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Janvier   2015

 

LE TRIOMPHE DES MAL-ÉLEVÉS

 

Impolis, goujats et sans-gêne imposant leur loi. Enquête sur les fossoyeurs du respect.

LE POINT, 17 juillet 2014

Introduction. Cet article est constitué des contributions à l’enquête, de Violaine de MONTCLOS, Frédéric ROUVILLOIS, Hervé DENYONS, Louise CUNEO, Sébastien ROCHÉ, Michel ONFRAY.

 

« En France, vous réservez votre politesse à vos proches »

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      Shocking ! Le journaliste anglais John

      Lichfield.

 

John Lichfield, correspondant en France depuis dix-sept ans du quotidien britannique The Independent, n’a jamais oublié sa première visite à Paris, séduit par la ville mais sidéré par l’impolitesse crasse de certains de ses habitants. « Nous demandions aimablement notre chemin au guichet d’une station de métro, on nous répondait “il y a des plans pour ça”, raconte-t-il en riant. J’avais 14 ans et je n’en revenais pas, tout était du même acabit, alors qu’on m’avait tant parlé de la stricte étiquette, de la parfaite courtoisie des Français. Cela fait des années que je vis ici, mais, que ce soit à Paris ou en province, je ne me suis jamais tout à fait habitué à cette brutalité. Sur un trottoir étroit, si on s’efface pour laisser passer le piéton d’en face, il ne vous remercie pas. En voiture, si on cède le passage à un autre automobiliste, il ne daigne pas vous faire un sourire. L’autre n’existe pas. En Angleterre, ce genre de comportement est inconcevable. »Aux amis étrangers de passage, souvent ébranlés par cette rudesse autochtone, Lichfield tente d’expliquer que ce « so shocking » manque de savoir-vivre n’est pas, de loin, réservé aux touristes. Il a sa théorie : « Contrairement aux Anglo-Saxons, vous faites en France une distinction très nette entre les gens que vous connaissez, auxquels vous réservez votre sens de l’amabilité et de la politesse, et les autres. Quand on fait partie de votre cercle, vous êtes charmants. Mais, avec le voisin, le passant, le client anonyme, c’est une autre affaire.»

Dans un livre qui eut en 2012 un succès monstre aux Etats-Unis puis au Royaume-Uni Elever bébé, une mère américaine découvre la sagesse de l’éducation à la française »,la journaliste du Wall Street Journal Pamela Druckerman, expatriée dans l’Hexagone, s’émerveillait pourtant de l’exquise politesse des petits Frenchies, capables de dite « merci monsieur », « bonjour madame »  et de rester sagement assis à table à un âge où les jeunes Américains et les petits Anglais sont incontrôlables. Lichfield, dont les enfants ont grandi ici, confirme : « C’est vrai, et c’est paradoxal. Vos enfants sont beaucoup mieux élevés que les nôtres. En présence de leurs parents, ou de leurs professeurs, ils se tiennent bien, disent bonjour, connaissent toutes sortes de formules de politesse. Mais dès que les adultes tournent les talons, au square ou dans la cour, franchement, ils se comportent entre eux avec une brutalité que l’on ne voit pas en Angleterre. De vrais petits sauvages. » Et de futurs aboyeurs de guichet ou des malappris des transports en commun. Des Français en somme… VIOLAINE DEMONTCLOS

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« So rude ». À l’inverse de la maire de Paris, la reine d’Angleterre ne trouve personne pour l’abriter.

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Frédéric Rouvillois : « Notre sensibilité à l’impolitesse s’est exacerbée »

 


Clés. Professeur de droit public à l’université Paris-V, Frédéric Rouvillois décode la montée de l’incivilité.

 

Le Point : Sommes-nous vraiment moins bien élevés qu’autrefois ?

Frédéric Rouvillois : À première vue, la réponse est oui. Une série de principes et de codes qui étaient considérés comme allant de soi sont de moins en moins respectés. Selon tous les sondages, la politesse est la valeur à laquelle les Français accordent le plus d’importance et celle dont ils estiment manquer le plus. Pourtant, l’impression d’une montée brutale des incivilités est à nuancer. Notre sensibilité à l’égard de l’impolitesse s’est exacerbée. Subir des rapports sociaux, rugueux, con-flictuels est extrêmement déstabilisant quand la vie est par ailleurs difficile.

À vous écouter, le besoin de politesse serait lié à la crise économique !

