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Juillet 2012
PSYCHOLOGIE ET
RELIGION. NOUVELLE FORME DE VIE
SPIRITUELLE ?
ABDENNOUR BIDAR
Le Monde des Religions – mai-juin 2012
Abdennour Bidar, Comment sortir de la religion (Les
Empêcheurs de penser en rond, 2012).
« Incroyants et croyants
ressentent l'impasse de la religionet de l'athéisme.
Ils ont aussi l'intuition qu'une nouvelle forme de viespirituelle
est possible »
Après
avoir interpellé le monde musulman dans ses premiers ouvrages, le philosophe et
écrivain Abdennour Bidar
aborde de façon plus générale la question du religieux dans notre monde
contemporain.
Comment sortir de la
religion tente
de mettre des mots sur «le défi spirituel
de notre temps ». Triste constat tout d'abord: depuis deux siècles nous
dit-il, l'Orient – soit la Chine, l'Inde et le monde musulman – s'enfonce dans
une forme de paresse philosophique et spirituelle et n'a pas été en mesure de
fournir une seule idée neuve.
Quant à l'athéisme
occidental, qu'a-t-il enfanté sinon un monde où règnent l'absurdité,
l'insignifiance, l'égoïsme, l'aliénation ? Pour échapper à cette impasse existentielle , Abdennour Bidar nous engage à construire une civilisation d'êtres
humains créateurs, seuls capables , selon lui, de donner une dimension
spirituelle à tout un ensemble de progrès qui ne sont pour l'heure que
matériels : « Les dieux, écrit-il, ne sont pas les maîtres de l'homme, ils sont
le nom de son avenir.»
Comment
en êtes-vous arrivé à l'intuition que perpétuer ou rénover le religieux était
comme maintenir en «survie artificielle
un homme en état de mort cérébrale» ?
J'ai essayé, dans un
premier temps , de proposer une alternative en montrant
ce qu'on pouvait sauver de l'islam, en faisant un tri dans le matériau de la
tradition. Mais j'avais seulement la sensation de parer au plus pressé.
Puis j'ai compris que le religieux ne correspondait
plus à notre situation moderne et contemporaine, parce que l'essence du
religieux est l'idée qu'il existe une puissance créatrice absolument illimitée,
prodigieuse, qui dépasse l'homme et vers laquelle il doit se tourner.
Depuis la modernité du XIX°siècle, c'est notre puissance créatrice qui a explosé,
notamment sur le plan scientifique et technique. Mais pour l'instant, nous
n'avons pas vu le lien entre les deux – religion et modernité – et donc nous
n'avons pas su donner à cet événement sa signification existentielle ou
spirituelle: cette extension prodigieuse de notre capacité créatrice met en
péril le religieux qui était fondé justement sur l'idée d'une puissance
créatrice supérieure à l'homme...
Même si on peut continuer à
vénérer des dieux créateurs qui nous dépassent, plus rien ne sera comme avant: la puissance créatrice s'est révélée , une fois pour toutes, comme notre propre chemin
d'évolution.
La religion n'était de toute façon pas faite
pour être éternelle: toute voie a une fin. À présent ,
nous sommes sortis de la voie ou de la
matrice religieuse.
Nous sommes « au-delà » de
la voie religieuse. Ce qu'elle appelait elle-même « l'au-delà » commence
maintenant.
Le véritable au-delà, c'est « l'après » :
l'après de notre condition de faiblesse, l'après de notre finitude
, qui laisse place à l'émergence de notre puissance créatrice. Je dis
cela aussi contre une autre « éternisation »: la
tentation de l'Occident moderne d'ériger la finitude de l'homme en vérité
éternelle.
Qu'est-ce
qu'un homme créateur ?
C'est
le défi spirituel de notre temps: convertir et faire converger tous nos moyens
au service de l'homme créateur, et pour cela donner une dimension spirituelle à
tout un ensemble de progrès qui ne sont pour l'heure que matériels. Cela est
bien sûr possible aussi pour tous ceux qui n'auraient pas de bagage religieux.
Tout est question... de souffrance. Beaucoup de gens se trouvent aujourd'hui
dans une forme d'indigence existentielle, sans démarche spirituelle active, ils
ressentent une insatisfaction de fond. D'autres puisent dans le modèle
religieux un certain nombre de principes, mais de façon de plus en
plus fragmentée
.
