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Mai 2013

 

FAUT-IL FAIRE SON DEUIL ? Perdre un être cher et vivre le deuil du conjoint

 

Pascal DREYER, Directeur de la publication de « Faut-il faire son deuil ? »

 

  Éditions Autrement, 2009

 

Introduction par Henri Charcosset

 

Dans cet ouvrage de 247 pages, on s’arrêtera préférentiellement, à ce qui peut concerner notre vie concrète.

 Veuf en 1990, à 54 ans, avec compagne depuis 1992-1993, c’est donc pour raison me touchant de près que j’ai choisi de reproduire deux témoignages de la partie « Le deuil du conjoint » page 120–131. Je me retrouve très bien dans le témoignage de J.D.

Cela n’empêche pas de se concentrer sur tel ou tel aspect général de l’ouvrage, en vue d’en tirer profit.

Aussi, au « Faire son deuil » bien classique, je pense opportun de préférer le « Vivre son deuil », appelé à nous accompagner, pour le reste de nos jours.

 

« LE MORT EST UN INVISIBLE, PAS UN ABSENT

 

 Nanou, page 120–125

 

Nanou, 66 ans, a mené une longue carrière en tant que conseillère en recrutement et directrice des ressources humaines. Nous avons eu plusieurs entretiens autour des deuils qui ont profondément marqué sa vie : son frère qui s’est suicidé à l’âge de 30 ans, son père qui en est mort de chagrin, sa mère, puis son conjoint. Le récit de ces deuils est pourtant intensément vivant, tant la présence des morts et l’amour qui leur est toujours porté sont puissants  et actifs dans la vie de Nanou. Ni « faire son deuil » ni « refaire sa vie » ne lui paraissent des expressions adéquates pour désigner la richesse de sa vie présente.

 

Vous avez perdu votre frère dans des circonstances dramatiques. Comment avez-vous fait face à ce premier deuil ?

 

Je suis née la nuit de Noël et je me suis souvent demandé, avec un peu d’humour, ce qui m’arriverait à 33 ans, lorsque j’aurais atteint l’âge du Christ ! Nous étions en 1975. C’est mon frère qui est mort cette année-là : il s’est suicidé en Amérique du Sud. Il avait 30 ans. Nous avions souvent été inquiets pour lui, car il passait de moments euphoriques à de grandes phases dépressives. Mais tout le monde l’adorait.

À l’annonce de sa mort, j’ai voulu partir là-bas pour le ramener près de nous, mais cela s’est révélé impossible. Pendant un mois, j’ai remué « ciel et terre » pour qu’il soit rapatrié et que nous puissions nous retrouver tous ensemble – autour de lui et avec lui – lors d’une cérémonie.

Une amie m’avait dit : « Tu auras peut-être la chance inouïe qu’il soit embaumé et de pouvoir voir son visage à travers une petite vitre, comme ils le font dans ce pays. » C’est ce qui s’est passé. Lorsque je suis allé reconnaître son corps à l’aéroport, un mois plus tard, je l’ai trouvé très beau. En revanche, Maman n’a pas pu le regarder et mon père ne l’a pas reconnu. Il a refusé l’irréparable : la mort de son fils. Je lui ai dit qu’il serait atroce d’attendre toute sa vie un mort qui ne reviendrait jamais.

Les funérailles religieuses d’une personne qui s’est suicidée étant impossibles à l’époque, je me suis battue contre les préjugés et les oukases : le ciel m’a aidée et j’ai bénéficié du soutien immense de trois prêtres qui nous connaissaient depuis notre enfance.

Le cercueil de mon frère avait été placé la veille au soir dans une chapelle de la cathédrale où il a « dormi » une nuit. Là, il était bien protégé, enfin paisible et consolé, prêt pour le ciel : et moi, j’étais presque délivrée. J’éprouvais le sentiment de l’avoir remis dans les bras de Dieu.

Lors de la cérémonie, j’ai pu lire le texte que j’avais écrit pour lui. C’est un cri de douleur, mais  je voulais que ce soit aussi un cri d’espoir pour lui et pour mes parents qui vivaient un instant exceptionnel de profondeur, comme de lumière après la nuit totale.