La crise a remis la politesse à l’honneur. Pendant une bonne partie du XXe siècle, la politesse a été une valeur déclinante. Ce déclin a commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pendant les Trente Glorieuses, la po-litesse est jugée archaïque, dépassée. Mai 68 marque l’apogée de ce décrochage. Dans les années 70, seulement 30 % de la population pense que la politesse est une valeur à transmettre aux générations futures. Depuis le milieu des années 80, on observe une prise de conscience généralisée de l’im-portance de la politesse. Plus on est dans une position socialement ou économiquement fragile, plus on accorde d’im-portance à la politesse. Et puis, si l’on est im-puissant face à la crise, améliorer la vie en so-ciété est relativement aisé. Etre poli, c’est simplement prendre l’au-tre en considération.

Au fait, quand l’huma-nité a-t-elle inventé la politesse ?

La politesse apparaît dès qu’il y a relation sociale. Elle fait partie, avec le langage et le droit, des trois éléments con-substantiels à la vie en société. Parce qu’elle est humanisante, la politesse est universelle, même si elle s’exprime de façon différente selon les cul-tures. La politesse est nécessaire, jusque dans les groupes sociaux les plus restreints. Sans savoir-vivre minimal, la famille devient un groupe de colocataires qui n’at-tend qu’une chose, la fin du bail. photo_3.jpg

Aujourd’hui, qui donne le « la », qui « fait exemple » ?

La politesse est toujours venue de groupes particuliers, à l’avant-garde, considérés comme suffisamment respectables pour être suivis. Ils inventaient un usage, qui était ensuite repris dans les manuels de politesse et qui, à partir de là, se diffusait dans la classe dominante, puis la classe moyenne… Prenez le baisemain. Il apparaît autour de 1900, en France, dans deux ou trois salons parisiens qui considèrent que la politesse s’amenuise et décident d’utiliser cet usage importé d’Europe de l’Est. Dans les années qui suivent, le baisemain se répand, se codifie et, en quelques décennies, devient le nec plus ultra de la politesse à la française sans posséder la moindre racine hexagonale. De nos jours, les prescripteurs de savoir-vivre sont la télévision, les journaux people, le blog des personnalités influentes et les manuels de politesse, comme ceux de Nadine de Rothschild.

Mais notre mode de vie nécessite de simplifier les codes de politesse.

Nos codes de politesse remontent à l’après Révolution française, une époque où l’on avait le temps, ils ne sont donc plus adaptés à notre rythme de vie. En fait, peu importe que le code change, ce qui compte est de manifester du respect envers l’autre.  Je ne suis pas impoli si je n’utilise pas une formule de politesse à rallonge à la fin de mon courriel. Je le deviens si, au motif de la vitesse croissante des rapports sociaux, je commence mon courriel sans la moindre formule de politesse, comme si je ne m’adressais pas à un être humain mais à une machine.

Mais la politesse peut aussi traduire la peur de l’autre. En poussant le raisonnement, une  société extrêmement polie peut être extrêmement violente…

Une société extrêmement polie n’est pas une société violente mais méfiante. On se méfie de l’autre, de sa tendance à déraper, à dérailler. Dans le métro, sur certaines lignes, à certaines heures, on évite de se regarder dans les yeux, on ne veut pas avoir de problèmes. C’est une peur légitime. On glisse vite de l’incivilité à la violence, alors on polit les rapports sociaux pour éviter les frictions qui pourraient conduire à la violence. La politesse permet de se prémunir contre la violence d’autrui. C’est pourquoi la politesse n’a rien à voir avec la morale ni avec la gentillesse. Être poli, ce n’est pas être gentil, c’est faire preuve de prudence sociale.

Seule une société angélique pourrait se passer de politesse, car spontanément les gens s’arrangeraient pour éviter tout conflit. Plus la société est dure, plus la politesse est nécessaire, car plus la menace de basculer dans la barbarie est grande.

Les actes d’incivilité ne finissent-ils pas par se retourner contre leurs auteurs en les coupant du reste de la société ?

L’impolitesse est un luxe réservé aux classes les plus aisées de la société. Cela a toujours été ainsi. Les duchesses adoraient dire des gros mots et se comporter de manière impolie, car cela ne pouvait pas les déclasser, remettre en question leur fortune ou leurs pri-vilèges. À l’inverse, quand on appartient à une classe défavorisée, l’apprentissage et l’usage de la politesse sont absolument nécessaires, ne serait-ce que pour exister dans le monde du travail. Sinon, cela empêche d’évoluer d’un groupe social à un autre, de profiter de l’ascenseur social.

