Aout 2021
GUERRE D’ALGÉRIE : Le tabou des VIOLS
Extraits d’un Dossier
initialement paru dans Le Monde - Lundi 18 mars 2021, et cité complet. sur le Net via Google
°°°°°
« La guerre d'Algérie est
une guerre qui, de 1954 à 1962, a opposé l'armée française à
des insurgés nationalistes algériens : tous des civils
regroupés dans l'ALN (Armée de libération nationale) encadrée par le FLN
(Front de libération nationale) ».
Les anciens d’entre nous les
visiteurs de cet article, pourront se rafraichir la mémoire //. Pour ma part,
j’ai perdu un bon camarade de collège né en 1935- moi en 1936- abattu par un
tir d’un insurgé dans les Aurès en 1958. Il conduisait un groupe d’une dizaine
de soldats, quand le malheur lui est arrivé. Il s’appelait Jean Laroche , né à Suin (71).//. Tout autre domaine, pendant
l’année universitaire 1955-1956, j’étais hébergé dans une Résidence catholique
universitaire à Lyon, en partageant ma chambre avec un étudiant algérien,
Lounès., très engagé dans les idées en faveur de l’indépendance de
l’Algérie ; Je me rappelle que recevant d’autres jeunes Algériens dans
notre chambre, ils rageaient de devoir écrire comme pays d’origine France
plutôt qu’Algérie //. Handicapé moteur suite à une atteinte du virus de la
polio en 1953, j’avais été dispensé des obligations militaires. Henri
Charcosset 05.08.2021
°°°°°
Florence
BEAUGÉ
Alors que ressurgissent les débats sur la mémoire de
cette période, la question des agressions et tortures sexuelles commises de
manière quasi systématique par certains soldats français demeure l’angle mort
des recherches historiques dans les deux pays
C’est l’histoire d’un tabou qui n’aurait peut-être
jamais été brisé sans le courage d’une femme. Pour en prendre la mesure, il
faut remonter au 20 juin 2000. Ce jour-là paraît dans Le Monde un
témoignage inédit sur les viols pendant la guerre d’Algérie. Louisette Ighilahriz, une ancienne indépendantiste
algérienne, livre les souvenirs qui la hantent depuis des décennies : « J’étais
allongée nue, toujours nue (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je
me mettais à trembler (…) Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de
s’habituer à la douleur. Après on se détache mentalement. C’est un peu comme si
le corps se mettait à flotter… » En quelques mots, elle dévoile la
nature des sévices dont elle a été l’objet, en septembre 1957, à l’âge de 20
ans, au siège de la 10e division parachutiste (DP) à Alger. Si elle
parle, c’est qu’elle a un espoir : retrouver un inconnu, un certain « commandant
Richaud », qui l’a sauvée en la faisant évacuer à l’hôpital Maillot de
Bab El Oued, puis transférer en prison. Elle voudrait lui exprimer sa
gratitude.
Ce courage, Louisette l’a payé fort cher. Jamais elle
n’a retrouvé Richaud, médecin militaire de la 10e DP, décédé en
1998. Aujourd’hui, à 84 ans, elle vit toujours à Alger, mais son fils ne lui
pardonne pas d’avoir parlé. Quant à sa fille, elle ne parvient pas à sortir
d’une dépression interminable qui a démarré en 2000. Quant aux autres moudjahidate (anciennes combattantes), beaucoup lui
tournent le dos. Elles lui pardonnent mal d’avoir dévoilé un secret qu’elles
cachent depuis soixante ans. / Suite dans dossier
complet/
Deux traumatismes liés à la guerre d’indépendance
subsistent en Algérie, et ils sont infiniment plus lourds que tous les
autres : la question des disparus et celle des viols. Autant on parle du
premier dans les familles, autant on tait le second.
De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché,
par les auteurs autant que par les victimes. / Suite dans dossier complet/
.
LE
SILENCE POUR MOT D’ORDRE
Au lendemain de l’indépendance, en 1962, le silence était
le mot d’ordre dans les familles algériennes. Tous ceux qui avaient subi des
atrocités, des sévices sexuels surtout, se voyaient priés de se taire.
Aujourd’hui encore, un viol demeure synonyme de honte. Malgré tout, les
mentalités évoluent doucement.
