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Juillet 2011
LE VRAI BONHEUR
LE MONDE DES RELIGIONS, mai-juin
2010
Introduction
Ci-dessous le sommaire, et la reproduction par choix
personnel des textes :
- Montaigne : Une sagesse de la vie quotidienne,
par André Comte-Sponville
- Denis Marquet : Conquérir la « jubilation
d’être », par Gabrielle Halpern
- Dagpo Rimpotche :
Une « terre pure » en chacun de nous (texte un peu condensé), par Frederic Lenoir et Jennifer Schwarz
Henri Charcosset
MONTAIGNE : UNE SAGESSE DE LA VIE
QUOTIDIENNE
André Comte-Sponville
En visant « la volupté » et en dédaignant la tristesse, Montaigne prône une
«philosophie en action », à
l’opposé des utopies transcendantes : la recherche du bonheur consiste avant
tout à se réconcilier avec le réel et à cultiver activement le
« vivre à propos ».
Montaigne (1533-1592) n’est pas si
doué pour le bonheur qu’on le croit. Ni n’a eu autant de chance qu’il le dit. «
Je dois beaucoup à la fortune, reconnaît-il, de quoi jusqu’à cette heure [il a 55 ans, il
mourra quatre ans plus tard], elle n’a rien fait contre moi d’outrageux, au
moins au-delà de ma portée » (III,
9, 998). Il a pourtant connu les guerres de religion, souffert de coliques
néphrétiques à répétition ; perdu cinq enfants sur six, bien sûr aussi son père
(dont il dit le plus grand bien), sa mère (dont il ne dit rien) et surtout,
très tôt, son ami Etienne de La Boétie, passionnément aimé, dont la mort transforma la vie de
Montaigne, par différence, en « une
nuit obscure et ennuyeuse » (I,
28, 193). L’auteur des Essais a pourtant le sentiment d’avoir été heureux, autant qu’on
peut l’être, et davantage que la plupart : sa vie le laisse, au total, « très
content et satisfait » (III, 9,
998). Il faut croire que sa « portée
» - on ne parlait pas encore de
travail du deuil, ni de résilience - était assez ample.
Puis il y a « la tourbe des menus maux »,
comme il dit si bien, autrement dit les mille petites blessures ou déceptions de la vie quotidienne. « Il y a toujours quelque pièce qui va de travers »,
constate-t-il. Vaines piqûres ? « Vaines
parfois, mais toujours piqures. »
Faire fi des « épines domestiques »
Pas besoin d’un deuil pour nous
gâcher la vie ! Il suffit d’un rien, par exemple d’une « épine domestique », qui
pique d’autant plus qu’elle est plus fine. Bref, Montaigne n’est pas un sage,
ni ne prétend l’être : « Les maux me foulent selon qu’ils pèsent »,
reconnaît-il, et «
s’ils ne me blessent, ils m’offensent ».
Et d’ajouter merveilleusement, c’est l’une des phrases de lui que je me répète
le plus souvent : « c’est
chose tendre que la vie, et aisée à
troubler. (III, 9, 950). Point un sage, donc le contraire
d’un imbécile heureux. C’est ce qu’on appelle un philosophe et Montaigne en est
un. Son bonheur doit à la chance, comme pour chacun d’entre nous, mais aussi et
surtout à lui-même, à sa raison, à ses lecteurs, à ce long travail, toujours
recommandant de vivre et de penser. C’est la philosophie même. Son but ? Le
bonheur « Ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement et
tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à notre aise »
(I, 20, 81). La raison ne vaut qu’au service de la vie, qui ne vaut que par le
plaisir qu’on y trouve. Il y a un hédonisme de Montaigne, qui est moins une
doctrine, pour lui, qu’une évidence. «
Le plaisir est notre but », qui meut
jusqu’aux plus sages : « En la vertu
même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté » (I, 20, 81-82).
Cela indique assez le chemin : « Il faut
étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse » (III, 9,
979). Comment ? D’abord en se
réconciliant avec son corps, donc aussi avec la nature et la vie. Puis en
apprenant à agir, plutôt qu’à rêver ou imaginer. Enfin, en apprenant à aimer la vie - peu de philosophes en sont capables
- davantage que la philosophie et même que la sagesse.
C’est d’ailleurs une constante chez
Montaigne : le réel l’intéresse plus que l’imaginaire, l’action plus que les
doctrines ou les rêves. « Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent,
peu en fantaisie » (III, 5, 842). La vie de Socrate l’impressionne
davantage que les Idées de Platon ; celle d’Epicure, davantage que ses atomes.