Tous ceux-là, incroyants et croyants,
ressentent l'impasse de la religion et de l'athéisme. Voilà la souffrance de
notre temps. En même temps, ils ont plus ou moins clairement l'intuition qu'une
nouvelle forme de vie spirituelle est possible. J'aimerais leur donner
confiance en notre monde, en leur parlant de l'homme créateur de demain. C'est
lui qui peut remplacer «l'homme créature» d'hier. C'est la libération
de notre puissance créatrice qui seule permettra d'exploiter spirituellement
toutes les possibilités propres de notre temps, toutes les forces de notre
civilisation humaine. Aujourd'hui, la toute puissance est déjà de notre côté,
mais elle n'est pas convertie ni « consacrée ».
J'ai l'impression de
défricher de nouveaux chemins sur lesquels je ne croise plus grand monde, car
les auteurs qui m'ont accompagné jusque-là – Teilhard de Chardin,Muhammad Iqbal, Sri Aurobindo – ont tous été, à un
moment donné de leur réflexion , rattrapés par le religieux.
Non
seulement vous croyez en l'homme, mais vous croyez aux progrès de l'humanité …
Quand
j'avais vingt ans, je n'avais pas foi en l'homme. J'étais pessimiste, accablé
par le matérialisme ambiant. Puis , il y a eu dans ma
vie un déclic à l'âge de 30 ans, qui a suivi ma sortie de la voie soufie. En quittant
cette structure initiatique, j'ai traversé une période de crise personnelle
extrêmement profonde, j'ai eu la sensation physique et psychique de mourir.
Mais il fallait en passer par là, couper
le cordon ombilical avec la religion, intérieure et extérieure, initiatique et
sociale. C'est dans l'expérience difficile de ce vide total que tout à coup
j'ai trouvé tout ce dont j'avais besoin. Soudain,une jubilation créatrice est montée du fond de moi
comme une nouvelle sève et une nouvelle vie. Après, j'ai regardé les autres
autrement, et j'ai trouvé chez eux la même puissance créatrice en attente
d'éruption et de valorisation.
Mais la confiance en
l'homme est difficile parce qu'on a beaucoup de mal à voir les progrès que fait
l'humanité. Parce qu'ils sont chaotiques, et parce que nous jugeons un
processus général à partir de l'échelle de notre existence individuelle durant
laquelle il ne se passe finalement pas grand-chose.
Une
des seules voies que vous traciez pour aider les hommes à devenir créateurs
consiste à interroger les textes sacrés sur leur fin, à les relire comme chemin
de sortie de la religion. Est-ce suffisant pour garantir un rapport à la
transcendance plus sublime que l'ancien ?
Je
donne un certain nombre d'indices sur cette «troisième voie » par-delà religion
et athéisme. Mais il faut être très prudent au moment de constituer un nouveau
rapport à la transcendance. Il ne s'agit pas de fabriquer une nouvelle
religion. Je ne demande évidemment pas aux gens de quitter leur tradition , mais de
se demander sérieusement si les possibilités de la religion exploitent encore
assez les possibilités actuelles et nouvelles de la vie, de l'homme.
L'héritage religieux peut aider, mais ne
peut plus suffire à faire éclore l'homme créateur. Si je regarde mon parcours,
je suis sorti de la religion, je suis un héritier de l'islam qui a vécu et
puisé dans sa matrice, mais je n'en ai plus besoin et je crois que nous pouvons
tous nous considérer comme des nouveaux nés de l'humanité sortie de la
religion. Avec un héritage, mais aussi avec de nouvelles forces en nous mêmes –
dont ne disposaient pas les hommes des époques religieuses, parce qu'ils
étaient dans la matrice et n'avaient pas fini leur gestation.
Dans cette logique, je ne transmets
aucune tradition à mes enfants. Je ne leur ai pas appris à « être musulman ».
J'essaie de leur donner une éducation spirituelle post-religieuse. Avec une
question centrale: qu'est-ce qui, dans l'ensemble de notre monde actuel, conjugué
à l'héritage religieux, peut participer à faire mieux émerger, de façon
concrète et partagée entre tous, la vie spirituelle de l'homme créateur ? Il
faut faire feu de tout bois: sacré, profane, tout doit servir à embraser la
possibilité spirituelle de l'homme créateur. Or, nous vivons dans une société
dissociée. On dissocie le religieux du scientifique, du
politique,
du profane. Tout cela va secrètement dans la même direction.
Ce qu'on doit chercher du côté religieux
ou spirituel, c'est aussi une demande que l'on pourrait adresser aux
politiques, aux sphères sociales, scientifiques, économiques: « Avec tous les
moyens qui sont les vôtres, donnez à chaque être humain les moyens de se
rapprocher de lui-même en lui donnant les moyens concrets d'exister de façon
plus créatrice.»