Baya Laribi, surnommée
« Baya la Noire » en raison de la couleur de sa peau, est, avec
Louisette Ighilahriz, l’une des rares moudjahidate à
avoir la force d’affronter le regard des autres. Son histoire nous renvoie aux
années 1950, du temps où cette grande et belle fille était étudiante
infirmière. En 1956, elle monte au maquis mais elle est capturée l’année
d’après dans l’est du pays, en même temps que trois autres infirmières et un
groupe de quatorze combattants.
. / Suite dans dossier
complet/
Après l’indépendance, Baya Laribi
devient sage-femme. Mais le jour où elle prend sa retraite, au milieu des
années 1990, une psychose maniaco-dépresseive la
frappe. « Tant que j’ai mis des enfants au monde – et j’en ai fait
naître à peu près 300 ! –, il me semblait que j’allais bien. « En
prenant ma retraite, j’ai brusquement replongé, et les années de terrorisme, au
même moment, ont encore aggravé les choses », confiait-elle au Monde
en 2004.
L’entretien se déroule, à l’époque, à Boufarik, à une
trentaine kilomètres d’Alger. « Nous avons eu l’indépendance, mais à
quel prix !,
s’exclame-t-elle tout à coup. Parlez des femmes violées dans les montagnes,
celles dont on n’a jamais rien su ! Il faut que les générations montantes
sachent ce qui s’est passé. La torture physique, ce n’est rien en comparaison
de la torture morale. La mort, c’est la fin, mais la torture morale, c’est une
souffrance qui ne se termine jamais, jamais ! Vous comprenez ? Les
hommes font la guerre, mais ce sont les femmes qui en paient le
prix ! »
« Pour avancer, il faudra réussir à
se dégager des idées reçues, plus confortables, souligne l’historienne Claire Mauss-Copeaux. Non, les tortures sexuelles
commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures mais le produit de la
volonté politique des gouvernements qui se sont succédé afin d’écraser
l’adversaire et de l’humilier. »
Mme Mauss-Copeaux est l’une des rares chercheuses à
enquêter sur le terrain, en Algérie. Son dernier ouvrage (Hadjira. La ferme Améziane et au-delà…, Les Chemins du présent, 2017)
relate la terrible expérience d’une indépendante détenue à 21 ans dans l’un des
pires centres d’interrogatoires et de tortures de la guerre d’Algérie, la ferme
Arméziane, à Constantine. L’ombre du viol y plane de
bout en bout, sans que le mot ne soit jamais formulé. « Ce silence, ce
tabou se disent quand même à bas bruit, il faut savoir les écouter »,
relève Claire Mauss-Copeaux.
Les viols par les forces de l’ordre faisaient partie
du système de répression et d’intimidation mis en place dans les trois
départements français d’Algérie bien avant le soulèvement de 1954. Depuis le
début de la colonisation, en 1830, on torturait de façon routinière dans les
commissariats et le PC de gendarmerie. L’un des premiers à s’en être alarmé a
été l’universitaire André Mandouze, en 1947, dans la
revue Esprit. En décembre 1951, un journaliste de L’Observateur, Claude
Bourdet, dénonce une « Gestapo » et énumère les modes de
torture couramment employés en Algérie : électricité, baignoire,
pendaison, et aussi, dit-il, « un procédé qui semble nouveau : la
bouteille ». Après avoir déshabillé le prévenu, on le fait s’asseoir
sur le goulot d’une bouteille, et ceux qui l’interrogent « appuient sur
ses épaules, de toutes leurs forces ». A partir du début de la guerre
d’indépendance, le viol des hommes avec des objets se généralise. S’y ajoute le
viol des femmes.
« BON,
ON TUE LES BÉBÉS »
Que faire des enfants nés de ces exactions ?
