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Septembre  2010

                                                                                                                                     

D’ARGILE ET DE MARBRE. QUAND LA VULNERABILITE DEVIENT FORCE

 

  Charles GARDOU

 

 4Editions Eres, 2009, 222 pages. Dans Pascal, Frida Kahlo et les autres…ou quand la vulnérabilité devient force.  

 

  Introduction par Henri Charcosset, webmestre

 

Cet article est une version condensée pour les besoins de ce site, de l’introduction par Charles Gardou à son ouvrage.

Ouvrage qui prolonge d’autres livres  de l’auteur, notamment la série «  Le handicap en visages »  paru chez Erès avec ses quatre parties séparées :

Parents d’enfant handicapé, 1996

Naître ou devenir handicapé, 1997

Frères et sœurs de personnes handicapées, 1997

Ainsi que Fragments sur le handicap et la vulnérabilité , Pour une révolution de la pensée et de l’action ,  Eres, 2005

 

Pour faciliter une première lecture  de cet article, on peut déjà lire les extraits surlignés en cette couleur-ci

 

 

« L’huître secrète une perle de ce qui la blesse »

                                                                           William Faulkner

 

Vulnérable ! Voilà ce qui spécifie, avec la force de l’évidence, la condition humaine. Voilà ce qui caractérise notre espèce. Ni les apparences de puissance, ni  les velléités de grandeur ne parviennent à gommer cette précarité constitutive. L’humanité, qui se voudrait forte et éternelle,  fait un bruit de porcelaine brisée.

 

La vulnérabilité comme identité

 

Par nature, chétif, éphémère, blessé, faible, digne d’être pleuré, l’Homme apparaît comme un édifice toujours menacé d’endommagement, de dégradation et de ruine. Aussi fragile que ses œuvres, disait Voltaire. Rien n’est définitivement assuré. Tout se révèle provisoire, contingent, impermanent. Chaotique, imparfait, partiel. Jamais de plénitude. Ne rien tenir pour acquis, c’était la sagesse de Siddharta Gautama, le Bouddha : « Je vivrai ici pendant la saison des pluies, là pendant la saison froide, ailleurs pendant la canicule ; ainsi l’insensé fait en son cœur des projets sans s’assurer de ce qui peut les contrarier. » Tout est probable, sauf la mort dont il ne peut, même préalablement épargné par les infirmités, esquiver le face-à-face. Ce n’est pas parce qu’il est vulnérable qu’il peut mourir mais parce qu’il doit mourir qu’il est vulnérable. Telle est sa réalité, la plus intime et la plus étrangère. Telle est la destinée universelle à laquelle nul n’échappe.
         Des soupçons continuent pourtant de peser sur ceux dont le hasard de la naissance ou d’un accident amplifie la vulnérabilité et que l’on dit « handicapés ». Dans une mécanique sociale très réglée qui ne laisse guère de place aux éléments atypiques, on les imagine frappés d’une infériorité. Ils seraient d’une autre nature. Ils constitueraient un autre genre. Ils procéderaient d’un univers séparé, d’une autre humanité. Les voici tenus dans une sorte de  no man’s land, privés de leurs droits, coupés de la communauté, comme des feuilles détachées de la plante nourricière. Désagrégés. Ils doivent s’habituer à porter en silence leur fardeau trop particulier ; à se contenter d’attentes délaissées, de relations consenties par compassion et aussitôt défuntes ; à se satisfaire d’un avenir obstrué. On leur laisse entendre que les « bien-portants » jouissent d’un privilège mais, plus encore, d’un mérite, d’une supériorité dont il est légitime qu’ils se glorifient. Comme si ce n’était pas assez de leur fardeau, on les exile ensemble, en concluant de tacites alliances, comme pour donner raison à Arthur Schopenauer : « Ce n’est pas la folie, disait-il, mais c’est la stupidité qui rapproche l’homme de l’animal. » Aveuglé, assourdi par le fracas des artifices, on ne voit que leur infirmité, on entretient leur disgrâce, on aggrave leur infortune. On leur donne à comprendre que le handicap diminue aussi ceux qui les côtoient. Irrépressible besoin de blesser pour supporter ses propres blessures. De signifier à l’autre qu’il est indigne d’être, de le mésestimer pour se surestimer. Or, existe-t-il d’autres raisons de vivre que d’être reconnu, considéré, aimé ? Y a-t-il d’autres motifs que de compter pour quelqu’un d’autre, de mériter son intérêt ? L’absence de relations équivaut à l’absence d’être.