Toutes les personnes présentes nous ont dit combien la beauté et la ferveur de la cérémonie avaient été aidantes pour elles. Mais je crois qu’il s’agit d’une réalité plus grande encore : la cérémonie a véritablement transcendé notre douleur et nos sentiments. Elle a été l’occasion d’images consolantes au sens le plus fort du terme, notamment lorsque toutes les fleurs portées par les proches ont formé autour du cercueil une immense corolle. Je crois que si, parmi toutes les familles d’endeuillés, des familles ont vraiment besoin de soutien et d’accompagnement, c’est celles des personnes suicidées. Elles subissent une immense violence qui n’a pas de sens.

 

Un an plus tard, votre mère décède. Cette mort vous a libérée d’un poids important. Pourquoi ?

 

Le jour de sa mort, j’avais rejoint mon mari au restaurant. Au moment de le quitter, je lui ai dit : « Mon chéri, je suis très heureuse. Je suis bien. »  Il était deux heures moins vingt. Et, fait extraordinaire, je suis partie faire des courses dans Paris. Je me suis offert des vêtements, fait rare à l’époque. Lorsque je suis rentrée à 19 heures chez nous, j’ai appris que Maman était morte vers 13h30. Cet après-midi-là, j’ai vécu de manière légère pour l’une des premières fois de ma vie, je crois. Sa mort nous a libérées toutes les deux : elle d’une vie de douleurs, et moi du souci d’elle. Juste après son mariage, mon père était parti à la guerre. Puis son premier fils était mort à l’âge d’un mois. Elle ne s’était jamais remise de ce décès. Toute sa vie s’est passée dans de grandes souffrances physiques et morales. J’ai été « heureuse » qu’elle soit délivrée.

Votre père, à la suite de ces deux décès qui l’ont atteint dans sa chair, tombe gravement malade. Vous décidez de le rejoindre, mais la maladie ne vous en laisse pas le temps. Que vous laisse-t-il au moment de sa mort ?

 

À la suite de ces deux cataclysmes, mon père s’est « fabriqué » un cancer. Nous vivions alors à Paris. Il a pris le temps d’organiser notre venue à en province, dans la maison familiale, en la faisant aménager. Il est mort le jour de ma fête, quelques jours avant notre emménagement. J’avais protégé  mes enfants au moment du deuil de mon frère  puis de ma mère. Pour mon père, ils avaient grandi. Tout était différent. Je leur ai expliqué la mort de leur grand-père. Ils allaient le voir dans sa chambre, caressaient sa main et la couverture qui le recouvrait tout en lui parlant. Comme pour Maman, j’ai été soulagée qu’il meure. Il a beaucoup souffert du cancer, mais aussi des reproches qu’il ne cessait de s’adresser durant ses insomnies. Ces reproches concernaient aussi bien mon frère que ma mère, qu’il a beaucoup pleuré. Le dernier échange avec une personne qui va mourir laisse une impression indélébile.  Pour notre dernier échange, mon père et moi, nous nous sommes disputés. Je voulais l’installer plus confortablement, et il m’a dit d’une voix agacée : « Tu te rends compte comme tu me fais mal ? ! » Mais cela n’a rien changé pour moi : je l’aimais, et je savais qu’il m’aimait.

 

Dans votre nouvelle vie, une nouvelle épreuve vous menace : la maladie de votre époux. Comment y faîtes-vous face ?

 

Mon mari était plus âgé que moi. Au tout début, cette différence le gênait. Mais je lui disais que je préférais six mois d’un grand amour plutôt que vingt ans d’un amour banal. Finalement, nous avons vécu trente ans d’un immense amour. Le jour où il est revenu de la consultation où on lui avait annoncé qu’il avait un cancer, j’ai fui. Lâchement. C’était un 2 décembre. Je suis allée au dîner auquel j’étais invitée. Me souvenir de ce moment de lâcheté me stupéfie encore, mais la réalité de mon acte est là. Je ne peux pas l’effacer. Mais si tout devrait recommencer, je ne sais pas si je ne fuirais pas encore. L’annonce de la maladie et de son évolution inéluctable est une telle violence… ! Je refusais qu’il souffre et qu’il meure.