L’écrivain Mouloud Feraoun évoque ce drame à plusieurs reprises dans son Journal,
1955-1962 (Seuil, 1962) et parle du viol comme d’une pratique courante en
Kabylie, sa terre natale. Quant à l’universitaire Danièle Djamila Amrane-Minne, elle cite, dans son livre Des femmes dans
la guerre d’Algérie (Karthala, 1994), les confidences de deux moudjahidate : « Farida et moi avions posé le
problème du viol. Les nôtres, au début, ne voulaient pas le croire. Bon, après,
ils savaient. Toutes ces grossesses, qu’allons-nous en faire ? Alors, le
commandant Si Lakdar, peut-être parce qu’il était
jeune, a dit : ”Bon, on tue les bébés.” Nous avons dit : “Non, ce
n’est pas possible, on ne peut pas tuer des innocents.” (…) Effectivement, ils
ne l’ont pas fait, ils ont gardé tous ces enfants. Les maris n’en voulaient
pas, mais finalement ils les ont gardés. Il y a eu des difficultés, mais chacun
a compris… »
/ Suite dans dossier
complet/
« Violez, mais faites ça
discrètement. » Telle était la
consigne du sous-lieutenant P. à ses hommes, au début de 1960, dans le Nord
Constantinois. « La seule fois où j’ai armé mon fusil, c’était pour
empêcher plusieurs types de ma section de violer une gamine, du côté de Texenna, dans l’Est algérien », témoigne Benoist Rey,
83 ans, ex-appelé dans un commando de chasse. « Le soir, en rentrant,
les mecs n’étaient pas très fiers d’eux, poursuit-il. Quoique, ça m’a
toujours étonné : le même type est capable de violer sans aucun d’état
d’âme, et le soir, d’écrire à sa femme… » Sur la centaine d’hommes de
son commando, une vingtaine, dit-il, profitait régulièrement des occasions
offertes par les opérations de contrôle ou de ratissages dans les campagnes.
Seulement deux ou trois osaient protester, les autres se taisaient, même s’ils
étaient révulsés par ces violences.
« EXPÉDITIONS
VIDE-BURNES »
D’après les anciens
combattants français, les victimes et les témoins, il y avait deux types de
viols. D’une part, ceux perpétrés dans les multiples centres d’interrogatoires
répartis dans tout le pays : à Alger, la villa Sésini,
l’école Sarrouy, le Café-Bains maures,
notamment ; à Tlemcen, le Bastion 18… D’autre part, les viols qui avaient
lieu dans les mechtas (maisons en torchis) lors d’expéditions de la
troupe dans les villages et les hameaux isolés.
/ Suite dans dossier
complet/
Dans son carnet personnel,
rédigé en avril 1957 à Batna et qu’il a partagé avec des chercheurs dans les années
2000, Denis, sous-lieutenant, parachutiste au 18e régiment de
chasseurs parachutistes, évoque avec effroi ces « expéditions
vides-burnes », comme on disait dans sa section. Les femmes se
couvraient le visage de suie, parfois mêmes d’excréments, pour tenter de
décourager leurs agresseurs. André Décérier, un
appelé, caporal au 4e bataillon de chasseurs à pied, dans la région
d’El-Milia en1955, rapporte lui aussi
dans son journal de bord, plusieurs séances de « strip-tease »
dans les mechtas, mot utilisé, dans sa section, pour qualifier les viols, « Dussé-je
vivre cent ans, je me reprocherai toute ma vie de n’avoir pas crié mon
indignation », note-t-il dans son récit, qu’il a fait lire à Claire
Mauss-Copeaux.
En réalité, tout dépend du
chef. D’une compagnie ou d’une section à l’autre, on passait du « tout au
rien ». Si l’officier affichait clairement ses positions morales, il n’y
avait ni viols, ni tortures, ni « corvées de bois » (exécutions
sommaires). En cas de bavure, il y avait même une sanction, et elle pouvait
être exemplaire.
Loin d’être de simples
dépassements, les viols ont eu un caractère massif un peu partout entre 1954 et
1962, dans les campagnes beaucoup plus qu’en ville, avec un crescendo au fur et
à mesure des années de guerre. Parce que les parachutistes du général Massu se
sont vu confier les pleins pouvoirs au début de 1957, la bataille d’Alger a
sans doute constitué un tournant dans ce domaine. Mais, d’après les
témoignages, les viols ont été particulièrement nombreux pendant les opérations
du plan Challe, destiné à « éradiquer » une fois pour toutes, en 1959
et 1960, les unités de l’Armée de libération nationale (ALN) dispersées sur le
terrain.
/ Suite dans dossier complet/
Pour
l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), l’une des premières à avoir dénoncé
l’ampleur des viols pendant la guerre d’Algérie, « neuf femmes sur dix
étaient violées lors qu’elles étaient soumises à un interrogatoire ».
Autrice avec Simone de Bauvoir du célèbre ouvrage Dhjamila Boupacha
(Galimard, 1962), Gisèle Halimi a assuré la défense de nombreuses
indépendantistes et connaissait ce dossier mieux que personne. « Tomber
aux mains des forces de sécurité françaises était pour les militantes
indépendantistes une tragédie, expliquait-elle,
car elles accumulaient le fait d’être femmes au fait d’être “terroristesˮ. » Les militantes qu’elle a
défendues refusaient énergiquement qu’elle fasse état de leurs viols devant le
tribunal. « Ça, tu n’en parles pas, car, ensuite, qui acceptera de
m’approcher ? Je serai bonne pour la poubelle », disaient-elles.
