Mai 2022

 

PEUT-ON ALLER BIEN DANS UN MONDE QUI VA MAL ?

 

Isabelle TAUBES

 

Article paru dans Psychologies Magazine Juin 2021

 

Crise sociale, réchauffement climatique, terrorisme… Le début du XXIe siècle ne portait déjà pas à l’optimisme. Et voilà que le Covid noircit encore le paysage. Comment garder un peu de bonne humeur quand les événements incitent à l’angoisse ?

 

Paradoxalement, ce sont souvent les époques les plus sombres qui ont vu naître les œuvres les plus enthousiastes. Songeons au poème de Lucrèce, De rerum natura, qui nous assure que notre âme peut retrouver sa quiétude pour peu que nous soyons capables de dompter nos terreurs et croyances malheureuses.

Pourtant, dans ce Ier siècle avant notre ère, massacres et dictatures se succèdent. Les valeurs traditionnelles sont en crise et le manque de repères bouleverse les existences. Mais, loin de succomber à l’abattement, le philosophe poète, disciple d’Épicure, propose à ses contemporains une morale dont la finalité est l’accès à la sérénité, et dont la première règle est de cesser d’envisager le pire.

 

Des siècles plus tard, les découvertes de la neuropsychologie montrent que les événements réels ont finalement moins d’impact sur nos états intérieurs que notre rapport personnel à l’immaîtrisable et à l’inconnu, ou nos croyances anxiogènes. Ce sont elles qui nous rendent malades. Il serait bien sûr cruel de culpabiliser un chômeur de longueur durée qui se désespère. La souffrance n’est jamais honteuse et il n’est pas anormal d’aller mal quand la situation économique est objectivement mauvaise. Toutefois, nos scénarios catastrophiques tendent à nous aveugler, nous empêchant d’envisager les raisons d’aller bien. Surtout quand, angoissés par les maux qui frappent d’autres humains (maladies, accidents, insécurité professionnelle, ruptures, etc.), nous nous identifions à eux sans recul, comme si nous étions nous aussi touchés ou allions forcément l’être. Ce biais néfaste, les psychologues l’appellent l« illusion focale ». Il nous pousse à projeter dans une vie qui n’est pas la nôtre, à amplifier la gravité des situations et à imaginer sans cesse le pire. « Le malheur des hommes vient de leur inaptitude à demeurer en repos dans une chambre », affirmait Pascal (1623-1662) au XVIIe siècle. Aujourd’hui, nous savons pourquoi : notre cortex cingulaire, zone du cerveau surdéveloppée chez les humains, nous pousse en permanence à nous projeter, à anticiper…

 

Quand nous sommes sur le point de craquer, il est bon de relire Marc Aurèle (121-180), l’empereur philosophe qui, dans ses Pensées pour moi-même (BELLES Lettres) ? Nous rappèle que notre liberté intérieure n’est pas soumise aux aléas du monde extérieur : la vie bonne réside dans notre capacité à nous concentrer sur ce qui dépend de nous, en cessant de nous tourmenter au sujet de réalités qui n’en dépendent pas. Notre principale mission est de nous assurer la meilleure existence possible. N’est-ce pas une faute morale d’être de bonne humeur dans un monde si injuste, si dur ? « Non, répondrait le philosophe, car notre propre bien-être ne rend pas autrui plus malheureux, ni le monde plus cruel. Il n’a jamais été juste, c’est une donnée indépassable. »

 