Le surlendemain, je suis allée voir le médecin avec ma fille, mon fils étant déjà parti dans le Nord pour ses études. Le médecin était une femme délicieuse, extraordinaire, je lui ai demandé : « Pourra-t-on fêter Noël ? Elle m’a simplement répondu : « Peut-être » Je ne sais pas comment nous avons tenu le choc de cette épreuve. Je devais continuer à travailler. Mais il y a une chose que je me suis dite : il n’y a plus une minute à perdre. Nous devons nous dire notre amour autant de fois que nous le souhaitons. Les médecins m’ont proposé une hospitalisation à domicile pour que nous soyons toujours ensemble. J’ai accepté sans une seconde d’hésitation, car c’est là un de mes autres combats : ne pas laisser seul celui qui va mourir.

 

Quels souvenirs gardez-vous de cette dernière période de la vie de votre mari ?

 

L’hospitalisation à domicile est une expérience unique au monde. La maison s’est emplie du jour au lendemain sans discontinuer et sans que cela soit jamais pesant : les soignants, bien sûr, mais aussi les amis, les copains de mes enfants. On s’embrassait tout le temps ! Nous vivions dans une sorte de communion qui n’était pas triste, car je sentais que nous étions accompagnés, mais sans me dire qu’il s’agissait de l’une des formes des soins palliatifs. Nous étions tous très impliqués. Nous dépassions nos propres limites par amour. Ainsi, ma fille a lavé son père sans en éprouver de la gêne. Je dormais à côté de lui. Nous avons fêté Noël en famille, puis son anniversaire le 17 janvier. Mon fils lui a fait la surprise de venir du Nord. Nous avons cru qu’il allait en mourir de joie ! Les médecins étaient surpris de sa résistance dans sa faiblesse. Ils nous laissaient leurs téléphones personnels durant les week-ends et les vacances. Mais quelques semaines plus tard, ils m’ont demandé de faire venir mon fils. J’ai compris que la fin était toute proche. Je crois que mon mari attendait que nous soyons réunis pour mourir. Mon fils a sauté dans un avion. Il est arrivé le samedi et a pu parler à son père et le serrer dans ses bras. Nous étions réunis tous les trois auprès de lui quand il est mort le dimanche à midi.

 

Vous soulignez l’importance de la veillée du mort dans sa propre maison, entouré des siens.

 

Il peut se passer des choses étonnantes dans ces moments-là. Le thanatopracteur, par exemple, m’a appelée après les soins prodigués au corps de mon mari. Il avait croisé ses mains dans lesquelles il avait glissé un chapelet pris sur une étagère et une marguerite. Le comble pour un protestant ! J’ai été prise d’un fou rire nerveux. Nous avons attendu que le thanatopracteur soit parti pour lui enlever le chapelet et la marguerite. Pouvoir le veiller à la maison a été très important. Tout a été presque irréel. J’ai reçu une amie, venue avec son tout petit enfant qu’elle allaitait. Musicologue, elle s’est mise à chercher des disques pour la cérémonie, son enfant contre elle. La maison tout entière s’est emplie de la musique que nous aimions ! Et j’étais intimement touchée par la présence, au moment de la mort de mon mari, de ce tout-petit dont la vie commençait à peine. J’y voyais comme un signe de la présence de mon mari parmi nous. Tout se faisait naturellement. J’allais le voir pour lui parler. La chambre était ouverte. Chacun se relayait auprès de lui.

 

Après le moment de grâce qui a suivi le décès de votre époux, vous avez éprouvé de la colère. Contre quoi ou contre qui éprouviez-vous de la colère ? Quel a été le poids de la solitude dans votre vie ?

 

La colère a surgi six mois après son décès. Nous étions en octobre. Je me trouvai seule dans la maison. J’ai hurlé comme une bête. Les cris sortaient de moi sans fin. Je laissais faire. C’était incroyablement physique, comme une colère du corps. À ce moment, j’aurais pu sombrer dans la dépression, mais il fallait que je gagne pour les enfants. J’aime gagner des batailles dans la vie. Il fallait que j’assure pour eux et pour qu’ils poursuivent leurs études afin d’avoir des vies remplies et riches.