« Composer nos moeurs
est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles
et provinces, mais l’ordre et la tranquillité de
notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre,
c’est de vivre à propos » (III, 13, 1108). Cela ne va pas sans une espèce
de conversion de notre rapport au temps. « Chacun
court ailleurs et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi » (III,
12, 1045). Montaigne fait le contraire : il déguste le présent (lire l’extrait
en fin de l’article), il ne va qu’où il est (Journal
de voyage, VII). Sagesse ? Sans doute, mais toute humaine. C’est où il
s’écarte des stoïciens, et même des épicuriens, qui voudraient vivre « comme un dieu parmi les hommes ». Rien
de plus absurde, pour Montaigne, que de vouloir « s’élever au-dessus de l’humanité » (II,
12, 604). « Ils veulent se mettre hors
d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges,
ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser ils s’abattent. Ces
humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles » (III, 13, 1115). La vraie sagesse est
à l’opposé de ces utopies : « Il n’est
rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si
ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies,
la plus sauvage, c’est mépriser notre être » (III, 13, 1110).
« Jouir loyalement de son être »
Le bonheur, au contraire, consiste à
l’accepter, à le cultiver, à l’aimer : « C’est
une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être
» (III, 13, 1115). Tel est, pour Montaigne, « le sommet de la sagesse humaine et de notre bonheur » : il réside dans « l’amitié que chacun se doit », sans laquelle nul ne saurait aimer
la vie et les autres (III, 10, 1006-1007). Et Montaigne de conclure, ce sont
presque les derniers mots des Essais :
« Pour
moi donc, j’aime la vie »
(III, 13, 1113). La vie, telle qu’elle est, telle qu’elle passe, sage ou non,
heureuse ou pas. C’est le secret de la sagesse et du bonheur.
Montaigne, Essais (III, 13,1107)
« Quand
je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène
solitairement en un beau verger, si mes pensées sont entretenues des
occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les
ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi.
Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointe
pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous convie non seulement
par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est justice de corrompre ses
règles. »
Pour aller plus loin
- Michel de Montaigne, Essais in Oeuvres
complètes (Seuil, 1967).
- Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse (PUF, 2008).
- André Comte-Sponville,
Je ne suis pas philosophe, Montaigne et
la philosophie (Honoré Champion, 1993).
RENCONTRE
AVEC...
DENIS
MARQUET, PHILOSOPHE THÉRAPEUTE
Conquérir
« la jubilation d’être »
Gabrielle Halpern
Le
bonheur rend malheureux. C’est en
tout cas ce que dit le philosophe thérapeute Denis
Marquet à ses patients. Toute notre souffrance viendrait de notre volonté
d’imposer à la vie une idée toute faite du bonheur, un
pur produit nostalgique du temps où nous étions nourris en continu dans un
ventre maternel qui abrogeait toute distance entre notre désir et sa
satisfaction. Mais, selon ce Socrate moderne, c’est précisément dans cette
distance que se situe la vie. Cet autodidacte en psychologie, qui a étudié puis
enseigné la philosophie à l’université de Paris XII et à Sciences-Po Paris,
explique que l’on a souvent une conception fixiste du bonheur. Mais à partir du
moment où l’on crée une routine excessivement stable, on ne peut plus accéder à
la véritable joie, qui réclame une ouverture à la
vie, à la nouveauté et à la spontanéité. En cela, cette « jubilation d’être », cet élan vital est une chose que tout enfant
connaît naturellement, à partir du moment où ses besoins sont satisfaits et
qu’il se sent en sécurité.
Pourquoi de nombreux adultes ont-ils
perdu leur enthousiasme ? Il faut prendre le temps de s’attarder sur une fleur
que l’on n’a jamais vue, sur le sentiment de joie qui nous traverse quand on
court. Cette quête n’est pas éloignée de la question écologique, comme Denis
Marquet le montre dans son célèbre roman Colère
(Livre de Poche, 2003). L’adulte oublie souvent, avec le temps qui passe,
que la véritable joie n’a pas de cause. « Elle survient précisément lorsque je cesse
de regarder le réel selon le critère de ce qui va me causer des émotions
agréables ou désagréables. La joie naît d’un regard
sans critère, sans préférence : un regard vierge, innocent », écrit le
philosophe dans son passionnant Éléments
de philosophie angélique.