« Nous ne pouvons plus
nous contenter de sagesses de l'humilité.
A des sagesses de créature, nous devons substituer une sagesse de créateurs. Nous préparer à pouvoir créer et détruire
des univers »
Voilà
le grand droit du XXI° siècle. Notre génie créateur pourrait sans doute être
converti en génie spirituel. Il faut étaler sur la table, là devant nos yeux,
tout un ensemble de progrès matériels qui modifient notre vie de tous les
jours afin de réfléchir sur ce que
pourrait en être leur dimension spirituelle .
Faut-il
souffrir, vieillir et mourir pour être humain ? Vous y répondez par la
négative. Vous soutenez donc toutes les recherches qui visent à permettre à
l'homme de dépasser les limites de son être, de favoriser sa «surpuissance »,
quitte à prendre le risque de l'eugénisme ?
Le
principe de favoriser la bonne santé des êtres humains ne me choque pas du
tout. L'éthique est nécessaire. Certains usages des thérapies géniques seront à
proscrire. Le XX° siècle nous a avertis des dérives de l'eugénisme. Mais une
humanité avertie en vaut deux. Là encore , il y a des
possibilités qui ne vont cesser de croître. Et la question sera la même que
pour tout le reste: quelle vocation spirituelle pourra-t-on leur donner ? S'il
s'agit, grâce à nos connaissances génétiques, de donner naissance à des
individus qui ne sont pas menacés par des maladies dégénératives, ni par telle
ou telle faiblesse cardiaque, nous accroissons notre puissance créatrice: là où
la nature commandait et où nous obéissions , à
présent, c'est nous qui serons devenus
maîtres.
Nous sommes appelés à nous
créer de plus en plus nous-mêmes. Mais saurons -nous
être aussi sages que les dieux qui, auparavant, détenaient une telle toute-puissance
créatrice ? Ils étaient à la fois
tout-puissants et miséricordieux. Nous ne pouvons plus nous contenter de
sagesses de l'humilité. À des sagesses de créature, nous devons substituer une
sagesse de créateurs. Nous préparer à
pouvoir créer et détruire des univers.
Vous
parlez de « maladie de l'islam » sans (apparemment) prendre en compte la
diversité des interprétations, des cultures que recouvre ce terme : n'est-ce
pas essentialiser une problématique plus complexe ?
Les
traditionalistes musulmans deviennent de plus en plus sociologues et certains
sociologues, vaincus par leur empathie naturelle, viennent de plus en plus au
secours des traditionalistes musulmans... Les uns et les autres veulent toujours
plus excuser l'islam et le déclarer irresponsable de ces maladies qui pourtant,
à des degrés divers, s'observent d'un bout à l'autre du monde musulman. À
chaque fois qu'on veut mettre en question la religion islam, ils resservent
ainsi un discours de victimisation sur les banlieues. Cette dimension sociologique
existe. Elle n'empêche pas de dire qu'en plus de la crise sociale, il
existe
une crise spirituelle, notamment une tragique sous-culture religieuse de tant
de musulmans vis-à-vis de leur propre religion, qu'ils réduisent à tous ses stéréotypes
les plus médiocres.
Ce que je n'accepte pas dans le discours
de gens comme Tariq Ramadan, c'est la volonté cousue
de fil blanc de masquer la question religieuse à travers cette analyse sur la
condition sociale des populations musulmanes. Autre mauvaise foi: on fait à
nouveau plaisir à de nombreux intellectuels occidentaux en se saisissant du
concept d'essentialisation. Ramadan se sert ainsi des concepts de réforme, de
liberté de conscience, etc.: tout y passe et rien n'est utilisé selon son vrai
sens. Au nom d'un refus de toute essentialisation, il juge la critique de
l'islam non recevable. Mais tout en évitant de généraliser, il y a évidemment
dans toutes les sociétés musulmanes un ensemble de récurrences extrêmement
tenaces et critiquables. Au-delà des
différences entre sociétés ou communautés musulmanes, on trouve ainsi des maladies chroniques (dogmatisme, formalisme,
machisme, etc.) à différents stades de crispation. Elles sont bel et bien
«essentielles » et non «accidentelles», parce qu'elles sont devenues
caractéristiques de l'histoire de l'islam et de l'islam contemporain.
En réalité, le seul but des
traditionalistes qui prennent seulement le masque de la modernité – en parlant
le langage des intellectuels de l'Occident -est de défendre un islam inchangé.
Propos recueillis par Jennifer Schwarz.