Novembre 2020

 

L’ANGOISSE DES ELEVEURS DE CHEVAUX

Simon AUFFRET, pour Le Monde du 14.10.2020

 

Les morts et mutilations, signalées par centaines depuis le printemps, inquiètent les professionnels qui alternent entre nervosité et paranoïa

 

Près de Saint-Malo (Ile-et-Vilaine), le 29 septembre, Solène Lavenan surveille, de nuit, des parcs à chevaux. J.BELMONT POUR LE »MONDE »

 

 

REPORTAGE

SAINT-MALO (ILE-ET-VILAINE)

envoyé spécial

 

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es lumières de Saint-Malo (Ile-et-Vilaine) donnent à la nuit tombée un ton rougeoyant. Solène Lavenan coupe le contact de son pick-up, parqué à l’entrée d’un chemin de terre bordé de clôtures barbelées. Deux juments et deux poulains apparaissent, au loin , dans le faisceau blanc de sa lampe torche. « Il m’arrive d’entrer dans l’enclos, pour voir s’il ne leur manque pas une oreille ou une jambe », murmure l’éleveuse en allumant une cigarette.

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l faut rester silencieux. A la mi-septembre, un drone a été aperçu au-dessus des pâtures. Aucun télépilote ne disposait d’autorisation de vol ce jour-là, les gendarmes sont formels. Des engins similaires avaient été repérés, quelques semaines plus tôt, à proximité de chevaux mutilés dans le Finistère. La mort d’un poulain près de Rennes, l’oreille droite et les parties génitales coupées, le ventre ouvert en deux, a fini de faire monter la tension.

 

« Les formes
des coupures
montrent qu’ils
connaissent bien
l’anatomie des
chevaux », assure
un propriétaire

 

 

 

Royaume-Uni, ont permis de souligner que les charognards, comme le renard, ont pour habitude de prélever des organes sur les cadavres de chevaux juste après leur mort. Un changement d’alimentation, après un été très sec dans les pâtures par exemple, peut provoquer un empoisonnement des équidés, suivi d’une mort aussi soudaine qu’inattendue.

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’angoisse du milieu équestre breton contraste avec la tranquillité des pâtures. Comme Solène Lavenan, les douze responsables d’écuries, éleveurs, entraîneurs ou propriétaires rencontrés en Ile-et-Vilaine et les Côtes d’Armor ont renforcé la surveillance de leurs structures. Les enquêteurs n’ont pourtant trouvé, jusqu’à aujourd’hui, aucun lien entre les différentes affaires. Cinq suspects ont bien été interpellés depuis le printemps, mais quatre ont été mis hors de cause, le dernier, un sexagénaire interpellé dans la Meuse, est poursuivi pour un acte isolé de zoophilie sur une jument.

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’ennemi, invisible, n’en est que plus inquiétant. Pour trouver un sens à ces mutilations, les professionnels s’évertuent donc à lui trouver un nom. « On dit que cela vient du dark Web [l’Internet clandestin] », suggère Solène Lavenan, convaincue de faire face à un « groupe proche d’un niveau terroriste ». D’autres imaginent, au choix, une bande satanique ou des équarrisseurs sadiques engagés dans un challenge macabre. « Les formes des coupures le prouvent, ils connaissent bien l’anatomie des chevaux », assure un propriétaire de trois poneys, près de Rennes. Un condensé des rumeurs relayées sur les réseaux sociaux et évoquées par certains médias que rien ne vient, jusqu’ici, valider.

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 Les mutilations existent depuis des années, ce n’est pas nouveau », nuance le responsable d’un centre équestre du pays rennais. Lui a refusé d’organiser des rondes ou d’installer des caméras. S’il a concédé à certains propriétaires la possibilité de planter leur tente dans ses champs pour veiller la nuit sur leurs animaux, il préfère relativiser : « J’ai décidé de ne pas m’inquiéter. Comme face aux chevaux, il ne faut pas montrer sa nervosité. Même quand le danger est réel, la peur est un choix. »

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’un des trois chevaux de Solène Lavenan, Vaquero, semble tout aussi insensible à la menace. Le percheron d’une tonne, seul cheval que la préfecture a autorisé à traverser les murailles de Saint-Malo pour y promener les touristes, se laisse approcher sans crainte par les passants. « Ces gens-là nous poussent à devenir parano », soupire sa propriétaire.

 

«

 Beaucoup de bêtises »

L’affaire des chevaux mutilés est un cas pratique de complotisme à grande échelle. Si les propriétaires sont bien intentionnés et légitimement inquiets, la profusion de rumeurs complique le travail des enquêteurs. A Perros-Guirec (Côtes d’Armor), l’adjudant Matthias Choquet, responsable des investigations dans le département, estime que « 99,9 % » des signalements effectués à la gendarmerie se révèlent sans aucun lien avec les enquêtes ouvertes. « Sur le terrain, on observe une psychose et on a entendu beaucoup de bêtises », commente le sous-officier, spécialisé dans les atteintes à l’environnement.