La puissance de l’humilité
Très stoïcien, Denis Marquet recommande l’abandon du fantasme de la toute-puissance.
Nécessairement cause de frustration, le désir d’omnipotence doit être remplacé
par la puissance de l’humilité. Accepter d’être ignorant, d’être étonné, de se
tromper. La thérapie philosophique aide à accoucher
de sa vérité intérieure - à condition d’effacer tous
les préjugés sur soi. Socrate prônait le « Connais-toi
toi-même », mais il disait aussi : « La
seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien. » La vraie connaissance
de soi requiert d’abandonner tout savoir sur soi et
d’accepter de se laisser surprendre. Le philosophe utilise d’ailleurs le
dialogue socratique dans son cabinet pour faire accoucher ses patients de leur
propre vérité.
La capacité au bonheur n’est pas innée,
mais nous sommes inégaux face à celui-ci, car chacun a un héritage plus ou
moins difficile à porter. Accepter cette inégalité est la meilleure façon de
guérir sa difficulté à être heureux, affirme le philosophe qui prépare une
adaptation au cinéma de L’Odyssée d’Homère.
Si tout enfant est naturellement heureux, c’est son
entourage, et en particulier ses parents, qui auront pour responsabilité de
transformer cette capacité au bonheur en un élan vital qui l’accompagnera toute
sa vie. La fatalité n’existe pas : Poséidon et les autres n’ont jamais eu
raison de l’enthousiasme d’Ulysse...
Éléments de philosophie angélique
Pleine d’espoir, cette
philosophie est destinée à montrer à l’être humain qu’une vie nouvelle peut
commencer et qu’il y a un avenir à réinventer. Mêlant dialogues, citations et
réflexions, ce livre est une invitation à regarder le monde autrement, un appel
a une révolution humaine (Albin Michel, 2005).
GRAND
ENTRETIEN AVEC LE VENERABLE
DAGPO
RIMPOTCHE
Une « terre
pure » en chacun de nous
Frédéric Lenoir et Jennifer Schwarz
Premier lama tibétain à s’être installé
en France, en 1960, Dagpo Rimpotché
dirige aujourd’hui un centre bouddhiste en région parisienne. Pour approcher le
nirvana et quitter le cycle des renaissances, explique-t-il, il faut dépasser
l’illusion de l’ego, grâce à une longue pratique de la méditation.
Le Vénérable Dagpo Rimpotché est né dans la
région du Kongpo, au sud-est du Tibet, en février
1932. Il est âgé d’un an à peine lorsque le treizième dalaï-lama Thoupten Gyatso (1875-1933) le
reconnaît comme la réincarnation d’un maître de la fin du XIX’ siècle, Bamtcheu Rimpotché. Dès ses 6
ans, Dagpo Rimpotché
rejoint un monastère. A 24 ans, il se rend au Tibet central dans la grande
université monastique de Drèpoung, où il reçoit
l’enseignement de nombreux maîtres guélougpa. Il y
demeure jusqu’à l’insurrection de 1959. Après avoir vécu huit ans d’occupation
chinoise, il parvient à traverser l’Himalaya. Arrivé en Inde, il rencontre des
universitaires français, qui l’invitent à collaborer
à leurs travaux de recherche et de traduction. C’est ainsi que Dagpo Rimpotché est, en 1960, le
premier lama tibétain à s’installer en France. À Paris, il enseigne la langue
et la civilisation tibétaines à l’Institut national
des langues et civilisations orientales. Il dirige
actuellement l’institut Ganden Ling, situé en région
parisienne à Veneux-les-Sablons, près de
Fontainebleau, où il anime de nombreuses sessions de formations bouddhistes. Le
Vénérable Dagpo Rimpotché a
aussi établi d’autres centres bouddhistes en France, aux Pays-Bas et en Asie du
Sud-Est, notamment en
Inde, où il se rend régulièrement afin d’enseigner
dans son monastère.
Qu’est-ce que le bonheur dans le bouddhisme?
Dans la pensée bouddhiste, la palette
des bonheurs admet nombre de nuances, du transitoire
à l’ultime, mais au sens plein, le bonheur « authentique » suppose un bonheur
inaltérable. Le véritable bonheur est ainsi bien différent
des bonheurs ordinaires, simples expériences de l’ordre du plaisir ou de la
joie qui sont des plus fluctuantes. Dans le cycle
des existences conditionnées, appelé le samsara, qui se définit par le fait de
naître et mourir sans liberté, en aucun cas on ne peut connaître un bonheur
supérieur, soit durable. En prendre conscience suscite le désir de se libérer
du samsara. C’est la seule solution
efficace, car aussi longtemps que l’on vit sur le support d’« agrégats
conditionnés », c’est-à-dire d’un corps et d’un esprit imparfaits,
les bonheurs les plus intenses disparaissent au bout d’un moment, générant la
souffrance - frustration, déception.