Êtes-vous favorable au cours de « civilité » à l’école pour apprendre aux enfants les règles de la vie collective ?

Pourquoi pas, mais, si les codes appris à l’école sont ignorés ou bafoués en famille, cela ne sert à rien. La politesse s’ap-prend en famille. Comme une langue, il vaut mieux commencer au berceau, sinon l’apprentissage né-cessite beaucoup plus d’efforts. Ensuite, connaître les règles de la politesse ne conduit pas forcément à respecter l’autre.

La politesse est moribonde, peut-elle ressusciter ?

La politesse est en piteux état, mais, si elle était moribonde, cela signifierait que l’avenir de notre société serait compromis. Dans la mesure où nous ne sommes pas devenus des anges, nous serions sous la menace d’une dissolution du lien social aux conséquences cataclysmiques. On l’a constaté aux époques révolutionnaires : quand les barrières sociales sautent, l’animalité resurgit très vite. Pendant la Terreur, par exemple, les codes anciens sont cassés, les nouveaux pas encore établis, c’est la loi de la jungle, tout le monde fait ce qu’il veut. Sous le Directoire, entre 1795 et 1800, on assiste à un débraillé généralisé des mœurs, des usages… On voit des femmes se promener nues dans les rues. Puis la société se ressaisit et remet des règles en lace. La politesse ne revient pas toute seule, c’est un effort collectif. Mais avoir conscience qu’elle nous manque est déjà bon signe !

PROPOS RECUEIL-LIS PAR OLIVIA RECASEN

 

 

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Ces parents d’élèves qui insultent les profs

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Déchaînement. À l’école, plus d’une agression sur deux serait le fait des tuteurs.

 


 


« Non mais t’as vu cette salope, elle a déplacé mon fils ! » Ce cri de rage d’une mère lors d’un spectacle de fin d’année a été audible par tout le public, y compris la maîtresse visée. Son « tort » : avoir changé de place un élève chahuteur.

Contrairement aux idées reçues, les plus impolis à l’école ne sont pas les jeunes, mais leurs parents. 54 % des actes de violence sur un enseignant sont le fait des tuteurs, note Anna Topaloff dans « La tyrannie des parents-élèves » (Fayard, à paraître le 27 août). Auteur d’une vaste enquête sur les relations école-parents, Georges Fotinos insiste : 7 enseignants sur 10 déclarent avoir eu plusieurs différends avec les parents dans l’année. Un phénomène qui se généralise, à tel point que lorsque la MAIF, la mutuelle historique des enseignants, a lancé en 2012 une assurance pour parer aux conséquences d’agressions par des parents d’élèves, 55 % des profs l’ont souscrite. « Ce sont d’abord les tuteurs qui sont discourtois, confirme le directeur d’une école primaire parisienne.  Certains ne me disent pas “bonjour”, ou arrivent en retard sans s’excuser… »

Sophie, enseignante d’histoire-géographie dans un collège de banlieue parisienne, raconte, choquée : « Une mère m’a accusé de “porter atteinte à l’intégrité et à la dignité des enfants”, parce que j’avais refusé que sa fille se rende aux toilettes pendant un cours. Une autre m’a hurlé dessus au prétexte que je lui faisais “perdre son temps” en la convoquant pour parler de son fils. On perd la tête ! »

Les sondages tout comme l’Observatoire de la violence à l’école reconnaissent une « montée des incivilités » ; l’Éducation nationale tente de réagir. En 2008, le ministre Xavier Darcos a voulu inscrire l’apprentissage des règles de politesse dans les programmes scolaires. Quant à Vincent Peillon, il a œuvré pour un enseignement moral et civique ; il sera mis en place dès la rentrée 2015. pour Emmanuelle Maître de Pembroke, maître de conférences  en sciences de l’éducation à l’Espe de Créteil, « les incivilités à l’école sont dues à une difficulté pour les élèves — et leurs parents — à comprendre le sens des codes requis par l’institution. Tout le monde sait qu’il faut dire “merci”, mais il n’en va pas de même pour les microgestes, les postures ou les regards : faut-il regarder un adulte dans les yeux ? Cela dépend des cultures. C’est à l’enseignant d’expliciter les codes ». mais ces maladresses n’expliquent pas tout. De fait, les parents jouent un rôle clé dans la relation des jeunes à l’école. Les adultes ont un avis tranché sur les enseignants et les programmes et tentent, par ce biais, d’instaurer une complicité entre eux et leur progéniture. Au risque de réduire à néant l’autorité de l’institution. Comme le préconise le rapport de la mission d’information sur les relations entre l’école et les parents, il faut favoriser le lien école-famille. Et replacer les familles du bon côté : celui des profs LOUISE CUNÉO

 

 

 

Ce que subissent les urgentistes…

 

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Témoignage.