DES CHIENS
DRESSÉS POUR VIOLER
La presse de l’époque
n’aidait pas cette avocate engagée à surmonter les difficultés. Ainsi, un
rédacteur en chef adjoint du Monde avait-il refusé, sur instruction de
la direction du journal, une tribune qu’elle avait écrite avec Simone de Bauvoir. « Vous parlez de “bouteille dans le vaginˮ, cela nous gêne », lui avait-il dit
pour justifier son refus. « Pour que le papier soit publié, nous avons
dû le réécrire, et parler de “bouteille dans le ventreˮ,
ce qui était ridicule, sans compter que nous étions bien en deçà de la vérité,
se souvenait l’avocate. La femme dont il était question n’avait pas
seulement été violée avec une bouteille, mais aussi par les paras… »
Dans de nombreux ouvrages
écrits par des anciens d’Algérie, le viol est omniprésent. Ainsi, Tombeau
pour cinq cent mille soldats (Galimard, 1967), de Pierre Guyotat, est d’une lecture insoutenable. Le viol y est
relaté sous toutes ses formes. Il est question de zoophilie, de pédophilie, de
prostitution enfantine, le tout sur un mode scatologique. « Ce n’est
pas du fantasme ni du roman. C’est malheureusement très proche d’une certaine
réalité qu’a vécu ou vue cet écrivain », analyse l’historien Tramor Quemeneur, qui a beaucoup
travaillé sur l’œuvre de Pierre Guyotat et ses
archives.
Raconté sur un mode moins
cru, le récit de Mohand Sebkhi, décédé en 2019, est
tout aussi insoutenable. Cet agent de liaison d’Amirouche, colonel de l’ARN,
s’est confié à Daho Djerbal, historien et fondateur
de de la revue algérienne Naqd. De ces
échanges est sorti un livre, Souvenirs d’un rescapé de la Wilaya 3 (Barzakh, Alger, 2014). Dans le camp de Ksar Ettir, situé près de Oum Almène,
non loin de Sétif, des chiens avaient été dressés pour violer les prisonniers.
Le plus connu était Moumousse, un molosse noir d’une
soixantaine de kilos « dressé de manière diabolique ». pour s’amsuser, les soldats lui
avaient donné le titre de sergent et le saluaient quand ils le croisaient.
RARES RÉCITS À
VISAGES DÉCOUVERT
Il est assez peu probable
que d’autres témoignages surgissent dans les années à venir.
/ Suite dans dossier complet/
Les psychiatres, eux, n’ont
pas fini de s’inquiéter des conséquences de ce non-dit qui se transmet de
génération en génération, des deux côtés de la Méditerranée. C’est en
travaillant avec Frantz Fanon, médecin né antillais et mort algérien à l’âge de
36 ans, qu’Alice Cherki a été très tôt sensibilisée à cette question. « Ce
n’est qu’en parlant qu’on lève le déni et que tout se dénoue »,
souligne cette psychiatre et psychanalyste renommée. Alice Cherki cite
plusieurs cas, en France et en Algérie, de jeunes, garçons et filles, souffrant
de troubles psychiques qui ont pris fin avec la révélation du lourd secret
familial : le viol de leur mère ou grand-mère pendant la guerre
d’indépendance. « Il faudrait que les choses soient dites,
insiste-t-elle, que la question des viols soit inscrite dans l’histoire
comme quelque chose qui a eu lieu, non pas par esprit de revanche, mais pour
remédier au silence des archives. Chacun pourra alors travailler sur sa propre
histoire et se reconstruire. Il n’est pas trop tard… »
/ Suite dans dossier
complet/
Pour survivre à son traumatisme,
Louisette, elle, milite. Chaque semaine, elle descend dans la rue, à Alger,
avec ses cannes, et apporte son soutien au Hirak, à
la démocratie, aux prisonniers politiques, aux droits humains… Elle est fêtée
et entourée par les manifestants. Ce militantisme est pour elle « une
thérapie » personnelle. « Je pleure tout le temps, mais j’essaie
de garder le moral. En militant, j’oublie ma nudité, ce qui m’est arrivé en
1957. Cette torture animale. » Elle réfléchit une seconde, avant
d’ajouter dans un souffle : « Une torture ‶normale‶,
j’aurais été moins blessée... » ■