Comment comprendre de telles fluctuations?
Vivre dans le samsara signifie être sous le pouvoir de karmas souillés et des klesha : des facteurs perturbateurs de
l’esprit, comme l’aversion ou l’attachement, qui
nous tyrannisent. Soyons réalistes : à cause d’eux, nous n’avons ni
indépendance, ni liberté... Ceci nous fait engranger des karmas « souillés »,
au sens où ces karmas vont être introducteurs de nouvelles renaissances dans le
samsara, avec le danger de chuter à nouveau dans des états infortunés dont il sera
difficile de s’extirper. C’est un enchaînement très pénible... Précisons quand
même que le bouddhisme ne nie ni rejette les bonheurs du samsara. Il explique d’ailleurs comment se les procurer. Mais s’il
admet que c’est nettement mieux que la souffrance brute, il constate aussi
qu’ils ne sont pas suffisants, n’étant pas
totalement satisfaisants. Bref, il n’est pas question de les dédaigner. On
attire simplement l’attention sur le fait qu’il ne faut pas leur demander plus
qu’ils ne peuvent donner. C’est un appel à être réaliste, objectif : les
bonheurs ordinaires sont objectifs limités et éphémères.
Quels moyens utiliser, dès lors, pour se libérer du samsara et
essayer d’atteindre ce bonheur de libération qu’est le nirvana ?
Il faut remonter à ce qui constitue la
source du samsara et de ses
inconvénients : les facteurs perturbateurs de notre esprit. L’un d’entre eux
est la racine des autres : l’ignorance de ce que nous sommes. C’est une perception aussi naturelle de notre part qu’erronée : la «
saisie du soi » appréhende de manière fausse ce
qu’est « je », ce qu’est « moi ». Elle imagine
qu’existe un « je », un « moi » qui serait indépendant, absolu. Cette saisie de
l’individu, aspect bien spécifique de notre
ignorance, il faut la détruire pour nous libérer du samsara. Car c’est d’elle que jaillit tout le reste. Pour cela, il
ne suffit pas de nous répéter comme un perroquet « le je n’existe pas, le je
n’existe pas ». Le seul moyen, selon nous, consiste à entrer dans une
observation de plus en plus poussée de la manière dont est constitué le je, le
moi, pour parvenir, petit à petit, à discerner de
quelle façon l’individu apparaît. Il existe certes, mais d’une manière
relative, en dépendance avec toutes sortes d’autres phénomènes. Au fur et à
mesure qu’on discernera mieux l’interdépendance,
cela affaiblira la saisie erronée du soi, et la décrédibilisera. Un jour, il
deviendra évident que, oui, un individu existe mais dépendant.
Dès lors, l’ignorance en tant que saisie du soi ne pourra tout simplement plus se manifester. Elle aura été détruite par
la compréhension de ce que l’on appelle la vacuité
- non pas le néant, mais l’absence (le vide) d’une entité absolue.
Cette compréhension intervient-elle par la pratique de la
méditation ?
L’ignorance nous fait croire que
l’individu que nous sommes est doté de caractéristiques propres, qu’il s’établit de lui-même de manière intrinsèque.