Je me suis retrouvée très, très, très seule. Je ne sais plus comment j’ai supporté ce temps de solitude totale. Puis j’ai décidé de changer de travail. J’avais 49 ans. J’aurais pu vendre la maison. Mais c’était « liquider », brader, balayer notre vie. J’ai préféré tout mettre en œuvre pour conserver un sentiment de continuité intérieure.

Dans le temps du deuil, on pleure beaucoup. Mais il faut faire l’effort surhumain de comprendre sur qui et sur quoi ces larmes tombent. C’est évidemment un peu mêlé. On pleure autant sur la perte de l’autre que sur son abandon supposé, sur la fin de l’amour que sur la peur de la vie, de la solitude et du lendemain. L’arrachement de l’être aimé met à nu ces sentiments qui sont enfouis sous la sécurité donnée par la présence de l’autre et qui sont habituellement imbriqués dans le tissu de la vie de tous les jours.

 

Vous avez reconstruit votre vie, mais sans la « refaire », comme dit communément. Pourquoi ?

 

Mon mari m’avait fait promettre d’être une « veuve joyeuse ».Toutes mes amies me disaient qu’elles sauraient me trouver un compagnon ! Mais Robert Redford n’est jamais tombé du ciel sur mon balcon ! Et je n’ai pas fait d’effort particulier pour rencontrer à nouveau quelqu’un. J’ai surtout voyagé avec mes amis, qui sont tous en couple. Puis je me suis fait de nouveaux amis, et c’est avec eux que j’ai démarré une nouvelle vie.

Je crois à l’affirmation de Saint Augustin : « Les morts sont des invisibles, ils ne sont pas des absents. » Je suis sensible à certains faits dans lesquels je peux déceler des signes de la présence de mon mari ou, pour être plus exacte, de la vitalité de notre histoire dans ma vie d’aujourd’hui. Je me suis un jour trouvée à Paris avec ma fille au musée Carnavalet. Malgré un budget serré, je me suis offert une paire de boucles d’oreilles. Trente ans auparavant, jour pour jour, je me trouvais en promenade avec lui dans le même quartier de Paris. Frappée par cette coïncidence en forme de date anniversaire, ma fille m’a encouragée à acheter un billet de jeu dans un tabac. J’ai gagné exactement le prix de mes boucles d’oreilles, comme s’il me faisait un cadeau.

 De la même façon, nous avions vu construire l’immeuble où je vis aujourd’hui, et un soir, en nous promenant, nous avions aperçu les appartements briller dans les arbres. Nous nous étions dit que c’était dans un immeuble comme celui-ci que nous aimerions vivre à la retraite. Je ne m’en suis souvenue qu’après y avoir emménagé.

 

Quelle est l’épreuve la plus terrible du deuil ?

 

Pour moi, elle a été celle de ne plus pouvoir parler avec lui et le toucher. Notamment au moment de l’endormissement, lorsque vous ne retrouvez plus ni sa chaleur ni sa main dans la vôtre pour vous souhaiter « bonne nuit », assister à un concert et vibrer ensemble… Ces manques vous plongent dans une solitude affreuse et irréversible. Mes enfants ont toujours été très présents et très tendres. Mais il fallait qu’ils construisent leur vie. On le sait… mais on ne peut plus les prendre dans nos bras comme avant. Alors, depuis la naissance de mes petits-enfants, j’ai retrouvé cette chaleur, ces câlins, cette douceur : cet émerveillement. Quand le premier est né, mon cœur battait de manière extraordinaire, comme lorsque j’étais amoureuse ! Avec eux, je retrouve tous les sentiments de l’amour, purifiés, et c’est très fort.

 

« SE SENTIR LIBRE DE « REFAIRE SA VIE » SANS RENIER SON PASSÉ »

 J.D.

