Mars 2022
LES FUTURS MÉDECINS À
L'ECOLE DE L'EMPATHIE
Sandrine CABUT
Reportage paru dans Le Monde
- Mercredi 16 février 2022
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On a choisi le format BD pour retracer au plus près
nos parcours de stage, allier les mots et les images, et éviter les écueils du
droit à l’image », explique
Sarah Ouedraogo, en projetant des extraits de Parcours
de vie, le titre de ladite bande dessinée, sur un grand écran. « C’était
difficile d’avoir un personnage différent pour chacun de nous cinq, alors on a
décidé d’un personnage commun, neutre, dont le cœur se construit par morceaux,
au fur et à mesure qu’il rencontre des gens », complète Lydie Soun, qui est chargée de l’illustration et de la mise en
page de ce récit collectif sur le thème de la santé mentale.
Ce jeudi 18 novembre 2021, les deux
étudiantes en médecine sont venues présenter le projet de fin d’année de leur
groupe sur « la responsabilité sociale en santé » à la promotion 2021-2022,
qui vient de commencer cet enseignement optionnel de la faculté Lyon-Est. Dans
la salle de cours, sur le campus Rockefeller, les « nouveaux » sont
une trentaine, en majorité des filles, pour la plupart entre leur deuxième et
cinquième année de médecine. « Profitez de ce que les collègues de l’an
dernier soient là pour leur poser des questions ! Et ne vous mettez pas de
pression pour votre projet, ce sera un travail collaboratif et je serai là pour
vous accompagner », les encourage le docteur Édouard Leaune, responsable pédagogique de cette unité
d’enseignement librement choisie (UELC) consacrée à la responsabilité sociale
créée en 2020.
Son objectif est de sensibiliser les
futurs médecins (mais aussi d’autres étudiants en santé), tôt dans leur cursus,
aux questions d’inégalité sociale, afin qu’ils luttent contre les préjugés et
les discriminations envers les populations vulnérables, développent leur
empathie et leur altruisme pour, in fine, mieux soigner.
Pour planter cette petite graine, les
étudiants suivent quelques cours magistraux et, surtout, effectuent un stage de
plusieurs semaines dans une association de la région qui œuvre auprès de
personnes en situation de précarité ou d’exclusion (sans-abri, migrants…) ou de
handicap. A partir de leur expérience de bénévolat, ils valident l’UELC en
élaborant un projet participatif.
RENCONTRES INÉDITES
Outre la BD Parcours de vie, la nouvelle promo
découvre ce jour-là « Entendre l’exil », un podcast en sept épisodes
qui immerge « dans la réalité de la migration et de la demande
d’asile » ; Préjugés/précarités, une vidéo de sept minutes dans
laquelle les futurs soignants racontent, de façon très rythmée, comment
l’engagement associatif leur a permis de rencontrer des personnages avec qui
ils n’auraient jamais échangé. Il y a aussi « Humanité(s) », le blog
d’un groupe qui a fait témoigner bénévoles, professionnels et bénéficiaires
d’associations au contact des précaires. Tous ces projets – et d’autres non
présentés ce jour-là – sont en libre accès sur un site Internet.
« NOMBRE DE
PATIENTS SONT
TOUCHÉS PAR
LA PRÉCARITÉ,
MAIS ON NE SAIT
PAS LEUR PARLER »
LÉA CAMERANO
ÉTUDIANTE
EN SIXIÈME ANNÉE
En exposant leurs réalisations à leurs
pairs, les étudiants dévoilent aussi le making-of : les tâtonnements pour
déterminer la forme : les obstacles rencontrés, notamment du fait des
contraintes sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 ; l’organisation pour
se répartir des tâches si différentes de ce qu’ils font habituellement en
médecine, en fonction de leurs envies, et de leur fibre artistique. « On
n’avait pas de compétences particulières », soulignent certains.