Or, ceci est faux. Evidemment, notre mode de pensée ne peut pas opérer une
révolution radicale subitement. Ce n’est pas parce
qu’on aurait obtenu une compréhension discursive, encore intellectuelle, de la
vacuité, que la saisie du soi aurait été
balayée. Cela se fait graduellement. Dans un premier temps, la
compréhension discursive mine la saisie du soi ; elle la rend malade en quelque
sorte. L’ignorance affaiblie perd de sa capacité à nous entraîner à accumuler
des karmas introducteurs au samsara, mais
la partie n’est pas encore gagnée. C’est là que va intervenir
la méditation. Méditer revient à
accoutumer l’esprit à percevoir les choses sous un nouvel angle ; ici, celui de
l’absence de nature propre. Cela le déshabitue de
la vision fallacieuse d’un soi substantiel. Alors qu’au point de
départ, la compréhension de la vacuité est forcément discursive, au bout d’un
moment, elle devient évidente. On obtient alors ce que l’on appelle la
compréhension directe de non-soi. Cette sagesse est un précieux instrument,
le seul capable de déraciner et détruire la saisie du soi, perception fausse
mais solidement ancrée en nous. Cependant, pour que la compréhension
de la vacuité ait une force suffisante, il faut qu’elle se fonde sur un esprit bien
stable. D’où la nécessité de s’entraîner à la concentration en vue d’obtenir le « calme mental » (shamatha) : un
niveau de concentration qui a surmonté et neutralisé
la distraction la plus subtile. Seulement, pour se hisser au niveau du calme
mental, il faut auparavant avoir surmonté la distraction sous ses aspects les
plus grossiers, faute de quoi on ne peut même pas commencer à se concentrer. La première urgence est donc d’adopter une
observance minimale de l’éthique : tant qu’on a l’esprit « distrait »,
c’est-à-dire troublé, par des envies de tuer, voler, mentir ou encore...
bavarder, on est incapable de se concentrer. En résumé, l’éthique, qui consiste
d’abord à se garder de mal agir, est le socle indispensable, grâce auquel la
concentration va surmonter les formes de plus en plus subtiles de la
distraction. La stabilité issue de la concentration confère à la sagesse la puissance
de mener à bien ses analyses. En naît la compréhension directe de la vacuité,
qui va annihiler l’ignorance en tant que saisie du moi. Pour obtenir la libération du samsara, le Bouddha a préconisé les trois instructions supérieures - éthique,
concentration et sagesse. Qu’on recoure aux trois, et on obtiendra la
libération personnelle escomptée, devenant un arhat - un être libéré. Et si on applique cette même méthode
tripartite avec l’objectif de mener tous les êtres à
la libération, c’est l’état de Bouddha qu’on atteindra.
Une
fois que l’on a obtenu cet état de libération, on ne se réincarne plus. Mais
puisqu’on ne revient plus sur Terre et qu’il n’y a plus d’identification à un
soi, « qui » est heureux et où?
Dans les deux Eveils, l’individuel comme
l’Eveil suprême de Bouddha, c’est une perception complètement erronée à propos
de ce que l’on est qui est anéantie. Ce
n’est pas l’individu qui est détruit, mais une vision fausse de l’individu.
Lui continue bel et bien à exister. La différence est qu’il s’est débarrassé de
son ignorance et de ses implications. Il n’est donc plus exposé à la
souffrance, sous aucune forme. Il est libéré au sens qu’il n’est plus obligé de
renaître dans ce bas monde, le samsara,
sous le pouvoir des karmas et des kleshas. Mais s’il
le souhaite, s’il le juge utile, il pourrait renaître parmi les êtres humains
pas encore libérés, tout en continuant quant à lui à expérimenter le bonheur durable issu de la libération. Ceci dit, lorsque le
Bouddha a dispensé ses enseignements, il les a toujours adaptés
à ses auditeurs. D’où les quatre systèmes philosophiques du bouddhisme.
Selon le système Vaibhashika, le nirvana revient à
une extinction pure et simple, mais les autres systèmes
ne sont pas d’accord avec cette interprétation. En ce cas, où se trouve le
nirvana ? Nulle part en dehors de l’individu. C’est un état d’être, un état
d’esprit. De l’extérieur, ça ne se voit pas forcément. Le nirvana n’est pas un
monde lointain, ou transcendant, où vivrait une
élite libérée et complètement séparée du commun des mortels. En fait, la personne ayant obtenu l’Eveil a, en
elle-même, sa terre pure, « son paradis » si vous voulez, et ce, où qu’elle se
trouve. Par ailleurs, elle conserve une certaine individualité. Quand il
est question d’« union », c’est au sens d’égalité - de qualités, de
connaissances, etc. - mais pas d’« osmose »...
Retrouvez la vidéo sur Internet :
www.le-monde-des-religions.fr
Pour
aller plus loin
- Site de l’Institut Ganden
Ling de Veneux-Ies-Sablons
(77) : http://gandenling.free.fr
- Dagpo
Rimpotché et Jean-Philippe Caudron, Le Lama venu du Tibet
(Grasset, 1998).
- Dagpo
Rimpotchê, La
Guirlande des êtres fortunés (commentaires
de texte) (Guépèle, 2005).
- Djé Tsongkhapa, L’ode aux
réalisations (Arkhana Vox, 1990).
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