S’ils apportent des conseils sur le renforcement de la sécurité des animaux, les gendarmes dissuadent leurs veilleurs d’intervenir eux-mêmes : en cas de présence suspecte, le bon réflexe reste d’appeler les forces de l’ordre. Fin septembre, les gendarmes ont été alertés après qu’un agriculteur des Côtes d’Armor a tiré en l’air à trois reprises au fusil de chasse pour faire fuir deux promeneurs approchant de sa propriété. « Un cueilleur de champignons pourrait bientôt se prendre une décharge de chevrotine », redoute M. Choquet.

Près de Dinard, plus d’une dizaine d’éleveurs se sont associés pour embaucher un agent de sécurité, qui passe de propriété en propriété, cinq nuits par semaine, afin de leur permettre de gagner quelques heures de sommeil en leur épargnant des rondes nocturnes. « Nous ne faisons que retarder l’inexorable », se résigne une éleveuse, persuadée que ses chevaux peuvent s’ajouter à tout moment à la lisA l’affût du moindre bruit

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epuis la rentrée, Solène Lavenan et une dizaine de volontaires, recrutés lors d’un appel à l’aide relayé sur Facebook, effectuent des rondes quotidiennes sur les hauteurs de la ville fortifiée. Sous la pluie de la fin du mois de septembre, ils sont quatre, ce soir-là, à tourner de 21 heures à 3 heures. Rose est soignante en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, Laurence, cadre commerciale dans une entreprise de transport, Jeff et Pyg sont artisans. Au fil de leur tournée en voiture autour de plusieurs parcelles, ils sont à l’affût du moindre bruit suspect.

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a présence inhabituelle d’une paire de phare jaunes au fond d’un chemin de campagne suffit à déclencher une série d’échanges téléphoniques : modèle, couleur, plaque d’immatriculation sont dûment répertoriés pour être signalés aux gendarmes. « Sils débarquent ici, leur faire peur serait déjà un grand succès », commente Jeff. « Ils », ce sont les mystérieux responsables des mutilations ou morts suspectes d’équidés qui semblent se multiplier un peu partout en France depuis le printemps. Soixante des 390 enquêtes ouvertes au 28 septembre par la gendarmerie et la police nationale concluent sans équivoque à une « intervention humaine » dans quelque 120 dossiers.

Dans 200 affaires, la piste criminelle a été écartée au profit de causes naturelles ou accidentelles : de précédentes vagues d’agressions présumées, en Suisse ou aute des victimes.

 

 

Sur le terrain,
les gendarmes
dissuadent
les veilleurs
d’intervenir
eux-mêmes

 

 

Comme l’ensemble des membres du collectif, elle a demandé l’anonymat : si des milliers de personnes échangent chaque jour sur des groupes Facebook consacrés à la surveillance des chevaux, certains professionnels du monde équestre refusent de s’exprimer publiquement sur leur mobilisation. « Il n’est pas question que par ler fasse de moi une cible à abattre », craint un éleveur costamoricain.

Pour Solène Lavenan, « toute médiatisation est à double tranchant ». d’un côté, le fait de sensibiliser le grand public pourrait permettre des signalements plus efficaces ; de l’autre, « une partie du phénomène est alimentée par l’emballement en lui-même », assure l’adjudant Matthias Choquet. Dans son centre équestre du pays rennais, le propriétaire va même plus loin : pour faire cesser les mutilations, il suffirait « de ne plus en parler ».

De fait, quand décider de suspendre les surveillances ? « Dès qu’ils en arrêtent un », assure Solène Lavenan, en espérant qu’une première interpellation dissuaderait d’autres agresseurs. « Une priorité peut en chasser une autre », observe plus prosaïquement un gendarme : « Aujourd’hui, nous nous mobilisons sur le sujet des chevaux. Demain, il pourrait y avoir une soudaine hausse des cambriolages ou des accidents de route. »

En attendant, « notre mission est d’être le plus réactif possible », explique le capitaine David Pinget, adjoint au commandement de la compagnie de Rennes. Le signalement d’un homme au milieu d’un champ, près de la métropole bretonne, a déclenché fin septembre l’envoi de « quatre patrouilles et d’un hélicoptère ». Les militaires sont arrivés sur place en seulement quinze minutes, en vain : l’individu n’avait rien à se reprocher. Une nouvelle fausse piste, dans une affaire sans suspect. ■

SIMON AUFFRET