 

J.D., 61 ans, a été directeur des ressources humaines dans une structure de service travaillant pour le compte d’assureurs. Après avoir accompagné sa femme durant sa maladie et vécu les épreuves du deuil, il a décidé, dans le dialogue avec ses  trois enfants, de refaire sa vie. Il constate, à la lumière de son expérience, que les hommes et les femmes sont différents dans la réalisation d’un projet de vie après un veuvage.

 

Comment a été décelé le cancer de votre épouse ?

 

Tout a commencé lors d’une séance de mammographie, il y a une dizaine d’années. Ma femme était d’une famille à risques, elle était suivie très régulièrement, mais c’est tout à fait par hasard qu’une tumeur, mal placée, entre deux côtes, a été dépistée. Et il s’est avéré qu’il s’agissait d’un cancer déjà métastasé. Elle est immédiatement entrée en chimiothérapie à l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris. Cette première année de traitement a été difficile pour elle, car les effets secondaires du traitement étaient très violents. A suivi une période de sept ans de rémission que nous n’avons pas vécue sereinement, car, continuellement, mon épouse souffrait de douleurs dans les os. Puis nous avons vécu avec l’angoisse d’une rechute, terrible épée de Damoclès qui pesait sur toute la famille. Pour finir, elle a fait une rechute et les deux dernières années ont été terribles pour elle et pour moi.

 

Le retour de la maladie s’est trouvé en phase avec un changement professionnel important pour vous. Comment avez-vous vécu cette double rupture ?

 

J’ai passé les deux dernières de sa vie à ses côtés à la suite d’un extraordinaire concours de circonstances. Au moment de la rechute, j’étais directeur des ressources humaines d’une entreprise de conseil auprès des assureurs. Je n’ai pas vu venir le changement d’actionnariat. J’ai été viré avec l’ensemble de la direction et me suis trouvé entièrement disponible sans envie ni possibilité de chercher du travail.

Cette rupture professionnelle a été une difficulté à surmonter autant qu’un avantage personnel : elle m’a permis de relativiser bien des choses et prendre du recul par rapport au monde du travail. Je ne la regrette donc pas. Ma difficulté principale s’est trouvée dans le changement de statut social, notamment vis-à-vis de nos amis : je n’en avais plus. À côté de l’accompagnement quotidien de mon épouse, je me suis engagé dans le bénévolat.

 

Vous soulignez combien l’accompagnement d’une personne malade est lourd et complexe pour le conjoint.

 

L’accompagnement d’une personne qui a un cancer est complexe et lourd. Ma femme se réveillait vers 10 heures et prenait un déjeuner rapide. Elle se rendormait jusque vers 14 heures. Elle était lucide deux à trois heures entre 14 heures et 19 heures. Parfois, nous pouvions faire quelque chose ensemble si les souffrances n’étaient pas trop intolérables. Mais que faire de ce moment-là lorsque l’autre souffre trop ? Vous êtes présent, face à des malades qui prennent beaucoup sur eux-mêmes pour vous montrer qu’ils sont vivants. Mais le principal sujet des échanges, c’est la maladie et la douleur. J’étais le gardien du temps, veillant à ce qu’elle prenne ses médicaments au quart d’heure près. Le plus horrible est d’être auprès de la personne sans pouvoir agir ni l’aider à soulager cette souffrance et ces douleurs. Heureusement, tout au long de ces deux années, nous avons été accompagnés par une équipe qui a intégré un spécialiste de la douleur et des psychologues. L’aide psychologique a été non seulement importante mais indispensable, pour elle comme pour moi. Au début, la psychologue l’aidait à mesurer sa douleur et le dosage des médicaments. Je pense qu’à la fin ce soutien avait évolué vers une autre prise en charge, mais je ne peux rien en dire.

 

Comment avez-vous été averti du décès de votre épouse ?