Surdoués en malheur

Arthur Schopenhauer (1788-1860) était convaincu que la vie ne permet pas le bonheur. Freud (1856-1939) n’était pas plus optimiste. Son essai Malaise dans la civilisation (Payot), qui a failli s’appeler Le Bonheur et la Culture, semble être une tentative de nous faire entendre que le monde ne peut qu’aller mal et nous également. L’ouvrage a été publié en 1930, juste après le krach boursier de 1929, qui a plongé des millions de personnes dans la misère. Le nazisme est en pleine ascension. Freud, encore traumatisé par la Première Guerre mondiale, observe avec inquiétude la montée de la barbarie et l’impuissance de l’éducation et de la culture à lui faire barrage. Dès les premières lignes, il établit un constat amer : la vie en société nous protège des dangers (de la nature hostile, des ennemis), mais elle limite également nos possibilités de jouissance. Frustrante, elle alimente l’agressivité. Nous pouvons nous consoler grâce aux possibilités offerte par la culture, l’art, la spiritualité, la reconnaissance sociale. Or, elles ne sont pas accessibles à tous et, finalement, elles ne sont pas suffisamment satisfaisantes. Aussi, nous cherchons refuge hors de la réalité – dans la maladie mentale, dans les drogues, l’alcool, l’amour idéalisé. Bien sûr, il y a les pouvoirs de l’imaginaire, de la création – une issue aux pulsions agressives nommé par Freud la sublimation. Mais nous n’en sommes pas tous capables.

 

En fait, la souffrance nous menace de trois côtés : dans notre corps, destiné à la déchéance et à la mort : par le monde extérieur, rempli de forces toujours prêtes à s’acharner sur nous, et enfin, il y a les autres, essentiels à notre survie mais qui font obstacle à notre liberté. Sans oublier le surmoi, cette instance de contrôle à la fois consciente et inconsciente, juge intérieur qui nous punit par une culpabilité cuisante non seulement quand nous agissons mal, mais aussi quand nous nourrissons des pensées que la morale réprouve. Le fait de se sentir parfois honteux d’être serein quand la planète est en danger n’est rien d’autre qu’une de ses manifestations, il faut le savoir. En dépit de ce sombre tableau, Freud envisage quand même que le bien-être puisse parfois venir nous visiter. Mais, pour lui, il tient surtout à notre capacité à dénier le réel, à nous raccrocher à des fantasmes d’immortalité, d’invulnérabilité, ou à nous sentir complétés par un autre : un amour, un enfant qui nous transmet sa vitalité.

 

Cultivons notre jardin

Pour trouver la paix intérieure, devons-nous nous isoler tel l’ermite ? Utiliser les embûches, les épreuves, comme un tremplin pour mieux rebondir ? Il existe plusieurs stratégies pour se sentir bien dans le monde. Quand Voltaire (1694-1778) entreprend de les interroger dans son Candide ou l’Optimisme (Pocket) en1759, c’est un homme mûr qui se pose la question du mal sur terre et se demande à quelle condition le bonheur individuel est possible.

 

Le séisme qui ravagea Lisbonne en 1755, puis le début de la guerre de Sept Ans (1756), l’ont convaincu de prendre la plume. Candide, son héros innocent et naïf, entreprend un périple à travers mers et continents qui a la valeur d’un apprentissage de la vie. Il est accompagné par son précepteur, qui, comme le philosophe Leibniz (1646-1716), estime que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, et que le bien l’emporte toujours. Pour Pangloss, plus ça va mal, plus ça ira bien. À cette vision béate, Voltaire oppose une conception lucide de l’existence : le malheur est là, ainsi que l’injustice, mais nous pouvons améliorer notre sort par l’action, le travail. Aucune Providence ne nous viendra en aide. C’est ce que Candide découvrira grâce à un sage rencontré à Constantinople : il faut cultiver son jardin et fabriquer des confitures avec ses proches. Nul besoin d’un vrai verger, notre jardin est notre espace intérieur, nos qualités, ce que la vie nous offre. Il ne s’agit pas d’une invitation à un individualisme privé de tout intérêt pour l’altérité. Voltaire, fidèle à la leçon des philosophes de l’Antiquité, tente de nous faire entendre que nous devons nous concentrer sur nos tâches quotidiennes, sans spéculer dans le vide. Et accepter les petits moments heureux. Cela ne va pas toujours de soi. Pour les plus pessimistes d’entre nous, cela peut même constituer un véritable travail, à poursuivre jour après jour. ■