Le docteur Dumont s’alarme de l’agressivité croissante des patients.

                                                                                                                

PAR HERVÉ DENYONS, À MONTPELLIER

 

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 Le service des urgences de l’hôpital de Montpellier est assuré par une trentaine de personnes travaillant par vacations de douze heures : secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins et même désormais deux vigiles en cas de problème avec les patients ou les accompagnants. Chaque jour, les équipes doivent prendre en charge entre 70 et 140 cas.

Le docteur Richard Dumont, anesthésiste-réanimateur âgé de 58 ans, est le médecin coordinateur du service. Il a débuté aux urgences en 1984 et témoigne : « Je constate une montée de l’impolitesse ou de l’incivilité depuis deux décennies. À mes débuts, il y avait ce qu’on appelle le respect de la blouse blanche. Maintenant tout a changé. Médecin comme infirmier, chacun se retrouve régulièrement agressé verbalement pour parfois presque rien. Cela débute avec les appels au 15, le numéro d’urgence. À Montpellier, ce numéro reçoit de 800 à 2800 appels quotidiens, selon les périodes. Tous les jours, nous en avons au moins 10 qui dérapent. Scénario classique : on nous décrit une pathologie mineure, donc nous conseillons la personne ou lui disons de venir par ses propres moyens et là, n’ayant pas obtenu satisfaction, elle explose. Cela va de : “Je vais venir vous casser la gueule” à “bande de connards”, “enculés” ou même pire. La violence verbale est hélas devenue banale et concerne tous les types de patients. Parfois, lorsqu’on voit arriver après, on constate que ce sont des gens issus d’un bon milieu ou âgés. Mais au téléphone ils se lâchent. Je pense que ces gens considèrent les soins d’urgence sont un droit et que, à partir du moment où on n’accède pas à leur demande, ils se croient tout permis. Le rapport aux urgences a changé, d’autant que dans de nombreuses villes c’est un service gratuit. Chez beaucoup, cela veut dire : “J’y ai droit et j’ai le droit de dire si je ne suis pas content.” Dans les interventions sur le terrain, les insultes ou incivilités sont heureusement moins présentes. Certaines peuvent être mises sur le compte du stress.

 

« Face à la violence, nous

sommes parfois obligés

de porter plainte. »

 

Concernant l’accueil aux urgences, là aussi, les choses ont dégénéré. Dès que les personnes ont l’impression que d’autres passent devant elles ou que qu’on ne s’occupe pas d’elles, cela peut mal tourner. On a même régulièrement des patients qui inversent les dossiers pour passer en priorité, dans une logique de premier arrivé premier servi, alors qu’évidemment les urgences ne fonctionnent pas ainsi. Là encore, les insultes sont souvent violentes, voire menaçantes. Et nous sommes parfois obligés de porter plainte. Il faut comprendre que, pour le personnel administratif et soignant, c’est très traumatisant, c’est comme une gifle. Vous êtes là pour assister quelqu’un et vous subissez une véritable agression. Certains ont préféré quitter le service à cause de cela. »

Cellules de contact. « Quand des incidents de ce type se produisent, nous en parlons avec le personnel et nous organisons même des séances de préparation de groupe avec des comédiens pour nous habituer à gérer ce genre de rapports. Ce qui est navrant, c’est que les plus grossiers sont évidemment les moins gravement atteints. L’impolitesse semble se banaliser, comme si parler mal à quelqu’un était justifié lorsqu’on pense ne pas être compris. C’est presque un mode de communication pour certains.

Nous avons dû placer des vigiles à l’accueil, le personnel administratif travaille derrière des vitres et, pour faire en sorte que rien ne dégénère, en particulier avec les accompagnants, nous avons organisé une cellule de contact aux entrées avec un médecin coordinateur et un infirmier dès que le ton monte. Les gens supportent également de moins en moins d’attendre et s’énervent plus vite qu’avant. Peut-être est-ce dû au fait que notre société nous habitue à penser qu’on peut tout avoir tout de suite. Et aux urgences nous accueillons toutes les composantes de la société. Cela dit, j’insiste, l’impolitesse n’est pas du tout le signe de telle ou telle catégorie, c’est devenu un mode de fonctionnement pour certains, d’où qu’ils viennent. »

                                                                                                            

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Sebastien Roché : « En ville chacun apporte
ses règles »

 


Fractures.