Qui sont les personnes en situation de handicap, qu’ont-elles fait qui mériterait ces privations,  si ce n’est d’être, plus que d’autres, marquées par la fragilité ? Faudra-t-il une autre controverse de Valladolid (en 1550 sur le statut des Indiens d’Amérique : qui sont-ils ? Appartiennent-ils à l’humanité ?) pour admettre qu’elles incarnent un des multiples visages d’une même humanité et en partagent la vulnérabilité, qui anime toute une vie jusqu’à ses fins fonds ? Pour reconnaître que leur handicap, tel une loupe , ne fait que réfléchir en l’amplifiant, notre condition universelle ? Pour concéder qu’il est moins une énigme à décrypter qu’un défi à relever ? Pour convenir enfin que notre peur du handicap, proportionnelle à notre peur pathologique de nous-mêmes, conduit à tenir séparé le monde des uns du monde des autres ?

Bien qu’inégalement répartie, la fragilité est un destin commun à affronter solidairement. Une existence en est l’expression, toujours variable. Il y a autant d’êtres vulnérables que d’êtres au monde. Nul n’est immortel et omnipotent . Sous des formes et à des degrés divers, chacun présente des retards, des déséquilibres, des anomalies, des failles physiques, intellectuelles, psychologiques, affectives, relationnelles,  économiques. Cela admis, le handicap cesse d’être une infériorité pour devenir une possibilité générale de l’existence. Il est la métaphore des carences, contre lesquelles nous luttons avec des armes inégales. Portant parfois à l’extrême notre condition humaine, il ouvre à l’universel. Nous l’avons écrit ailleurs, ce qui caractérise la problématique du handicap, dont on parle spécifiquement, c’est sa signification d’universalité.

Butant sur cette part irréductible, l’Homme s’éreinte à la fuir ou à la nier. Il emploie l’essentiel de ses forces dans ce combat, contre sa propre substance. Ce qu’il est se rit de ce qu’il rêverait d’être. Décalage à la fois pathétique et burlesque. Fétu de paille à la merci d’un coup de vent, il s’évertue à montrer sa force : sa force physique, sa force intellectuelle, sa force de contrainte, sa force de frappe. Son assurance et son inflexibilité. Il se nourrit de rapports de force, d’épreuves de force, de coups de force, de bras de fer. Il rêve de  souveraineté, se montrant volontiers fort avec les faibles et faible avec les forts…

L’absence de graves vicissitudes lui donne une étrange confiance dans ses ressources et sa force. Aussi longtemps qu’il est préservé d’importantes défaillances de son corps ou de son esprit, il s’installe généralement dans une sorte de suffisance. Lorsque le danger, lointainement menaçant, le touche de façon directe, entre à l’intérieur de sa peau, il comprend, il « prend avec lui » la situation, jusque-là simplement entrevue. Car savoir n’équivaut pas à ressentir, à éprouver dans ses fibres, à porter au plus intime de soi. On peut connaître ce qu’est le handicap en ignorant la vie de ceux qui en sont affectés. On peut savoir ce qu’ils « ont » en méconnaissant ce qu’ils « sont ».

Cette ignorance génère des fantasmes individuels ou collectifs, source de tous les rejets.

 

 

La lutte contre soi-même comme destin

 

 

    Le moteur de l’existence humaine réside bien là, dans cette lutte contre la vulnérabilité. L’espoir de parvenir à se hisser au-dessus d’elle, décuple les forces : si certaines se manifestent quasiment à notre insu, les autres ne se découvrent et ne se développent que dans l’adversité. Les forces vitales, empruntant alors les moindres interstices, percent la coquille qui les emprisonne.

« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort  », disait Nietzsche, ayant lui-même vécu entre maladie et santé, jusqu’à verser dans un autre monde, où il passe onze années de sa vie dans un état crépusculaire. Grâce à son capital de ressources et d’énergies  insoupçonnées, l’être humain est à même d’affronter des situations imprévues, des circonstances périlleuses. Par instinct et par volonté, il improvise, reconstruit ; il supplée, s’adapte. Le sentiment d’une perturbation des organes peut constituer un puissant stimulus.

    Il advient qu’une entrave ouvre l’accès à un niveau de fonctionnement supérieur et devienne un moteur de développement psychique. On s’aperçoit que lorsqu’un sens fait défaut, un autre se développe ; que lorsqu’une faculté est entravée, une autre surgit. Le handicap incarne cette éclosion de facultés de suppléance et la confrontation avec ses propres réserves. Généralement envisagé comme seule désagrégation,  paralysie, dépendance,  stérilisation des possibilités d’activité et de réalisation, il peut se compenser d’aspects féconds. L’assèchement apparent engendre une floraison, souvent accrue à force d’être empêchée. Du corps ou de l’esprit défaillant ou rétif,  cessant d’être serviteur pour devenir écueil,  peuvent naître des énergies allant jusqu’aux limites extrêmes de l’humain. A contrario, des facultés intactes, un corps et un esprit performants ne garantissent ni l’ardeur à vivre et à s’accomplir ni la capacité et le désir d’entreprendre.

Tout en récusant la sublimation et l’idéalisme naïfs, reconnaissons que certaines vies, reconstruites à bout de bras, sur des décombres,  représentent des modèles de détermination et de réussite. Tout a dû être surmonté par une volonté triomphant des manifestations de la faiblesse. La vie en apparence brisée donne paradoxalement des raisons de lutter, de résister, de vouloir inverser le cours des choses. Confronté à l’adversité de la maladie ou du handicap, à l’inévitable de la mort, peut-être apprend-on tout simplement à vivre.

La longue histoire des hommes, qui ne cesse d’illustrer cet alliage d’argile et de marbre,  s’est faite aussi avec la capacité de dépassement, la mobilisation du processus de résilience, le talent de personnes présentant des déficiences, parfois extrêmes. Quels que soient le temps et les cultures, les exemples foisonnent : scientifiques, politiques, inventeurs, philosophes, peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, poètes. Sans faire de hiérarchie dans le choix,  nous avons cheminé sur les pas de Robert Schuman, Frida Kahlo, Jean-Jacques Rousseau, Blaise Pascal, Fedor Dostoîevski, Joêl Bousquet, Helen Keller et Démosthène. Chacun d’eux savait, de cette science certaine que donne l’expérience vécue, la place de la vulnérabilité et des ressorts nécessaires pour la surmonter. Leur flamme créatrice naît dans l’adversité et leur œuvre, conquise sur leur faiblesse, grandit pour s’élever au rang des plus belles. Sans verser dans la fantasmatique des surhommes, ou interpréter hâtivement les rapports entre leur handicap et l’ampleur de ce qu’ils ont accompli, il est difficile d’ignorer chez eux l’existence d’un processus cathartique (effet de purification des passions). Leur vie et leur œuvre sont une même aventure.

Ils témoignent de la même ambition : faire œuvre pour triompher des limitations, qui les mettent constamment en proie à un risque de basculement. Intransigeants envers eux-mêmes, ils réunissent, pour se reconstruire, les « matériaux » qu’ils s’efforcent d’arracher aux ravages du handicap. Si l’on entend par résignation le renoncement à un idéal, ils ne se résignent jamais. Même au plus bas de la dépossession, ils se relèvent pour continuer à créer. Ils « travaillent » leur sentiment de dévastation. Ils se rebellent. Ils refusent de se soumettre aux pesanteurs et aux empêchements à vivre. Mais parce qu’ils ne sont qu’humains, leur force inégale et fugitive connaît de nombreux mouvements de ressac. On les découvre tantôt aussi faibles que si le sang désertait leurs veines, tantôt aussi forts qu’aucun écueil ne semble pouvoir freiner leur élan vital et créatif. Tantôt le lâcher-prise et l’abandon à la faiblesse, tantôt la résistance et le triomphe de la force, tantôt l’un et l’autre enchevêtrés.