Pour beaucoup, le temps passé auprès de personnes
précaires, de bénévoles et professionnels engagés semble en tout cas avoir été
un moment très fort, un déclic même, dont il n’était pas forcément évident de
rendre compte… « J’aimais bien l’idée d’un podcast pour être
authentique, proche de ce qu’on a vécu. En même temps, l’enjeu était de
partager nos expériences sans être dans l’émotion excessive et l’apitoiement,
car on n’est pas là pour ça », résume Valentine Monier, l’une des cinq
autrices de la série audio « Entendre l’exil », réalisée après leur
stage à l’association lyonnaise Médecine et droit d’asile. L’étudiante de
cinquième année le dit fièrement devant la promo des nouveaux : « Pour
nous, ce projet est bien plus qu’une évaluation, c’est très valorisant. On a
envie de continuer cet engagement social ou associatif. Cela donne une réelle
ouverture d’esprit, quelque chose que l’on ne voit pas assez pendant nos
études. »
Léa Camerano,
qui a contribué au blog « Humanité(s) », raconte, elle, combien les
rencontres pendant son stage lui ont permis de libérer de ses préjugés. « Beaucoup
de patients qu’on va soigner sont touchés par la précarité, mais on ne sait pas
leur parler, ce n’est pas enseigné dans nos cours, souligne l’étudiante en
sixième année. Ainsi, on ne se pose pas la question de savoir si ce qui est
important pour eux est ce qui est le plus important pour nous. Par exemple, si
quelqu’un ne sait pas où il va dormir, sa préoccupation n’est pas de savoir
quel antibiotique il va prendre. » En approchant des publics
vulnérables, elle dit avoir appris à écouter, à considérer les personnes dans
leur globalité et pas seulement à travers leur maladie. Au départ, elle et ses
cinq collègues avaient en tête de faire un livre sur le modèle de Humans of New York (2013, non traduit),
galerie de portraits et de témoignages du photographe américain Brandon Stanton
sur sa ville. Leur projet s’est finalement transformé en blog, que Léa espère
voir poursuivre par les étudiants de la nouvelle promo.
ATTITUDES POSITIVES AU DÉPART
Ainsi sensibilisés, ces futurs médecins seront-ils de meilleurs soignants ? Très engagé sur
cette thématique de la responsabilité sociale en santé, le docteur Édouard Leaune, responsable de l’enseignement, en est persuadé. Ce
jeune praticien hospitalier en psychiatrie et doctorant en philosophie de la
santé a repris toutes les publications scientifiques sur le ressenti des
étudiants en médecine envers les précaires (soit 55 études, principalement
américaines, incluant près de 110 000 étudiants). Le constat est sans
appel : l’empathie des futurs professionnels de santé à l’égard de ces
publics décroît au fil des études, surtout à partir de la quatrième année.
C’est le cursus médical lui-même qui tend à dégrader des attitudes plutôt positives
au départ, souligne le docteur Leaune et ses
coauteurs lyonnais (dont des étudiants), américains et canadiens, dans un
article publié en 2021 dans BMC Medical Education.
Le phénomène est cependant moindre chez les filles, ainsi que chez les
étudiants issus de milieu défavorisé ou d’une minorité ethnique.
Cet émoussement de l’empathie pourrait,
selon eux, tenir à plusieurs facteurs. L’intensité croissante des exigences et
des contraintes de temps au fil du cursus contribuent, tout d’abord, à un
épuisement émotionnel et professionnel, dont les patients vulnérables seraient
les premiers à pâtir. Mais il y a aussi la tendance des apprentis médecins à
être façonnés par ceux qui les forment, à l’hôpital et à l’université. « Face
à la difficulté d’aider concrètement les personnes précaires, il peut être plus
simple pour un médecin senior de véhiculer des stéréotypes négatifs, sur un SDF
par exemple, que d’admettre devant un étudiant qu’il ne parvient pas à soigner
ce type de patient, ou n’en a pas envie », analyse Édouard Leaune.
