PEUT-ON ALLER BIEN DANS UN MONDE QUI VA MAL ?
Isabelle TAUBES
Article paru dans Psychologies Magazine Juin
2021
Crise
sociale, réchauffement climatique, terrorisme… Le début du XXIe
siècle ne portait déjà pas à l’optimisme. Et voilà que le Covid noircit encore
le paysage. Comment garder un peu de bonne humeur quand les événements incitent
à l’angoisse ?
Paradoxalement,
ce sont souvent les époques les plus sombres qui ont vu naître les œuvres les
plus enthousiastes. Songeons au poème de Lucrèce, De rerum
natura, qui nous assure que notre âme peut
retrouver sa quiétude pour peu que nous soyons capables de dompter nos terreurs
et croyances malheureuses.
Pourtant,
dans ce Ier siècle avant notre ère,
massacres et dictatures se succèdent. Les valeurs traditionnelles sont en crise
et le manque de repères bouleverse les existences. Mais, loin de succomber à
l’abattement, le philosophe poète, disciple d’Épicure, propose à ses
contemporains une morale dont la finalité est l’accès à la sérénité, et dont la
première règle est de cesser d’envisager le pire.
Des siècles plus tard, les découvertes de la
neuropsychologie montrent que les événements réels ont finalement moins
d’impact sur nos états intérieurs que notre rapport personnel à l’immaîtrisable
et à l’inconnu, ou nos croyances anxiogènes. Ce sont elles qui nous rendent
malades. Il serait bien sûr cruel de culpabiliser un chômeur de longueur durée
qui se désespère. La souffrance n’est jamais honteuse et il n’est pas anormal
d’aller mal quand la situation économique est objectivement mauvaise.
Toutefois, nos scénarios catastrophiques tendent à nous aveugler, nous
empêchant d’envisager les raisons d’aller bien. Surtout quand, angoissés par
les maux qui frappent d’autres humains (maladies, accidents, insécurité
professionnelle, ruptures, etc.), nous nous identifions à eux sans recul, comme
si nous étions nous aussi touchés ou allions forcément l’être. Ce biais
néfaste, les psychologues l’appellent l’« illusion focale ». Il nous pousse à
projeter dans une vie qui n’est pas la nôtre, à amplifier la gravité des
situations et à imaginer sans cesse le pire. « Le malheur des hommes vient
de leur inaptitude à demeurer en repos dans une chambre », affirmait Pascal
(1623-1662) au XVIIe siècle. Aujourd’hui, nous savons
pourquoi : notre cortex cingulaire, zone du cerveau surdéveloppée chez les
humains, nous pousse en permanence à nous projeter, à anticiper…
Quand nous sommes sur le point de craquer, il est bon
de relire Marc Aurèle (121-180), l’empereur philosophe qui, dans ses Pensées
pour moi-même (BELLES Lettres) ? Nous rappèle que notre liberté
intérieure n’est pas soumise aux aléas du monde extérieur : la vie bonne réside dans notre
capacité à nous concentrer sur ce qui dépend de nous, en cessant de nous
tourmenter au sujet de réalités qui n’en dépendent pas. Notre principale mission
est de nous assurer la meilleure existence possible. N’est-ce pas une faute
morale d’être de bonne humeur dans un monde si injuste, si dur ?
« Non, répondrait le philosophe, car notre propre bien-être ne rend pas
autrui plus malheureux, ni le monde plus cruel. Il n’a jamais été juste, c’est
une donnée indépassable. »
Surdoués en malheur
Arthur
Schopenhauer (1788-1860) était convaincu que la vie ne permet pas le bonheur.