Robert Schumann, exténué sous le fardeau de ses troubles psychiques, tire de sa maladie d’angoisse les plus belles compositions musicales. Frida Kahlo, victime de la poliomyélite, puis broyée par un accident, transforme la déchéance de son corps, qui dévore sa féminité,  en splendides tableaux de sang et de couleurs. Blaise Pascal, traqué  dans sa solitude affective par la maladie et la mort qui rôde, devient un inventeur, un savant et un prodige de la pensée.  Jean-Jacques Rousseau, errant et luttant contre sa maladie multiforme, laisse une œuvre immense dans le domaine des idées et de l’expression des sentiments.

Fedor Dostoïevski, voûté par le destin, toujours coupable,  constamment éprouvé par ses crises d’épilepsie et son emphysème pulmonaire, devient l’un des plus grands génies  dramatiques. Joël Bousquet, grabataire dans sa chambre d’exil, marche à travers sa poésie et enfante des mots magiques. Helen Keller, sourde, aveugle et muette, emmurée dans le silence,  refuse de capituler face à la nature qui s’est acharnée sur elle pour devenir une conférencière accomplie. Démosthène, luttant d’arrache-pied contre son bégaiement, oppose sa propre force à celle de sa destinée pour se hisser au sommet de l’art oratoire.

Comme tant d’autres, ces femmes et ces hommes font subir un renversement, un retournement au handicap, pour donner à voir une clarté dans la brume qui le nimbe. Ils composent,  peignent, écrivent, inventent, certes pour s’exprimer, mais avant tout pour s’emparer de leur vie et lui rendre sa hauteur. Ils créent pour redonner une unité à leur être dissocié et accéder à un autre ordre d’existence. Sous la façade de leur notoriété, ils peuvent apparaître, il est vrai,  comme des exceptions et des privilégiés dans leurs capacités d’action ou de création. Néanmoins, leur situation donne une singulière ampleur à leur expérience individuelle et l’élève au rang de symbole.

Leurs itinéraires singuliers mettent en lumière une situation paradoxale : le handicap impose de multiples limitations et impuissances, d’indicibles détresses, des sentiments d’infériorité. Il contraint  à renoncer à des aspirations, il réduit en poussière des désirs et des projets, il restreint certaines capacités. Toutefois, il n’obère pas systématiquement l’ensemble des possibilités d’un être. Certaines peuvent même s’accroître. Peut-être recèle-t-il une obscurité féconde, comme le fait dire Nietzsche à Zarathoustra : « la nuit est aussi un soleil ».

L’écart à l’équilibre, à la norme, à la moyenne tue et crée à la fois. Il provoque à exister, à transcender sa faiblesse. Même dans les cas –et on ne saurait les oublier- où une déficience laisse tout entier exsangue et prive de toute liberté, les plus infimes forces, les plus inaperçues, veulent vivre. Nul être, tant qu’il est vivant, ne renonce à tout. Non, la blessure n’est pas totale négation.

Leur œuvre-vie amène finalement à déshabiller la nature de l’homme. Elle éclaire d’une lumière crue la déchirure entre sa nudité et la hauteur à laquelle il aspire ; la fracture entre la conscience d’une chétivité constitutive et l’obsession illusoire de la puissance et de la maîtrise . La vulnérabilité de Robert, Frida, Blaise, Jean-Jacques, Fedor, Joël, Helen et Démosthène s’élargit à tous, comme pour insuffler la force de la dépasser.

Une vérité se donne crûment à saisir : toute vie dépouillée de son vernis renvoie inexorablement à la fragilité. Non une fragilité accidentelle, de surface, mais une fragilité d’identité, qui nous définit et ancre l’humanité dans notre chair. C’est là que se tient le secret de l’être et que niche la source d’une réelle solidarité entre les humains, plus ou moins préservés des traquenards de la vie.