur soit condamné, c’est précisément de faire appel aux
témoignages de personnes pour qui il y a prescription, pour que d’autres
puissent se manifester. » Il n’empêche que 70 % des plaintes pour
violences sexuelles concernant des enfants font l’objet d’un classement sans
suite, relève la commission, qui va tenter de comprendre les raisons de ce taux
très important.
De nombreux |
Autre dysfonctionnement, majeur, maintes fois évoqué
lors de ces réunions publiques : le sort réservé à de nombreuses mères,
mises en cause pour avoir dénoncé des faits d’inceste sur leur enfant. Dans le
public, elles sont chaque fois nombreuses à témoigner de l’implacable entoura
qui s’est mis en branle dès qu’elles ont tenté de faire entendre auprès de la
justice les accusations de leurs enfants. On les reconnaît au dossier épais
qu’elles déposent devant elles, et qui contient tous les actes de procédure de
leur descente aux enfers. A Avignon, une de ces « mères en lutte » a
choisi de lire la lettre de sa fille, Rose. Il est question d’ogre, de fée
protectrice et de loi de la forêt. La lecture se termine, là encore, dans un
sanglot.
« On nous a réduites au silence »
C’est à
elles, ces « mères protectrices » que la Ciivise a consacré son
premier avis, paru en octobre 2021. Accusées par la justice et les services de
protection de l’enfance d’être des mères « aliénantes », certaines
vont jusqu’à perdre la garde de leur enfant, lequel est quand même placé au
domicile du père du mis en cause. « Le jour de ses 4 ans, la garde de
ma fille m’a été retirée », expose calmement l’une d’elles, à
Bordeaux. Toutes ses tentatives pour faire reconnaître le danger encouru par
son enfant, qui a pourtant accusé directement son père, ont été vaines ; « aujourd’hui
je la vois deux week-ends par mois et la moitié des vacances scolaires ».
« Ma fille aujourd’hui ne souhaite plus parler,
parce que, quand elle a parlé, on ne l’a pas crue et surtout on l’a ramenée
vers son agresseur. » Elle termine dans un souffle : « Quelle mère, ou quel père
d’ailleurs, pourrait entendre ce que j’entends sans dénoncer ? Là, ma
fille et moi on nous a réduite au silence (…) au tribunal pour enfants,
on m’a dit que si je ramenais ma fille chez le médecin ou si je reportais
plainte, on m’enlèverait l’autorité parentale. Alors je choisis quoi, entre la
peste et le choléra ? »
Il y a de la colère chez certaines, et surtout une
grande solitude. Une fois l’acte dénoncé – et surtout nié – vers qui se
tourner ? L’accès à des soins adaptés, indispensables pour faire face aux
lourdes séquelles laissées par les violences, et là encore un parcours de
combattante. « Tout m’est revenu quand j’ai été enceinte de mon premier
enfant », explique à Lille une femme brune, la petite cinquantaine. « Pour
sortir de la victimisation dans laquelle on reste malgré tout toute notre vie,
je me suis adressée à des professionnels de santé. » Nouveau
choc : le médecin auquel elle confie son souhait de déposer plainte la
décourage, au motif que la vie de son frère – son agresseur – risquerait d’être
détruite… Depuis, c’est en s’informant sur Internet qu’elle a trouvé quelques
réponses à ses maux. « Dissociation, amnésie traumatique… Pourquoi
toutes ces choses-là on doit les chercher soi-même ? », interroge-t-elle,
en saluant les travaux de la psychiatre Muriel Salmona. « Il y a
urgence que les professionnels soient formés. »
Chez toutes celles et ceux qui participent à ces moments
de catharsis collective, les travaux de la Ciivise suscitent un immense espoir.
La commission draine aussi son lot d’interrogations. « Qu’allez-vous
faire de tout cela ? », lance l’une, presque malicieuse, après un
énième témoignage de trajectoire brisée. « Aujourd’hui, je survis
chaque jour, vraiment », résume, à Nantes, une femme de 41 ans,
agressée sexuellement par son père adoptif quand elle était mineure. « Comment
pouvez-vous nous aider, et aider les enfants ? » « Vous pouvez
compter sur nous. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour œuvrer à
une meilleure protection », leur répond inlassablement Edouard Durand.
Les recommandations à mi-parcours de la commission, dont la mission est censée
durer deux ans, sont attendues en mars. ■