Pour le spécialiste de la délin-quance, le vivre-ensemble cache une indifférence à l’autre.

 

Le Point : Vous avez été le premier en France à parler de « société incivile » en 1996.

Sebastien Roché : Je travaillais au début des années 90 sur le sentiment d’insécurité. Les habitants des quartiers difficiles auprès desquels j’enquêtais revenaient sans cesse sur les salissures dans les halls, les ascenseurs transformés en urinoirs, les groupes de jeunes devant les entrées d’immeuble. J’ai utilisé le terme d’incivilité pour parler de ces frictions entre les gens sur l’utilisation des espaces communs et dont les acteurs cherchent à ne pas entrer en relation avec les autres.

Pourquoi ne pas vouloir entrer en contact avec l’autre ?

C’est le principe de la ville. L’espace n’y est pas conçu comme étant partagé, mais comme un lieu où les gens doivent apprendre à s’ignorer les uns les autres. La règle à la vie urbaine, c’est l’ignorance mutuelle, le jeu consiste à faire comme si on était seul, vous prenez le métro, vous ne dévisagez pas les gens, vous êtes concentré sur le fait d’ignorer avec qui vous êtes. Le principe du vivre-ensemble, c’est le principe d’être indifférent aux autres.

La ville crée-t-elle des incivilités ?

La ville fait vivre ensemble des groupes qui ont différentes perceptions de ce qui est bien ou mal ; les incivilités des uns seront la liberté des autres. Dans la ville, il n’y a pas de communauté, les gens ne se connaissent pas, ne se rassemblent pas pour décider des règles du partage de l’espace urbain, qui n’appartient à personne. Chacun apporte ses règles dans les lieux. Au contraire du village traditionnel, où tout le monde se connaît et où la collectivité s’autorégule et institue ses règles. Mais, dans la ville, qui doit réguler les différents types d’espace ? Quand vous écoutez de la musique fort, dehors ou chez vous, vous créez un espace partagé. Qui va réguler cet espace sonore commun ?

Il est très compliqué de gérer des relations avec des personnes avec qui on n’a rien en commun. Les incivilités touchent à la qualité de la relation à autrui. Un reproche sera immédiatement perçu comme une intrusion inacceptable dans la vie privée, une attaque de ses droits. Pour établir un dialogue, il faut du collectif, créer des groupes où des gens puissent échanger, faire exister des formes de vie à l’intérieur des immeubles, actions auxquelles tout le monde n’a pas forcément envie de participer. Dans un immeuble, après une journée de travail et du temps dans les transports, les gens cherchent à minimiser les relations avec les autres, car c’est un espace fonc-tionnalisé. On travaille à un endroit, on fait ses courses dans un autre endroit, on se repose dans un troisième. Si quelqu’un est mécontent de ses voisins, il écrira à l’office HLM ou au syndic de l’immeuble pour régler les problèmes. Cela renvoie à l’absence de communauté pour fixer les règles.

 

« Un reproche peut être perçu comme une instruction dans la vie privée, une attaque de ses droits. »

 

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Sébastien Roché,

sociologue. Auteur de « La

société incivile » (Seuil).

Comment font les entreprises con-cernées par les incivilités ?

Elles ont commencé par se charger de la régulation des comportements pour devenir le garant des lieux, mais il leur a fallu du temps. À l’origine, la SNCF ne faisait que transporter des voyageurs ; aujourd’hui, elle organise aussi la manière de partager l’espace du wagon. Elle a ainsi codifié l’usage des téléphones portables. Jusqu’aux années 80, les chefs de gare faisaient circuler des trains ; désormais, ils font circuler les voyageurs avant qu’ils montent dans le train,

L’entreprise ne se contente plus de vendre un produit, billet de train ou de cinéma, elle doit organiser l’espace avant et pendant l’utilisation du service. C’est quelque chose de nouveau. Car la fréquentation des espaces s’est massifiée. Aujourd’hui, les lieux doivent être structurés pour tenir compte de ces flux et de leur diversité avec des perceptions et les opinions différentes sur la manière de se comporter. Ce n’est plus l’État qui fait les règles de la société, mais les entre-prises.

Cela conduit à ce que vous appelez la « société d’hospitalité » ?