 

Mon épouse est décédée à l’hôpital. Lorsque j’ai été appelé, on m’a simplement dit qu’elle était très mal. Je suis arrivé, comme mes enfants, un quart d’heure après sa mort. Je ne sais pas si être là au moment de la mort de quelqu’un vous aide à faire votre deuil. Dans mon cas, je crois que cela ne fait pas de différence. Son corps était encore chaud. Nous n’avions rien à imaginer si ce n’est sa solitude et sa souffrance au moment de mourir. Nous nous sommes demandé si elle était bien consciente à ce moment-là. Ses dernières paroles remontaient à quelques jours et pour moi ont été : « Je n’en peux plus, je suis naze. » Elle s’était battue, mais savait la bataille perdue. Cette fois-là, elle n’était pas entrée à Georges-Pompidou parce qu’elle allait plus mal, mais pour faciliter le traitement. Nous allions à l’hôpital en moyenne trois fois par mois.  Je n’ai pas perçu qu’elle allait partir au cours de cette hospitalisation qui aurait dû être anodine.

 

Quels « trésors amers » conservez-vous des cérémonies qui ont lieu sur votre lieu de résidence et dans le village où votre épouse a été enterrée ?

 

Pour les obsèques, une seule chose était définie : son enterrement dans le cimetière de sa famille en province. Mais la tombe n’était ni prête ni choisie. Et nous n’avions rien pensé ni décidé en termes de messe ou pas, de prières ou pas. Une de mes filles ne m’a pas lâché durant cette période où j’étais dans un état second. Nous avons fait toutes les démarches ensemble. Nous avons décidé d’une messe à N., notre lieu de résidence, d’un transport du corps dans le village natal et d’une cérémonie pour la mise au tombeau. De cet enchaînement je garde deux souvenirs très forts et très émouvants. À N., à la fin de la messe, j’ai pris la parole pour remercier les amis qui avaient tout organisé. J’ai dit quelques mots sur G. et l’assistance a applaudi. J’ai ressenti – et je ressens encore – ces applaudissements comme un hommage qui lui avait été réservé. L’émotion  s’est emparée à nouveau de moi, à la sortie de l’église du village, lorsque les habitants de ce village ont fait une haie d’honneur pour le passage du corps. Je ne connais pas les usages de la campagne et j’ai été bouleversé par cet hommage. Ces deux moments font partie pour moi des « trésors amers » du deuil.

 

Comment êtes-vous sorti de la colère et des regrets des premiers temps du deuil ?

 

Durant les premiers mois de mon deuil, j’étais en colère contre le hasard et le destin. Cette colère aurait pu continuer longtemps. Elle peut être sans fin. J’ai aussi éprouvé des regrets. C’est à ce moment que j’ai relu le Livre de Job dans la Bible. Plusieurs facteurs ont joué pour que je sorte assez vite de cette période.

Le premier est la particularité de la maladie et de sa durée. Je n’ai jamais été conscient du caractère inéluctable du cancer, mais je crois que j’ai vu inconsciemment venir la mort. J’y été préparé par la dégradation physique du corps de mon épouse, par sa faiblesse, par sa souffrance. Par le fait que son corps n’accompagnait plus son esprit.

Le second facteur est le fait d’avoir été suivi et accompagné psychologiquement durant la maladie. Je n’avais jamais eu cette expérience avant. Ce travail m’a permis de me découvrir, de formuler mes principes et mes moteurs. Un cadre supérieur ne réfléchit pas dans son activité professionnelle ! Il planifie, programme et organise de manière formatée. Il est là pour faire marcher les hommes et l’entreprise où il travaille. Il consacre peu de temps à sa famille, à sa femme, à ses intérêts personnels. Sa seule valeur est celle du travail. La maladie est venue bousculer tout cela. La maladie de mon épouse m’a permis d’intégrer la brièveté de la vie dans mon activité professionnelle comme dans la formulation de mon projet de vie personnelle après sa mort.

Ces deux facteurs m’ont peut-être permis de faire mon deuil plus vite ou de passer plus rapidement certaines phases.

 

Pourtant, malgré votre détermination et le travail psychologique mené sur vous-même, vous traversez des périodes intenses de doute. Pourquoi ?

 

Parmi les trésors amers qui m’ont été apportés par la maladie et le décès de mon épouse, il y a l’amour de la vie, le fait de profiter du moment présent, de rester uni et en harmonie avec ses proches et, comme je l’ai déjà dit, la conscience de la brièveté de la vie.