Freud (1856-1939) n’était pas plus optimiste. Son essai Malaise dans la
civilisation (Payot), qui a failli s’appeler Le Bonheur et la Culture, semble
être une tentative de nous faire entendre que le monde ne peut qu’aller mal et
nous également. L’ouvrage a été publié en 1930, juste après le krach boursier
de 1929, qui a plongé des millions de personnes dans la misère. Le nazisme est
en pleine ascension. Freud, encore traumatisé par la Première Guerre mondiale,
observe avec inquiétude la montée de la barbarie et l’impuissance de
l’éducation et de la culture à lui faire barrage. Dès les premières lignes, il
établit un constat amer : la vie en société nous protège des dangers (de
la nature hostile, des ennemis), mais elle limite également nos possibilités de
jouissance. Frustrante, elle alimente l’agressivité. Nous pouvons nous consoler
grâce aux possibilités offerte par la culture, l’art, la spiritualité, la
reconnaissance sociale. Or, elles ne sont pas accessibles à tous et,
finalement, elles ne sont pas suffisamment satisfaisantes. Aussi, nous cherchons refuge hors de la
réalité – dans la maladie mentale, dans les drogues, l’alcool, l’amour idéalisé.
Bien sûr, il y a les pouvoirs de l’imaginaire, de la création – une issue aux
pulsions agressives nommé par Freud la sublimation. Mais nous n’en sommes pas tous capables.
En fait, la souffrance nous menace de trois
côtés : dans notre corps, destiné à la déchéance et à la mort : par
le monde extérieur, rempli de forces toujours prêtes à s’acharner sur nous, et
enfin, il y a les autres, essentiels à notre survie mais qui font obstacle à
notre liberté. Sans oublier le
surmoi, cette instance de contrôle à la fois consciente et
inconsciente, juge intérieur qui nous punit par une culpabilité cuisante non
seulement quand nous agissons mal, mais aussi quand nous nourrissons des
pensées que la morale réprouve. Le fait de se sentir parfois honteux d’être
serein quand la planète est en danger n’est rien d’autre qu’une de ses manifestations,
il faut le savoir. En dépit de ce sombre tableau, Freud envisage quand même que
le bien-être puisse parfois venir nous visiter. Mais, pour lui, il tient
surtout à notre capacité
à dénier le réel, à nous raccrocher à des fantasmes d’immortalité, d’invulnérabilité,
ou à nous sentir complétés par un autre : un amour, un enfant qui nous
transmet sa vitalité.
Cultivons notre jardin
Pour trouver la paix
intérieure, devons-nous nous isoler tel l’ermite ? Utiliser les embûches,
les épreuves, comme un tremplin pour mieux rebondir ? Il existe plusieurs
stratégies pour se sentir bien dans le monde. Quand Voltaire (1694-1778)
entreprend de les interroger dans son Candide ou l’Optimisme (Pocket) en1759,
c’est un homme mûr qui se pose la question du mal sur terre et se demande à
quelle condition le bonheur individuel est possible.
Le séisme qui ravagea Lisbonne en 1755, puis le début
de la guerre de Sept Ans (1756), l’ont convaincu de prendre la plume. Candide,
son héros innocent et naïf, entreprend un périple à travers mers et continents
qui a la valeur d’un apprentissage de la vie. Il est accompagné par son
précepteur, qui, comme le philosophe Leibniz (1646-1716), estime que nous
vivons dans le meilleur des mondes possibles, et que le bien l’emporte
toujours. Pour Pangloss, plus ça va mal, plus ça ira bien. À cette vision
béate, Voltaire oppose une conception lucide de l’existence : le malheur
est là, ainsi que l’injustice, mais nous pouvons améliorer notre sort par l’action, le travail.
Aucune Providence ne nous viendra en aide. C’est ce que Candide découvrira
grâce à un sage rencontré à Constantinople : il faut cultiver son jardin
et fabriquer des confitures avec ses proches. Nul besoin d’un vrai verger, notre jardin est notre
espace intérieur, nos qualités, ce que la vie nous offre. Il ne
s’agit pas d’une invitation à un individualisme privé de tout intérêt pour
l’altérité. Voltaire, fidèle à la leçon des philosophes de l’Antiquité, tente
de nous faire entendre que nous
devons nous concentrer sur nos tâches quotidiennes, sans spéculer dans le vide. Et accepter les petits
moments heureux. Cela ne va pas toujours de soi. Pour les plus pessimistes
d’entre nous, cela peut même constituer un véritable travail, à poursuivre jour
après jour. ■