Cette évolution n’est cependant pas
inéluctable. « Notre méta-analyse a montré que pour renforcer
l’empathie des futurs médecins, l’outil le plus efficace est de les mettre au
contact de personnes précaires le plus tôt possible, dans un cadre
communautaire, c’est-à-dire hors des hôpitaux », dit encore Édouard Leaune. Coauteur de cette publication et doyen de la
faculté Lyon-Est, le professeur Gilles Rode est lui aussi convaincu que le
sujet de la responsabilité sociale et, plus largement, celui de l’humanisme
médical sont de véritables enjeux de formation pour les étudiants. L’université
lyonnaise participe aussi cette année à un projet international, en partenariat
avec l’université de Laval (Québec), de Madagascar et de Côte-d’Ivoire, sur des
questions de santé mondiale liée au Covid-19. A terme, Édouard Leaune espère la création d’un véritable parcours en
responsabilité sociale dans les études de médecine, qui pourrait être valorisé,
comme au Canada. ■
RENCONTRER LE HANDICAP DÈS LE DÉBUT DES
ÉTUDES
Former les futurs médecins au handicap dès le début de
leur cursus, leur permettre d’échanger avec des familles et même de partager
leur quotidien pendant toute une journée. C’est ce que propose, depuis la
rentrée 2021-2022, la faculté de médecine d’Angers. Destiné aux étudiants de
deuxième et troisième année, ce module optionnel, dont la deuxième session est
en train de démarrer, a tout de suite suscité l’enthousiasme. « Dix
minutes après l’ouverture des inscriptions, les 40 places ouvertes étaient déjà
pourvues », assure la professeure Isabelle Richard, première
vice-présidente de l’université d’Angers, chargée de l’égalité.
Concentré sur un semestre,
l’enseignement se répartit en trois blocs de quinze heures chacun. Le premier
est centré sur des concepts généraux ; le deuxième est consacré à des
situations cliniques, et plus généralement à des approches médicales et de
recherche, et le dernier à l’inclusion, dans différents contextes. Les
intervenants sont des médecins, mais il y a aussi un juriste, un philosophe…
Des parents sont également mobilisés pour animer une séance auprès de 40
étudiants, et surtout les accueillir individuellement lors d’un stage
« Vis ma vie » d’une journée.
C’est le cas de Michel Vinsonneau, père d’un garçon autiste « assez
profond » de 28 ans, et de Colette Mandret,
mère de deux adultes avec handicap, dont un homme de 38 ans porteur de trisomie
21. Très engagés dans des associations du Maine-et-Loire pour améliorer le
parcours de santé et de soins des personnes handicapées, tous deux plaident de
longue date pour une formation des futurs médecins. « La méconnaissance
des professionnels de santé est à l’origine d’une partie des difficultés
rencontrées pour l’accès aux soins de ces patients », souligne Michel Vinsonneau. « Les personnes avec une déficience
intellectuelle ou des troubles du comportement ont souvent peur des soins. De
leur côté, les soignants ont un peu peur d’eux. Ce sont deux mondes qui ne se
rencontrent pas tout à fait », complète Colette Mandret.
Avec une autre famille, ils sont allés à la faculté de médecine d’Angers pour
une séance de plus de deux heures avec les étudiants de cette première
promotion. « On a parlé de nos enfants mais plus largement de nos
connaissances », raconte Colette Mandret.
S’immerger dans le quotidien
Elle et son fils, Laurent, porteur de trisomie 21, ont
ensuite reçu Tom Coquelet, étudiant en deuxième année, dans l’appartement où
vit Laurent, et lui ont fait visiter l’établissement ou service d’aide par le
travail (ESAT) où il est employé. « C’était hyper enrichissant. J’ai
été étonné de son autonomie et de son implication dans la vie de son quartier.
C’est assez loin de l’image des personnes handicapées isolées,
incomprises », témoigne le futur médecin, qui n’avait pas d’expérience
du handicap mental. Pour lui, « le gros apport de cet enseignement
optionnel, c’est la mise en perspective. Cela nous met en face de notre
éthique ».
Sarah Couvrand,
également en deuxième année, a elle aussi
particulièrement apprécié les échanges directs avec des familles, et le temps
passé auprès de Michel Vinsonneau et de son fils, Benjamin. « Ma première
impression, c’était d’être un peu intrusive mais les parents m’ont rassurée,
c’était important pour eux de montrer leur quotidien », raconte la
jeune femme. Avec ce module, elle a appris à aller au-delà des stéréotypes. « Souvent,
les personnes handicapées sont infantilisées ou surprotégées, c’est important
de les laisser faire leur propre choix. En consultation, les médecins ont aussi
tendance à s’adresser aux familles et pas directement au principal intéressé.
J’essaierai de ne pas oublier », promet-elle.
Une évaluation de cet enseignement est
prévue, mais ses responsables voient déjà plus loin. « L’une des
questions que l’on se pose, c’est : devrait-on le généraliser aux étudiants
en santé, voire à ceux d’autres filières », s’interroge le professeur
Mickaël Dinomais, chef du service de médecine
physique et rééducation fonctionnelle au CHU-Les Capucins. ■
S. CA.