Mais cette conscience nouvelle ne vous empêche pas de traverser des périodes de doute : qu’allais-je faire du reste de ma vie ? Quels étaient mes besoins vitaux ? Comment les accepter dans une période difficile ? Comment les satisfaire ? J’avais découvert que je souhaitais aimer et être aimé, ne pas vivre seul. Je ne voulais pas rester enfermé dans le souvenir d’une période désormais passée de ma vie. Je voulais entamer une démarche active de reconquête de ma propre vie. Comment rebondir ? J’ai repris à mon compte les questionnements de l’altruisme et de l’égoïsme.

Je ne crois pas que l’on puisse dire que l’on va faire son deuil sans savoir exactement quels sont ses besoins en termes de reconnaissance et de désir de vie partagée. C’est un travail de réflexion important et très mobilisant.

 

Lorsque vous rencontrez votre compagne, comment réagissent vos enfants ?

 

Un an et demi après le décès, le corps de mon épouse a été transféré dans la tombe définitive. À cette occasion, et malgré mon appréhension, j’ai annoncé à mes enfants que je chercherais quelqu’un pour m’accompagner dans la vie. Et ils ont très bien reçu cette parole. Peut-être parce que, comme pour tous les enfants dont un parent se retrouve seul, il s’agit d’un poids et d’une responsabilité trop lourds pour eux. Je crois aussi que j’ai pris la parole devant mes enfants pour prendre un engagement vis-à-vis de moi-même et me lancer dans une démarche active. J’ai fait savoir ensuite autour de moi que j’étais prêt à rencontrer des personnes susceptibles de me convenir. Je suis allé sur Meetic et dans des clubs de rencontres. Mais sans succès. Je comprends que des personnes aient du mal à franchir cette étape, car il faut se sentir suffisamment libre sans rien renier du passé. Il faut une démarche active et volontaire.

S’engager dans une nouvelle vie suppose de rester profondément fidèle à sa vie passée sans en être prisonnier. Je crois moins à une inégalité des hommes et des femmes dans le veuvage qu’à une différence entre individus, hommes et femmes, en termes de désirs et d’énergie vitale.

Au départ, j’ai eu  peur d’annoncer à mes enfants que j’avais une liaison. Puis je me suis dit qu’ils étaient des adultes. Et lorsque je leur ai présenté ma compagne, ils l’ont très bien acceptée, sans éprouver de sentiment de trahison. Je les en remercie sincèrement.

 

Que signifie pour vous cet engagement dans une nouvelle vie affective ? En quoi est-il différent de celui pris lorsque vous vous êtes mariés ?

 

Lorsque je me suis marié, je n’avais pas la pression du temps. J’avais la vie devant moi. Lorsque vous rencontrez quelqu’un à presque 60 ans, avec une conscience aiguë de la brièveté de la vie, vous vous dites immédiatement : est-ce le bon choix ? Suis-je sûr de moi ? Est-ce que je ne me trompe pas ? Évidemment, il n’y a pas de réponses à ces questions. Ou, plus exactement, on trouve les réponses en prenant des risques. Sans cette prise de risque, il ne se passera jamais rien.

La prise de risque et l’engagement dans une nouvelle vie provoque toute une série de décisions à prendre. Après avoir rencontré ma compagne, j’ai vendu et vidé la maison familiale. J’ai dû faire des choix : conserver pour moi et pour mes enfants un certain nombre de choses (dont les albums photo), leur en donner d’autres sans les charger inutilement, et enfin en jeter. Plus de la moitié du contenu de notre maison a été soit donné à Emmaüs ou aux proches, soit jeté. Il ne faut pas hésiter à tourner la page tout en étant conscient de son rôle. Dans mon cas, je suis bien le garant et le gardien de la mémoire familiale. Mais cela ne m’a pas empêché de m’alléger au maximum. Une autre fonction parentale essentielle à mes yeux est l’exemplarité de nos comportements. Ce qui compte pour les enfants, ce ne sont pas les paroles, mais les actes. J’espère que mes enfants me voient fidèle à leur mère et à la vie que j’ai partagée avec elle. Et aussi proche d’eux, capable de rebondir pour moi-même et pour l’avenir.