On a besoin de règles d’hospitalité. Il faut des règles pour permettre de partager quelque chose, un immeuble, un wagon, une école, des règles pour être avec les autres mais pas trop, parce qu’on n’a pas envie de tout partager avec tout le monde

PROPOS RECUEILLIS PAR ALIX RATOUIS

 

 

Michel Onfray : « Combattre l’incivilité,

c’est résister à la barbarie »

 


Ethique. En adepte de l’hédonisme volontariste, il fustige le chacun-pour-soi qui nous fixe dans l’errance post-soixante-huitarde.

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Michel Onfray, philosophe.

Auteur de « Le réel n’a pas

eu lieu » (Autrement).

 

 

Le Point : Faut-il voir dans la montée des incivilités un indicateur du degré de notre civilisation ?

Michel Onfray : La politesse est le premier degré de la morale, elle est le signe éthique par excellence. Par elle, on dit à l’autre qu’on a vu qu’il existait et qu’on prend en considération sa présence, donc son existence : en train, par exemple, téléphoner sur la plate-forme au lieu d’infliger l’indigence de sa conversation à une vingtaine de personnes est un geste éthique, un acte moral. L’incivilité existe aussi dans les voitures de première classe, pas seulement dans les banlieues, qui, hélas, concentrent les regard en la matière.

L’incivilité est-il un mal occidental , ?

Je ne connais pas assez les mondes non occidentaux pour pouvoir vous répondre avec certitude… Disons que l’état dans lequel se trouve l’Occident, à savoir non plus le déclin comme au temps de Spengler mais l’effacement, fait qu’il existe une relation intime entre incivilité et mal occidental.

Le triomphe du chacun-pour-soi serait-il le dernier avatar du libéralisme sauvage ?

La fin de tout ce qui faisait communauté (la religion avec le judéo-christianisme et la politique avec les idéaux marxistes) a laissé place au nihilisme d’une époque dans laquelle, en effet, l’argent fait la loi. Le libéralisme, en tant qu’il suppose les pleins pouvoirs du marché, a substitué des valeurs aux « valeurs » anciennes : l’idéal se trouve moins dans le prêtre ou dans le militant que dans légotiste, qui se permet tout.

Mais jouir aux dépens des autres marque le triomphe de la liberté individuelle, celle du bon plaisir ; faudrait-il donc s’en réjouir ?

Non, sûrement pas. Tout ce qui s’obtient aux dépens des autres est à éviter : je suis l’autre pour des milliards de personnes sur la planète, il me faut donc être avec les autres comme j’aimerais que les autres soient avec moi. C’est l’éthique minimale en nos temps sans transcendance. Se savoir centre du monde d’un point de vue ontologique en sachant que chacun se sait aussi pareillement centre du monde et qu’il faut donc connecter en permanence ces centres pour réaliser  des réseaux éthiques et produire de la morale en actes.

Peut-on expliquer la fin du respect par la crise de l’autorité, le passage d’une autorité légitime à la loi du plus fort qui, elle, n’est plus légitime ?

Mai 68 a détruit avec bonheur une autorité de type théocratique qui avait fait son temps — celle qui procédait de Saint Paul pour qui « tout pouvoir vient de Dieu ». Mais les soixante-huitards n’ont pas créé l’autorité libertaire alternative, contractuelle, qu’il aurait fallu proposer pour faire suite à ce moment négateur. Nous vivons depuis, errants, dans ce vide ontologique, métaphysique, donc éthique.

 

« La fin de tout ce qui faisait communauté a laissé place au nihilisme d’une époque où l’ar-gent fait la loi. »

Si faire preuve d’ incivilité, c’est nuire à tous en ne respectant personne, dès lors comment encore vivre ensemble ?

L’homme n’a jamais réussi qu’en coopérant ; la loi du chacun-pour-soi signe-t-elle la fin de l’humanité ?

Il y a les sauvages, les barbares, les égoïstes, les brutes qui sont seuls au monde choisifient tout ceux qu’ils approchent et tous ceux qui les approchent. Puis il y a des hédonistes, les altruistes, les généreux, les prodigues qui veulent transformer en fête toute relation avec autrui. Les premiers sont plus nombreux que les seconds, bien sûr. Et la brutalité l’emporte toujours quand elle est en compétition avec la gentillesse — qui est à mes yeux vertu cardinale et première.

Au final, combattre l’ incivilité, n’est-ce pas résister à la barbarie ?

Si, absolument, et d’une façon éminem-ment concrète

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIA RECASENS

 

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